Le temps des polygones est un projet de jeu vidéo qui s’articule autour de l’histoire et l’architecture de la Villa Arson.
Aujourd’hui école d’art, cette villa sur les hauteurs de Nice fut la demeure de Pierre-Joseph Arson, un riche propriétaire et homme politique, féru d’alchimie et engagé dans des recherches avec un mathématicien sur l’absolu. Puis ce fut un hôtel et un hôpital psychiatrique pour femme, avant de devenir l’école d’art que l’on connait aujourd’hui, avec l’architecture labyrinthique et brutaliste de Michel Maraux.
Ce caractère labyrinthique de l’architecture, ainsi que la richesse de son histoire, font de la Villa Arson un sujet idéal pour expérimenter le jeu vidéo, d’autant qu’il y règne une ambiance inquiétante et mystérieuse particulièrement grisante.
Jeu vidéo et art contemporain
A l’origine de ce projet, il y a une réflexion sur le jeu vidéo en tant que médium. Trop souvent comparé au cinéma, l’esthétique du jeu vidéo s’en distingue par l’interaction qu’elle offre au joueur. De ce fait, le temps scellé devient relatif, et il ne s’agit plus de cadrer le réel, mais de proposer des espaces narratifs et interactifs.
On pourrait questionner le terme même de jeu, qui pour beaucoup renvoie au divertissement. Si, en anglais, on distingue le game et le play, ce n’est pas le cas en français. Le jeu comprend le logiciel, tout autant que l’implication de celui qui interagit avec, sans oublier que le verbe jouer qualifie également l’expression personnage par un comédien. Aussi, jeu désigne une marge de manœuvre. Si deux éléments imbriqués l’un dans l’autre, comme les pièces d’un puzzle ou d’un meuble, ne sont pas parfaitement solidaires, on dit qu’il y a du jeu.
Cette considération est loin d’être anecdotique. Car elle nous amène à penser le jeu vidéo, non pas comme une forme, ou un type de relation avec l’œuvre, mais une forme plastique conçue pour et par la relation qu’elle suscite avec le joueur. C’est autant l’expérience du système interactif que le système lui-même. Car il ne suffit pas de jouer, ni même qu’il y ait un système pour qu’il y ait jeu. Il faut que le système et le joueur s’articulent l’un avec l’autre. Un jeu vidéo, en somme, c’est une conversation.
C’est pourquoi il m’a très vite semblé que le jeu avait plus à voir avec l’art contemporain qu’avec le cinéma. Le commissariat d’exposition, en ce qu’il détermine les grands axes théoriques et esthétiques d’une proposition, a beaucoup en commun avec la conception de jeu. La scénographie étant, si on poursuit cette logique, corrélée à la conception de niveaux de jeu, qui conçoit un développement des espaces architecturaux offerts à la déambulation du joueur. Le déploiement de ces espaces met en valeur les éléments qui constituent l’expérience du jeu. Cette expérience peut-être plus ou moins linéaire ou permissive.
Le choix de la Villa Arson
Le premier jeu qui m’ait inspiré à penser le jeu vidéo comme un objet esthétique, est Super Mario 64. Dans ce premier opus en trois dimensions, on parcourt des niveaux, qui sont des petits mondes ouverts, afin de trouver des étoiles plus ou moins cachées, tels des œufs de pâques dans des jardins dispersés d’un château, dont les tableaux qui ornent les différentes pièces sont les entrées. Ce qui m’intéresse ici n’est pas comment l’agilité de Mario nous permet d’apprécier les espaces virtuels avec une liberté toute particulière, ni même la qualité des défis, croissants au fur et à mesure que l’on découvre de nouveaux étages. Ce qui m’intéresse ici, c’est comment les niveaux semblent se déployer au travers du château, ouvrant toujours plus les embranchements d’une exploration libre et exponentielle des différents niveaux.
La Villa Arson, à l’image du château, est conçue comme un labyrinthe, serpentant autour des arbres du jardin historique. La reproduction de cet objet architectural est parfaite pour expérimenter un accrochage virtuel non linéaire. Le visiteur navigue entre les différents espaces de la Villa, comme le joueur de Mario entre les différentes pièces du château et peintures ouvrant à des niveaux. Ce labyrinthe brutaliste, de béton et de galets, embelli par son héritage qui le structure, surplombe la ville de Nice et son littoral. Sur les terrasses de la Villa Arson, on a le sentiment de dominer la ville, alors même que l’on est camouflé dans la verdure, isolé dans un sentiment d’être hors du temps.
La langue hébraïque
La langue hébraïque est très ancienne. Son alphabet est l’un des tout premiers de l’histoire. Plonger dans la langue et la pensée hébraïques, c’est plonger dans un univers dont nous héritons tout en lui étant aujourd’hui très éloignés. La pensée hébraïque n’existe plus en tant que telle. Ses héritiers, depuis plus de deux mille ans, ont assimilé d’autres langues et d’autres cultures.
Sa présence est presque fantomatique. Dans sa forme moderne, l’hébreu n’est plus tout à fait lui-même : il a perdu beaucoup de ses racines, transplanté dans une syntaxe et une prononciation nouvelle, transformées par des millénaires de cultures et de peuples, et pourtant poursuivies par son spectre. Dissous dans la culture occidentale, parfois perverti par les couches de traduction, l’hébreu ne peut être ressuscité que partiellement. Son esprit fragmenté hante bien au-delà du Proche-Orient : il erre discrètement dans notre alphabet latin, ainsi que dans la trame de nos imaginaires.
L’hébreu est un esprit caché. Il nous poursuit, mais toujours à distance. Quand il refait surface, il semble surgir du fond des âges : familier mais indéchiffrable. Nous savons le lire. Certains, aujourd’hui, le parlent même. Pourtant, la langue hébraïque conserve une profondeur qui nous paraît inaccessible. Une logique cryptique qu’il faut réorganiser, « syntaxer » autrement pour la rendre intelligible, et donc nécessairement en pervertir l’essence.
L’exposition s’appelle Mesha, comme la stèle du même nom, rédigée en paléo-hébreu et exposée au musée du Louvre à Paris. La stèle de Mesha raconte une victoire militaire du roi de Moab face aux envahisseurs hébreux. Le même récit apparaît dans la Bible hébraïque, au Livre des Rois — bien sûr, selon le point de vue opposé.
Cette présence ancienne, dépositaire d’un récit alternatif et encodé dans la roche, fait écho à l’architecture de la Villa Arson, déployée autour d’une bâtisse ancienne amputée de son annexe, et serpentant autour d’un Jardin Remarquable. La présence de Pierre-Joseph Arson se fait sentir jusque dans la profondeur des ateliers. Son fils et héritier l’avait exhumé du caveau familial, au cimetière Barthélémy en contrebas du domaine. Aujourd’hui, nul ne sait où il a été déplacé, mais sa présence imprègne les murs, comme un héritage indicible.
L’exposition en abécédaire
L’alphabet hébreu participe à la transition entre un système d’écriture en idéogramme et un alphabet : chaque symbole y est associé à un son. C’est pourquoi chaque lettre est aussi un mot, et renvoie à un concept. Aleph est le bœuf, Beith la maison, Guimel le chameau, et ainsi de suite.
Ces lettres-concepts, je les ai traitées comme des sujets d’exposition, articulées autour de l’architecture et de l’aura de la langue hébraïque. Chaque lettre possède donc son espace dédié à la Villa Arson, ainsi qu’un ou plusieurs artistes exposés. Les œuvres sont numérisées ou numériques, parfois des installations directement conçues pour Mesha.
Les lettres ne se déploient pas dans l’ordre alphabétique. Cela aurait été difficile, étant donné la non-linéarité de l’architecture. Mais surtout, je voulais encourager l’errance du visiteur. Ainsi, pour un hébraïsant ordonné souhaitant faire l’expérience alphabétique dans l’ordre, il faudra traverser plusieurs fois la Villa Arson, faire des allées et venues, et peut-être se perdre un peu au passage — comme un joueur traversant le château de Super Mario 64 à la recherche des étoiles.
Mesha est donc nécessairement une expérience d’errance. Les différentes lettres s’agencent au fil des passages pour former des mots fantômes. La plupart ne voudront rien dire, soit parce que les mots n’existent pas, soit parce que leur articulation en cadavre exquis restera difficilement intelligible.
Les installations in situ ont été conservées, mais beaucoup d’œuvres numérisées et numériques ont été réorientées afin de renforcer la cohérence dans la version augmentée de Mesha en 2025, trois ans après la sortie de l’originale.
L'exposition Mesha dans Le temps des polygones accueille les oeuvres de:
Anachrone
Alizée Armet
Ange Delamaure
Bryce Delplanque
Hugo Ernest Jutel
Mathilde Fernandez
Maren Frye
Victor Geny
Pavlos Ioannides
Liv Jourdan, Zak Kajiou
Églantine Laval
Gabriel Lennert
Solène Lestage
Sarane Mathis
Collectif Mystère
Camille Rieu-Camilleri
Service Cynique
Agathe SIffert
Kolja Venturi
Ascendant Vierge
Vuth Lyno
Aziz Wood
Rayan Yasmineh