Maria Montessori appartient clairement au corps des grands praticiens de la pédagogie nouvelle, au même titre que Célestin Freinet, Roger Cousinet ou Edouard Claparède. C’est à la fin du XIX° et durant toute la première moitié du XX° siècle qu’émergent les écoles nouvelles, en Europe comme aux Etats Unis.
Outre un regard neuf sur les apprentissages, le dénominateur commun de toutes ces pédagogies, que l’on qualifie aujourd’hui encore de « nouvelles » (le sont-elles encore et le seront-elles toujours?), c’est la réflexion sur la relation entre l’enfant et l’adulte. En opposition claire contre la discipline stricte imposée dans un enseignement rigide, elles proposent toutes de fonder le travail avec l’enfant sur le respect. Et respecter un enfant c’est avant tout respecter ses besoins. L’enfant doit-il faire ce qu’il veut ? Non, répond Maria Montessori très fermement : il doit vouloir ce qu’il fait ! Et l’exercice de la volonté, par le dépassement de la quête de la satisfaction du désir immédiat qu’elle suppose, mérite qu’on lui consacre un apprentissage.
Par ailleurs, Maria Montessori aura été la première à donner aux cinq sens une place aussi centrale dans une pédagogie. Pourtant Étienne Bonnot de Condillac le disait déjà en 1754 : c’est par les sens que nous apprenons !
« Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, ou, pour parler plus exactement, des sensations : car dans le vrai, les sens ne sont que cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c’est l’âme seule qui sent à l’occasion des organes; et c’est des sensations qui la modifient, qu’elle tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés. »
L’opinion de Célestin Freinet ne sera, sur ce point, pas différente : c’est par la manipulation que l’enfant apprend, et cela par l’intermédiaire de ses sens. Car avant l’abstraction, l’éducation à la sensorialité doit se faire chez tout individu. Nous ne sommes pas de purs esprits !
Ces pédagogies « nouvelles », de Maria Montessori à Célestin Freinet, ont en réalité, sans que nous en ayons d’ailleurs bien conscience, irradié nos écoles et les pratiques des enseignants d’aujourd’hui. Il ne s’agit naturellement pas d’avoir à leur égard une position béate, naïve ou, pire, sacralisante. Ce serait le plus mauvais des hommages que nous pourrions leur rendre. Il ne s’agit pas non plus de les vampiriser en cherchant à extraire ici quelques recettes miracles, là quelques bonnes pratiques, stratagèmes ou ruses de pédagogues; cela ne fonctionnerait de toute façon pas.
Ce ne sont pas les yeux mais les oreilles qui sont étonnées chez les observateurs d’une séance d’ateliers individuels. Le silence saute aux oreilles ! Et ce silence n’est rien d’autre que le symptôme, le signe extérieur inaudible, de la concentration des enfants. La classe toute entière baigne dans ce silence studieux. Les seuls bruits sont ceux des gestes de travail des enfants. Quelles sont les causes d’un tel calme ou, plutôt, comment expliquer un tel niveau de concentration chez les enfants ?
Sur ce point, la lecture des textes de Maria Montessori peut s’avérer éclairante. Dans Les étapes de l’éducation, Maria Montessori développe l’idée, évidente en réalité, qu’un « véritable travail de construction psychique » ne pourra se faire qu’en suivant et accompagnant l’enfant sur le chemin de la concentration. Et c’est en offrant à l’enfant un cadre structuré ainsi que des règles intangibles que Maria Montessori propose d’accompagner l’enfant dans sa recherche d’une capacité de concentration accrue.
Les enfants ne sont pas naturellement conscients du bruit qu’ils sont à même de produire par leurs actions, leurs gestes et leurs déplacements au sein de la classe. Le premier travail du maître est donc d’aider les enfants à prendre conscience de la conséquence de leurs attitudes spontanées : le bruit.
« Il me vint un jour l’idée de profiter du silence pour faire des expériences sur l’acuité des enfants. Je les appelai par leur nom, à voix basse, et d’une certaine distance. Ceux qui s’entendaient appeler devaient venir près de moi, faisant le chemin sans bruit. [...] Et ils arrivaient lentement, en marchant sur la pointe des pieds, avec précaution, pour ne rien heurter; et l’on n’entendait point leurs pas. Il fut clair, par la suite, que chaque exercice de mouvement dont l’erreur peut être contrôlée - comme, dans le cas présent, par le bruit dans le silence - aide l’enfant à se perfectionner. »
Il y a donc une nécessité, dans le cadre même de la classe, à permettre aux élèves d’expérimenter la relation de causalité qu’il y a entre leurs actions et le bruit. Ordre et silence constituent ainsi le double pivot de tout l’édifice montessorien. Mais il ne s’agit pas de fins en soi. L’ordre et le silence ne sont pas recherchés pour eux-mêmes. L’objectif est bien l’augmentation et l’amélioration des capacités d’attention nécessaires à la concentration. Le silence conduit à la concentration, la concentration produit le silence. Cercle vertueux !
Toujours est-il que le silence dans la classe ne saurait être rien d’autre que la conséquence du niveau de concentration des élèves. Mais il est une autre cause à chercher à ce silence, une cause qui est d’ailleurs un des principes premiers de toute la pédagogie Montessori : la liberté ou, plutôt, le « libre choix ».
Nul laisser-faire n’est à trouver dans ce dispositif. L’enfant n’est pas là pour satisfaire à ses désirs ou à ses pulsions immédiates. Pour autant, ses besoins sont respectés. La liberté trouve ici sa définition la plus exacte, au sens philosophique. Il s’agit pour l’enfant d’être capable d’agir, de s’auto-déterminer, en tenant compte des contraintes propres à son environnement. L’enfant expérimente son libre-arbitre. Liberté et discipline s’épousent naturellement : « l’ordre et la discipline unis si étroitement qu’ils engendraient la liberté ».
Et là est toute la force de la réflexion de Maria Montessori : c’est la liberté accordée à l’esprit qui permet de garantir ordre et discipline. En choisissant, l’enfant fait preuve d’une meilleure concentration. Le principe du « libre choix » permet à chaque enfant de se diriger vers une activité en phase avec ses besoins intérieurs.
« L’enfant, dans la joie de raisonner, de suivre son intuition, de découvrir, travaille tout seul avec enthousiasme dans cette concentration libre où il ne craint ni interruption ni critique: il réalise la construction de sa personnalité. »
Que choisissent-ils ? Leur activité, leur place et la durée de leur travail. Aussi, les enfants peuvent retourner à la même activité, encore et encore, tant que cela leur semble nécessaire. Et cette possibilité laissée ouverte à ce que l’enfant revienne à la même activité apparaît aussi clairement comme un élément important du dispositif.
Selon Maria Montessori, la répétition fait écho à un « besoin intérieur » de l’enfant. Si l’enfant retourne, sans y être contraint, à la même activité, ce n’est pas sans raison.
« Une enfant de trois ans s’exerçait avec les petits cylindres des encastrements solides qui se manoeuvrent un peu comme le bouchon d’une bouteille; ce sont des cylindres de grosseurs graduées dont chacun a un emplacement déterminé. Je fus étonnée de voir une enfant si jeune manifester un tel intérêt à répéter interminablement cet exercice. Il n’y avait aucun progrès ni dans sa rapidité ni dans son habileté. C’était une espèce de mouvement perpétuel. Je me mis d’abord à compter le nombre de fois qu’elle répétait l’exercice et puis je voulus essayer d’évaluer la résistance de l’étrange concentration que l’enfant révélait ainsi; je dis à la maîtresse de faire remuer et chanter tous les autres. L’enfant ne leva pas le nez de dessus son travail. [...] Depuis le moment où j’avais commencé à compter, la petite fille avait répété 42 fois son exercice. Elle s’arrêta, comme si elle sortait d’un rêve et sourit, heureuse. [...] Et, tout à coup, sans aucune cause apparente, son travail était fini. Qu’est-ce qui était fini ? Et pourquoi ? »
De prime abord contre-intuitive, cette idée d’un besoin de répétition de l’enfant est pourtant bien connue des parents qui, à l’heure du coucher, se voient lire, parfois pendant des semaines, la même histoire à leur chère progéniture. Et qu’il n’y ait aucune variation dans la lecture ! Un jour, sans que l’on sache pourquoi, le « livre préféré » regagne l’étagère et se voit remplacé, sans autre forme de procès.
Que se passe-t-il chez l’enfant lors de ces répétitions ? Béatrice Missant énonce deux possibilités :
« Soit il maîtrise l’activité et il se perfectionne. Il prend alors confiance en lui et tire du plaisir de sa réussite. Ses facultés de concentration augmentent.
Soit il répète parce qu’il est en recherche, ce dont l’adulte ne se rend pas forcément compte. L’enfant n’a pas été au bout de ses besoins : il ne s’arrêtera que lorsqu’il aura confirmé ses premières impressions, par exemple, ou lorsqu’il aura affirmé ses mouvements et vérifié ses hypothèses. »
C’est à travers l’idée des « périodes sensibles de l’enfant » que Maria Montessori donne corps, d’un point de vue théorique, à cette nécessité de la répétition. Ce n’est que, selon elle, parce que se jouent des choses essentielles dans le développement cognitif, psychologique ou moteur de l’enfant que celui-ci est capable d’une telle concentration. Que sont les périodes sensibles ?
« Il s’agit de sensibilités spéciales, qui se trouvent chez les êtres en voie d’évolution, c’est-à-dire dans les stades de l’enfance. Elles sont passagères et se limitent à l’acquisition d’un caractère déterminé. Une fois ce caractère développé, la sensibilité cesse. Chaque caractère se stabilise à l’aide d’une impulsion, d’une possibilité passagère. »
Les périodes sensibles peuvent être comprises comme des moments particuliers pendant lesquels un enfant est disposé à un apprentissage spécifique. Véritables fenêtres de tir pour l’enseignant, ces périodes, affirme Maria Montessori, ne reviennent jamais dans la vie d’un enfant et, si l’adulte n’a pas mis en oeuvre ce qu’il fallait, sont perdues à jamais. Maria Montessori identifie quatre grandes périodes sensibles chez l’enfant de moins de six ans :
La répétition participe de chacune de ces périodes afin que, tout simplement, l’enfant franchisse, peu à peu, des paliers dans son développement. C’est donc, selon Maria Montessori, en se confrontant à son environnement que l’enfant apprend; il faut donc agir sur cet environnement. Quelles sont les conditions de possibilité d’émergence d’un apprentissage et dans quelle mesure les théories de Maria Montessori restent-elles d’actualité au regard des connaissances nouvelles sur le développement cognitif et neurologique de l’enfant ?