Retour au foyer

Après la libération des camps, Georges Nonnon, ivre de bonheur à l'idée d'être enfin libéré sain et sauf, n'a d'autres soucis que de rejoindre rapidement la frontière et de retrouver son foyer. Absorbé dans son quotidien pour survivre, harassé par les longues journées de marche, il a négligé de relater les événements nouveaux dans ses carnets, estimant ne plus avoir besoin d'eux pour chasser le désespoir, l'angoisse ou l'incertitude du lendemain. Retrouver les siens est son but. Ces derniers jours sont aussi importants à évoquer que ceux précédemment vécus, laissons-lui le soin de les conter:

'' Samedi 21 avril 1945, je mentionne dans mon journal que les Russes sont à quelques kilomètres de Berlin, le bruit court dans le lager qu'un ordre d'évacuation est imminent, sans attendre qu'il soit fondé ou non, nous nous préparons fiévreusement à faire nos valises. Le moral est excellent, les plaisanteries fusent sur la raclée probable des troupes allemandes par les Soviets. Les nouvelles sur les avancées alliées se précisent. Au-dessus de nous, l'aviation russe est très active, la réplique nerveuse de la D.C.A. allemande, toute proche, est intense. Tous les occupants du lager descendent aux abris pour notre supposée dernière nuit.

Dimanche 22 avril : 9h30, l'ordre d'évacuation est donné pour 10h30. C'est dont vrai ! La frénésie est totale, incontrôlable, dans une fébrile agitation nous percevons un peu de ravitaillement, il faut se précipiter, car le camp est déjà envahi par des troupes allemandes qui en prennent possession et nous chassent sans ménagements. Dans les bois d'alentour, les pièces anti-aériennes s'acharnent sur les chasseurs russes de plus en plus nombreux, le vacarme est intolérable, l'odeur de la poudre tenace. Notre chambrée reste groupée, nous emportons tout ce que nous pouvons prendre sur nous. Chargés comme nous sommes, nous ne pouvons aller loin, la mort dans l'âme, j'abandonne un sac à dos de pommes de terre. Devant la Spree, les ''Fritz'' installent des chars et des canons anti-chars, indifférents à notre présence. Nous sommes toujours en zone d'insécurité et craignions un mauvais coup du sort, si près du but cela serait absurde!

Sur la route, la fortune nous favorise sous la forme d'une voiturette à bras, nous nous délestons des bagages encombrants et essayons de retrouver en vain les quelques camarades dispersés. Pour notre chance, une deuxième voiture abandonnée est récupérée, l'allure s'en ressent à notre grande satisfaction. La dangerosité s'accroît, les chasseurs soviétiques mitraillent, sans distinction, la population civile et les militaires. A 22h00, nous sommes étonnés d'avoir traversé tout Berlin d'Est en Ouest, c'est à dire que nous aurions effectué près de 45 kilomètres en 10 heures de temps, à travers un encombrement inextricable. Éreintés, trempés jusqu'aux os, transis de froid, nous pénétrons dans un lager déjà surpeuplé et nous nous allongeons à même le sol, les uns collés aux autres pour gagner un peu en chaleur.

Le lendemain, on reprend la route toujours plus à l'Ouest et toujours à pied. Les troupes russes enveloppent Berlin, son artillerie accompagnée de l'infanterie par l'Est et le Nord-Est, les chars et la cavalerie par l'Ouest et le Sud. Nous marchons au milieu de centaines de chars et de cosaques à cheval, la mitraillette en travers de la poitrine, sans casque. Nous étions heureux de les voir, cependant inquiets car ils étaient impressionnants, voire menaçants. Il nous a fallu plusieurs jours de marche à travers ce flot incessant d'armées qui prenait une ampleur incommensurable. Le ravitaillement commençait à faire défaut, nous avons demandé à un officier russe de nous donner à manger. Après un rapide coup sur le petit brassard tricolore que nous portions aux bras, il nous invita, en bon français, à nous débrouiller, que c'était la guerre et qu'il n'avait pas le temps de s'occuper de nous ''Tout est à vous!'' disait-il sur un ton méprisant.

C'est alors que commença la chasse aux poules, aux lapins, aux oeufs, à la farine, voire même à un porc. Nous n'avions plus de retenue, seul, l'estomac, si longtemps privé, commandait et repoussait les scrupules, d'ailleurs nous n'étions pas les seuls: les évacués civils allemands, mêlés à nous,'' rapinaient '' également dans leur déplacement vers l'Ouest.''

Sur leur chemin les fugitifs ''réquisitionnent'' une charrette ainsi qu'un famélique mulet pour les soulager des encombrants fardeaux amassés, fruits de leurs récoltes sauvages. En cours de route ils échangent le vieil équidé contre un cheval plus vaillant, l'allure y gagnait en rapidité, à la satisfaction générale. Leur objectif: rejoindre au plus vite l'Elbe, là où les Américains attendent sur l'autre rive du fleuve. Entre-temps, Georges et son groupe apprennent la défaite allemande, ils sont encore à plus de 10 kilomètres du point de franchissement, ils fêtent l'événement en réalisant un festin improvisé avec l'aide des paysans restés en place qui accueillent la nouvelle comme une délivrance. Le 30 avril 1945, Hitler se suicide dans son bunker.

''Nous avions marché plus de 130 kilomètres à pied, depuis notre départ de Berlin, à travers routes, chemins, champs et bois. Dans quel état de décrépitude nous étions ? Pendant toutes ces journées de frénésie, nous avions négligé les règles élémentaires d'hygiène, de notre corps s'exhalait une sorte de pestilence à peine soutenable, nous avions hâte de prendre un bain et surtout de changer de linge, ce qui fut fait à la découverte d'une ferme isolée, non encore pillée ''.

Enfin, arrivé, à Wittenberg sur l'Elbe, le groupe surexcité se rabroue et piaffe d'impatience pour traverser le fleuve. À leur déconvenue tous les ponts sont coupés, ils voient plus loin une unité U.S. qui fait la navette à l'aide de bacs. Assaillis de lamentations, les militaires consentent à les embarquer malgré les protestations des malheureux évincés qui aussi se pressent dans un chaos indescriptible. Sur la rive opposée, une agitation inaccoutumée de milliers et de milliers d'hommes de l'armée américaine, indifférents à cette débâcle humaine, campent sur leurs positions. Néanmoins un convoi de wagons à bestiaux les attend et après bien d'autres péripéties, ils débarquent enfin à Paris le 20 mai 1945.

Cette histoire singulière ne fut pas contée par Georges à ses proches : elle n’était pas glorieuse, selon lui, malgré l’évidence d’un acte de rébellion en refusant de se soumettre à l’autorité occupante deux ans plus tôt. L’étiquette STO, lui pesait, surtout quand son chemin croisait quelques camarades du quartier qui ont eu la chance de servir plus noblement en résistant. On n’est pas maître de son destin et la critique de certains, non confrontés au problème, est par cela même inconvenante.

Voulant oublier au plus vite cette période noire, Georges ne s’est pas engagé dans le processus administratif afin de régulariser son action de réfractaire, ce qui, à mon avis, lui aurait permis de faire le deuil de ces deux années passées en Allemagne. Sa seule consolation est de ne pas avoir travaillé dans une fabrique d’armement ou de matériels servant à l’effort de guerre ennemi. Mais là aussi, avait-il le choix ?

On se concerte...

Pour le grand voyage il faut des réserves

Ce mulet est un peu trop âgé...

On le troque pour un cheval plus vaillant.

Enfin les US !

Le train de la liberté.

Le contexte filmé documents du net :

La débâcle confuse d'avril 1945 - Les SS résistent à la pression russe, avril 1945

FIN

Propos recueillis par Roger LOUIS en 1999 : "Réfractaire" et "Retour au foyer".

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Nota : Les astérisques ou les mots entre parenthèses apposés dans le texte des carnets sont de l’auteur avec l’aimable autorisation de Georges Nonnon.

Les commentaires non cités sont issus de diverses sources telles que :

- Dictionnaire historique de Dominique Vallaud – Librairie Arthème Fayard, 1995.

- La seconde guerre mondiale en couleurs – librairie Larousse, 1989.

- L’Atlas historique de l’apparition de l’homme sur la terre à l’ère atomique – Librairie Académie Perrin, 1992.

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