Sylvie Freyermuth

Le récit autobiographique et la poésie du sensible à l’épreuve de la cognition

 

La question de l’autobiographie est devenu un lieu commun de la théorie littéraire sous l’effet de la prégnance de la définition assortie du fameux pacte, maintes fois ressassée, qu’en donnait Philippe Lejeune : « Un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. »[1] L’obsession de la vérité, au cœur de cette écriture, taraude le lecteur, alors que la fidélité du récit est sujette à caution, ce que Robbe-Grillet met en évidence dans  Le Miroir qui revient[2] (1984). En effet, est-il possible d’accorder du crédit à un récit entaché des défauts de la mémoire, victime des processus de reconstruction a posteriori et du désir de se montrer sous un jour particulier ? Ces perturbateurs maintiennent le lecteur à l’extérieur de la relation entre l’écrivain et le travail autobiographique dont il est l’objet propre, lecteur qui se trouve tributaire de la déclaration d’intention d’honnêteté de l’autobiographe. Aussi est-il légitime de s’interroger sur les motivations du lecteur d’autobiographies : voyeurisme, désir d’identification, recherche d’une consolation ? Il nous semble que le texte autobiographique est un medium dont se sert essentiellement le lecteur pour nouer une relation étroite avec l’auteur, ce qui n’est évidemment pas le cas avec la fiction. La variante de l’autobiographie, à savoir l’autofiction initiée par Doubrovsky dans Fils[3] (1977), est discutée par Vincent Colonna dans sa thèse datée de 1989[4] et dans son ouvrage de 2004[5]. Cependant dans ce genre d’écrit sur soi, le lecteur ne possède pas davantage les moyens de discerner le « vrai » du fictif, à moins de procéder à des recoupements avec plusieurs autres sources, ce qui s’apparente à une démarche d’enquête. 

Compte tenu de ces réserves, j’estime qu’en matière d’autobiographie, il n’est pas particulièrement éclairant ni judicieux de s’inscrire dans les cadres stricts définis par Lejeune, Doubrovsky et Colonna. En effet, est-il pertinent de faire entrer à toute force une œuvre dans une case étiquetée « autobiographie » ou « autofiction » ? Quel intérêt le lecteur peut-il trouver à tenter de débusquer la « vérité » (et laquelle ?) et quels moyens peut-il mettre en œuvre pour y parvenir ? Les travaux sur la cognition humaine avaient déjà constitué pour moi une piste passionnante et fructueuse pour la résolution de problèmes posés par la temporalité dans le roman ou les phénomènes d’anticipation[6]. Cette fois, c’est au modèle de Martin Conway et alii[7] sur la constitution de la mémoire autobiographique que je souhaite faire appel, parce qu’il offre une alternative heureuse pour l’identification de ce qui relève effectivement de la mémoire autobiographique de l’auteur. J’élargirai mon champ d’investigation à la poésie et montrerai que les recherches sur la cognition sont aussi extrêmement efficaces dans ce genre d’écriture. Mon corpus comprendra l’œuvre de Jean Rouaud pour le versant autobiographique et celle de Simon-Gabriel Bonnot pour le versant poétique. 


[1] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 [nouv. éd. 1996], coll. « Points », p. 14.

[2] Alain Robbe-Grillet,  Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1984.

[3] S. Doubrovsky, Fils,  Paris, Galilée, 1977.

[4] V. Colonna, L’autofiction : Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, Paris, EHESS, 1989 (sous la direction de Gérard Genette).

[5] V. Colonna,  Autofiction et autres mythomanies littéraires, Auch, Paris, Tristram, 2004.

[6] S. Freyermuth, « Théorie de l’esprit et temporalité subjective chez le personnage flaubertien », Langages, temps, temporalité, P. Marillaud et R. Gauthier (éds.), Toulouse, C.A.L.S. / C.P.S.T., 2008, p. 207-214 ; « Anticipation, polyphonie et théorie de l’esprit », in Hommage à Maguy Albet. De la critique littéraire au roman, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 61-94. « Approche cognitive et pragmatique du premier chapitre de trois romans d’Hervé Bazin », in Yvonne Goga et Simona Jişa (éds.), Hervé Bazin : Du milieu de la famille à l’esthétique du roman, Cluj-Napoca, Éditions Casa Cărţii de Ştiinţă, Roumanie, 2014, p. 117-138.

[7] M. A. Conway,  Ch. W. Pleydell-Pearce,  « The Construction of Autobiographical Memories in the Self-Memory System »,  Psychological Review, Vol. 107, No. 2,  2000, p. 261-288 ; M. A. Conway, « Episodic memories », Neuropsychologia, n° 47, February 11, 2009, Amsterdam, Elsevier, 2009, p. 2305-2313 ; M. A. Conway,  C. Loveday, C., « Accessing Autobiographical Memories », The Act of Remembering, Toward an Understanding of How We Recall the Past, John H. Mace (ed.), Oxford, Chichester, Wiley-Blackwell, 2010, p. 56-70.