09 - L'Alpinisme juvenile !

L'Alpinisme, une découverte, une révélation ou une invention ? 

Comme nous l’avons succinctement abordée, la renommée de Monsieur de Saussure, suite à son expédition scientifique « victorieuse » au sommet du Mont Blanc sur lequel il effectua diverses mesures, a encouragé un grand nombre de savants à entreprendre de nouvelles expéditions d’études en montagne, parfois en répliquant simplement celle de leur prédécesseur. Pour conduire leurs travaux de recherche sur les mouvements des glaciers, sur l’origine des roches et la naissance des montagnes qui a été jusqu’à là mise sur le dos d’un événement biblique : le déluge, les hommes de science effectuaient des séjours de plusieurs semaines sur les glaciers qu’ils arpentaient dans tous les sens avec leurs instruments scientifiques afin de cartographier les montagnes et d’effectuer les mesures physiques utiles pour tenter de comprendre le fonctionnement de la nature. Ce faisant, certains de ces hommes de science illustres se sont aventurés loin sur les hauteurs glacées, gagnés par l’envie d’atteindre le sommet de quelques cimes dont était issu l’objet de leur étude. Sans doute que ce mouvement vers les cimes était naturel, puisque la recherche scientifique se fait aussi par attrait de l’objet étudié : la montagne. Attrait qui a conduit plusieurs géologues et glaciologues de renom à entreprendre au début du dix-neuvième siècle l’ascension de sommets importants comme la Jungfrau et le Finsteraarhorn, tentés par les savants : Franz-Joseph Hugi, Louis Agassiz, James David Forbes, pour ne citer que les plus éminents savants-alpinistes de leur temps. Mais toutes les ascensions ou tentatives d’ascension n’étaient pas des actes alpins purs, effectuées souvent avec l’utilisation d’échelles, de remontées à la corde et aux recours de centaines de marches taillées dans la glace par les guides, car très rares les fois, pour ne pas dire jamais, n’en ayant une absolue certitude, ces alpinistes menaient « en tête et en responsables » les ascensions.

Marie Paradis est connue pour avoir été la première femme arrivée au sommet du Mont Blanc, le 14 juillet 1808

Pourquoi, l’auraient-ils fait, puisque leurs excursions en montagne étaient commanditées avant tout par leurs recherches scientifiques sur le milieu de la montagne, que véritablement par un esprit de conquête « territoriale » dont l’unique mobile est celui de poser ses pieds, là où personne n’est jamais parvenu avant. Ce qui signifie que pour que l’alpinisme soit pleinement, il fallait rompre sans ambiguïté avec le prétexte scientifique « pour aller là-haut » et qu'ils renoncent de se munir d’instruments et d’éprouvettes pour effectuer des mesures et des expériences  prétendument utiles à la connaissance (1). En somme, qu'ils cessent de jouer aux scientifiques et qu’ils reconnaissent que le mobile véritable de leurs excursions est d’arriver au sommet des montagnes pour ce qu’implique de satisfactions : le plaisir, la gloire, d’immortaliser son passage sur terre… Bref, renoncer au faux-semblant, ce qui était pour les vrais hommes de science un dilemme cornélien, voire une quasi-impossibilité intellectuelle, aussi la rupture entre l’alpinisme et la science a été naturellement élue à des ascensionnistes motivés, et investis dans aucune science de la nature. C’est ainsi, pour « le plaisir de conquérir », dirons-nous, que le sommet de la Jungfrau (4158 m) a été « vaincu » en 1812 par le jeune Gottlieb Meyer, alors âgé de 19 ans, accompagné de deux guides. Le choix des mots : « vaincre, conquérir », ce sont ceux que les historiens de l’alpinisme utilisèrent par la suite, en particulier les Anglais, lorsque la phase alpinisme de l’exploration des Alpes, commencée un siècle auparavant, aura épuisé ses arguments : le prestige, l’érudition, les honneurs académiques. En effet, en 1812, ces mots de guerrier ne semblent pas avoir été utilisés par le jeune audacieux grimpeur pour expliquer les motivations de sa première ! En-tout-cas, on ne lui connaît pas de relation publiée l’expliquant et rapportant les détails de son aventure, comme c’était l’usage à son époque. Mais ce qui est certain, c’est qu’il a fait cette première, avec l’unique but d’atteindre le sommet pour le sommet, ascension disputée à son père et son oncle, dits les frères Johann-Rudolf et Hieronymus Meyer qui l’avaient tenté un an auparavant. Une affaire de famille. 

Si cette ascension en rupture avec le mobile scientifique constitue une première historique remarquable, l’ascension du Mont Blanc par Henriette d’Angeville s’avère aussi d’une grande importance, du fait qu’elle fut entièrement organisée et conduite sous son impulsion et qu’elle eut pour objet annoncé, le désir d’arriver là-haut  « pour le plaisir », et sans se poser en termes de conquête. Considérant cela, on peut penser que l’invention de l’alpinisme contemporain : « pour le plaisir » reviendrait à cette femme remarquable avec plus d’un siècle d’avance. Mérite prodigieux qui est rarement souligné par les historiens de l’alpinisme, principalement attachés à montrer l’alpinisme du point de vue de la conquête et à l’exploit sportif, ce qui est dommage, car cette « revendication ludique » est l’essence moderne de l’alpinisme « classique », comme couramment pratiqué aujourd’hui. Aussi, si aujourd’hui, on reconnaît une certaine importance à cette ascension, elle est complaisamment d’abord montrée comme un chapitre croustillant de l’histoire, comme une escapade épatante d’une mondaine fantaisiste très intentionnée à ses « toilettes », les chroniqueurs attribuant à la rigueur à cette « grande dame » le sérieux d’avoir ouvert la voie à l’alpinisme féminin (2). - Mais est-ce vraiment son seul mérite ? Sa stature d’alpiniste, doit-elle se limiter à être éternellement : « La fiancée du Mont Blanc » ?

Cinquante ans après la montée spectaculaire de Horace de Saussure, l’ascension du Mont Blanc par Henriette D’Angeville en 1838 eut aussi un grand retentissement. Pourtant, c’était déjà les 24 unièmes expéditions qui atteignaient ce majestueux sommet, et cela ne constituait plus réellement un exploit prodigieux comme au temps des premières réussites.

Il faut considérer aussi que pour mener à bien son entreprise, elle dût d’abord « triompher » des obstacles culturels. C'est-à-dire de la conduite contre l’avis de toutes sortes de gens qui prédisaient l’ascension du Mont Blanc impossible à une femme : ceux de ses proches : amis et famille, mais également contre les conseils des gens de son milieu, qui pensaient que sa condition « naturelle » de femme, éduquée dès l’enfance à demeurer à jamais dans son riche salon aristocratique, lui imposait d’être raisonnable, et que tout entêtement était folie. Obstacles culturels que les hommes ne connaissaient pas. ou que très peu De plus, même si l’ascension était possible à une femme, puisque la chose avait déjà été faite avec Marie Paradis, qui fut, répétait-on, littéralement « hissée » par des hommes robustes, jamais on ne crut que son expédition réussirait du simple fait que cette ascension était entreprise pour des raisons adorablement futiles. Car comment ne pas sourire lorsqu’une jeune aristocrate en robe longue suivant la mode du dix huitième, dit à son entourage, vouloir gravir le Mont Blanc pour lui-même, par envie, juste du fait que ce beau sommet est là, et qu’il fascine la naïve depuis des années.

- N’a-t-on pas dit un jour que les premiers « vrais » alpinistes, ce sont ceux qui ont grimpé les sommets sans l’assistance de professionnels de la montagne, c’est-à-dire de guides « qui marchent devant ». Cela a été dit, et souvent avec une certaine insistance, dès lors qu’il s’agit de présenter l’ascension du Mont Blanc par Henriette d’Angeville. Certes, cette jeune femme avait quelques moyens pour s’offrir ce « caprice ». À entendre par là, qu’issue d’une « bonne famille », elle avait les finances pour recruter de bons guides pour la « conduire » au sommet du Mont Blanc et qu’elle doit avant tout à ces hommes sa réussite. Argument sur l’autonomie que l’on peut entendre aujourd’hui, mais si l’on se réfère aux ascensions de son siècle, longtemps après monsieur de Saussure, précisément jusqu’à la fin de l’âge d’or de l’alpinisme en 1864 « la conquête » des sommets a été exclusivement le privilège de riches bourgeois et d’aristocrates accompagnés de guides alpinistes professionnels pour les conduire assistés au sommet (3). Aussi, qu’importent les considérations que l’on donne aujourd’hui pour définir ce qu’est véritablement un alpiniste ou l’alpinisme, autre que du fait d’avoir atteint un sommet (4), il faut considérer l’époque et voir que cette personne a entrepris de faire de l’alpinisme en dépit des interdits sociaux et culturels de son temps et qu’elle a atteint le sommet du Mont Blanc, ainsi que d’autres, de par « ses propres forces ». Il faut aussi considérer que Henriette d’Angeville sut rendre possible cet « exploit personnel » grâce à une préparation minutieuse, tant technique que physique, en s’imposant une préparation spécifique pour s’aguerrir à l’altitude. Elle dessina elle-même ses vêtements de montagne suivant les lignes à la mode, qui ne sauraient heurter les gens de son époque, car rien n’existait de fonctionnel pour une femme sportive, culturellement proscrite des activités physiques. Aussi, c’est en robe longue qu’elle alla au sommet avec un chapeau serré au menton pour ne pas se départir de son élégance (5).

Comme c'était l'usage, pour illustrer son propre récit de l'ascension du Mont Blanc, une représentation la montre en situation héroïque dans un décors à couper le souffle. 

Bien entendu, en personne faite et parfaite pour les salons, l’imaginer en train d’arpenter nos montagnes en robe longue, il est facile de chercher le sourire du lecteur, mais insister sur ce point comme si la précieuse ne pouvait se passer des belles toilettes même pour « faire son excursion au Mont Blanc », c’est s’égarer dans des considérations fausses et complaisantes. Il n’y avait pas de ridicule pour les femmes de son époque à vouloir éviter de scandaliser la bonne société en portant des vêtements d’homme : le ridicule pouvant être chez ceux qui aient tenté de persuader cette belle personne de renoncer à son projet, prescrit impossible pour une femme. En effet, « vaincre » les préjugés de ses contemporains a sans doute été une « victoire » bien plus importante que son « assaut triomphal » au Mont Blanc… Pour reprendre les termes glorieux et pontifiants, de plus en plus en vogue au fur et à mesure de la prise de conscience du caractère conquérant de l’alpinisme. Il n’y a pas à en douter, Henriette d’Angeville a bien été une véritable alpiniste puisqu’elle fit par la suite plus de vingt autres ascensions de sommets importants et dans le même état d’esprit, c'est-à-dire sans prétexte d’études. Peut-être, a-t-elle même inventé l’alpinisme sportif. En effet, gravir un sommet sans prétexte « sérieux » pour le plaisir de l’effort deviendra l’essence naturelle de l’alpinisme classique qui se définit aussi en termes d’efforts gratuits et a priori « inutiles », ce qui n’est pas le cas de l’alpinisme de conquête, comme nous le verrons bientôt.

Henriette d’Angeville hissée par ses guides au sommet du Mont Blanc, la faisant aussi dépasser de leur hauteur… Et pourtant, les historiens de la montagne ne lui accordent pas le bénéfice d’être la première instigatrice de l’alpinisme sportif. Peut-être parce qu’elle ne conduisait pas les courses elle-même, et qu’elle fit appel à des guides pour la conduire… En somme, comme monsieur de Saussure et ceux qui suivront durant longtemps après elle.

Notes : 

(1) - Durant des décennies, de nombreux ascensionnistes, sans nécessitée objective, se sont encombrés d’instruments scientifiques, du moins, ont fait « leurs » relevées barométriques et de températures, pour apparaître, éventuellement avec un alpenstock à la main, en explorateur savant, comme si être un peu un Saussure était ce que l’on se figurait de l’alpinisme.

(2) - Alors, faisant encore partie du duché de Savoie, le Mont Blanc a été gravi, sans désir de le faire, par « persuasion extérieure » par la Savoyarde Marie Paradis en 1808 pour en faire la première femme à atteindre ce sommet.

(3) - Si l’on est « un vrai alpiniste », que lorsqu’on a conduit soi-même ses escalades et sans l’aide de professionnels, le nombre de prétendants qui auraient fait de l’alpinisme véritable avant la fin de l’âge d’or, se réduirait notablement. En effet, seuls les guides étaient alors de véritables alpinistes et que c’est à eux seuls que revient le mérite de la conquête des sommets, en particulier des plus de quatre mille. Cela a l’air d’un détail, mais d’une importance considérable, car ça reviendrait à reconnaître que la conquête des plus de 4.000 mètres aurait été essentiellement l’apanage des guides alpins suisses. Mais là encore, il faut considérer, comme pour « la première » du Mont Blanc, l’importance du rôle des instigateurs de ces conquêtes, ainsi que les raisons culturelles qui les ont motivées : de ce point de vue, la conquête a été l’apanage de l’impérialisme anglais.

(4) Aujourd’hui, sont qualifiées d’alpinistes, toutes les personnes des dix huitième et dix neuvième siècles, qui ont exploré et gravi quelques sommets des Alpes, même si les routes qu’ils ont empruntées alors, sont à l’heure présente considérées comme étant de la randonnée en altitude.

(5) - En réalité, elle changea de vêtements à l’approche du sommet pour une tenue plus adaptée à l’effort et à l’altitude : ce qui deviendra l’usage durant plusieurs décennies encore pour les ascensionnistes suivantes.