Estimation du pKa de phénols par RMN 1H

La constante d'acidité, pKa, est une des propriétés fondamentales des molécules bioorganiques qui gouverne leur chimie, l'activité biologique et la réactivité. Par exemple, le pKa de médicaments détermine leurs propriétés pharmacocinétiques comme leur constante d'affinité, leur solubilité et leur assimilation par les cellules de l'organisme. Ainsi, les prédictions précises des pKa aident significativement dans le design de nouveau biocatalyseurs et médicaments. Par conséquent, des efforts considérables ont été consacrés au développement de méthodes expérimentales pour la mesure de la constante d'acidité dans l'eau.Les données expérimentales des pKa ne sont pas toujours disponibles dans la littérature et des valeurs estimées sont souvent utilisées. Par conséquent, il est particulièrement intéressant de développer de nouvelles méthodes pour évaluer le pKa de molécules ionisables.

Les méthodes de prédiction de pKa les plus populaires pour de petites molécules sont le plus souvent basées sur l'approche de Hammett-Taft pour laquelle les effets des substituants donneurs ou accepteurs sont additifs selon l'équation suivante et où les différentes constantes de substituants (σX ) nécessaires sont tirées de la littérature et elles même étant issues de la mesure.

Cette méthode a jouit d'un succès considérable pour un certain nombre de prédictions de propriétés physicochimiques, comme le déplacements chimiques en RMN, les vitesses de réaction, les positions d'équilibre, etc, en fonction de la nature des substituents portés par la molécule. Mais cette méthode partagent les avantages et les inconvénients de modèles purement empiriques. Les modèles de Hammett-Taft sont toujours utilisé aujourd'hui et ont été mis en œuvre dans des progiciels populaires, comme ACD/PKa, EPIK, et SPARC. Si plus récemment de nombreuses approches basées sur la chimie quantique ont été développées pour déterminer le pKa de petites molécules en phase gaz et donnent accès à un degré de précision assez élevé, lorsque la taille de la molécule augmente, les méthodes empiriques demeurent les plus efficaces.

Les composés phénoliques (ArOH) ont trouvés beaucoup d'utilisations commerciales comme pigments et lors de processus de synthèse organique ou encore comme antiseptiques et désinfectants. Ces composés présentent des nombreuses activités biologiques décrites comme cardioprotecteurs, pro-oxidant, antiviraux, antitumoraux, antibactériens et encore antimutageniques. Pour illustrer l'intérêt de prévoir leurs valeurs de pKa, la toxicité de phenols apparaît contrôlée tant par leur hydrophobicité que par leur constante d'acidité.

Au cours d'une étude concernant la réactivité de phenols en présence d'un alkylant et d'une superbase organique dans des solvants non-aqueux pour lesquels la constante d'ionisation peut énormément influencer le rendement et la vitesse de réaction, nous nous sommes intéressés au développement d'une méthode empirique simple pour la prédiction pKa de n'importe quel phenol substitué dans n'importe quel solvant organique. Dans un premier temps, nous avons appliqué la méthodologie de Hammett pour corréler les constantes de substituant σX ou σX- avec les valeurs de pKa de phénols para- et meta- substitué comme décrit dans divers articles. Tandis que la méthode corrèle fortement pour la plupart de valeurs de pKa dans l'eau ou d'autres solvants organiques, en raison des effets d'encombrement stérique ou d'interactions de proximité en position ortho, nous supposions qu'aucune corrélation n'était possible et nous avions comme d'autre avant nous limité l'étude aux dérivés para- et méta substitués en estimant que les relations linéaires d'énergie libres de Hammett ne produisaient pas de bons résultats avec la position ortho. Les mesures de réactivité pour des dérivées de benzène ortho-substituées reflètent d'habitude des interactions de proximité significatives et les points de corrélation apparaissent souvent largement dispersés et non exploitables.

L'approche la plus largement acceptée concernant les constante de substituant en position ortho repose sur est la dérivation de Taft de la constante σoX*. En 1969, Tribble et Traynham ont présenté une méthode particulièrement efficace afin de mesurer directement les constantes σoX - par RMN 1H et l'utilisation des déplacements chimiques relatifs (Δδ) de la fonction OH des phenols ortho-substitués dans le DMSO-d6. De façon intéressante, la plupart des constantes de substituant σoX - mesurées corrèlent linéairement avec les constantes σpX - en position para, démontrant que la plupart de ces valeurs sont dénuées d'effet stérique et d'interactions de proximité. Ce résultat pourrait être attribué au liaisons hydrogène intermoléculaire fortes entre le OH phénolique et le DMSO-d6. En effet, l'orientation de la fonction d'hydroxyle éloignée ainsi du substituant ortho impliquerait une minimisation des interactions de proximité.

Des observations similaire ont d'ailleurs été observées par les même auteurs ou encore d'autres équipes dans le HMPA-d9 et le DMF-d7. Selon Tribble et Traynham, les substituants o-COCH3 et o-NO2 ne sont pas adaptés a cette corrélation à cause de liaisons hydrogène intramoleculaires plus fortes. La constante de substituant σoX - ainsi mesurée pour la plupart des dérivés montre néanmoins une excellente corrélation avec des données de réactivité pour une série de 29 réactions différentes. Cette étude, qui permet la description de graphiques de Hammett pour la plupart des réactions incluant des dérivées ortho substituées a été largement citée en littérature.

En partant de ces résultats, nous avons alors tenté de dévelloper une méthode de prédiction de pKa directe des phenols dans différents solvants organiques par RMN 1H dans le DMSO-d6. En outre, utilisant cette corrélation nous nous sommes intéressés à la mesure de σoX - inhabituel pour des phenols substitués complexes qui pourraient être ensuite étudiés pour leur réactivité au cours de transformations chimiques. En 1974, Karpov et Pliev ont déjà eu l'intention de présenter une telle méthode pour la détermination de pKa de phenols dans l'eau et le méthanol par RMN 1H. Les auteurs dans cette étude limitent les concentrations à l'utilisation de 5 à 20 % de composé phénolique dans le DMSO-d6 ou HMPA-d9 pour lesquels le déplacement chimique de la fonction OH ne varie pas avec la concentration. Ils concluent aussi que l'aspect qualitatif de la méthode ne peut pas être étendu aux substituants o-NO2, o-SOR et o-COR en raison des liaisons hydrogènes intramoleculaires fortes, comme Tribble et Traynham l'avaient annoncés précédemment. Dans le cas de phénols substitués en ortho, méta et para par des fonctions OH, une mauvaise corrélation est aussi observée en raison d'effets de résonance limitant ainsi la méthode aux composés phénoliques présentant un seul groupe hydroxy.

Parce que pendant les trente dernières années une grande variété de nouvelles valeurs de pKa de phenols substitués ont été décrites dans un grand nombre de solvants organiques, nous avons eu l'intention de d'étendre cette approche aux pKa dans le CH3CN, le DMSO, le DMF et le iPrOH pour lesquels nous avions un intérêt particulier.

Les valeurs de pKa expérimentales de phenols ont été essentiellement prises de la compilation d'Izutsku, et du travail de Vianello, nous avons considéré un total de 24 composés phénoliques. Les valeurs de δOH expérimentales (en ppm) ont été principalement obtenues sur un spectromètre de RMN 300 MHz (BRUKER - ADVANCE 300) dans le DMSO-d6 et comparés avec les données de la littérature. La limitation de l'ensemble des données est due au phenols pour lesquel les valeurs de pKa ne sont pas connues et le set a été considéré suffisant pour couvrir l'objectif global. Les valeurs de pKa expérimentales dans l'eau étaient disponibles pour chaque phenol étudié et parce que leur constante d'ionisation peut facilement être mesurée, de telles valeurs permettent d'évaluer si les déplacements chimiques observés sont en accord avec le modèle et ainsi d'écarter les valeurs de déplacement chimiques trop éloignées d'une certaine valeur attendue à partir de la valeur du pKa dans l'eau.

Concernant les valeurs de pKa dans d'autres solvants pour les phenols étudiés, en tout 13 valeurs ont été trouvées dans le DMSO, 8 valeurs dans le DMF, 10 valeurs dans le CH3CN et 7 valeurs dans l'isopropanol (lTableau 1). Comme précédemment observé par Karpov et Pliev, nous avons confirmé de plus grands écarts pour la corrélation pKa(H2O) = f (δOH) avec o-t-Bu présentant une gène stérique élevée, tous les dérivées de type benzenediols et le substituant o-acetyl (Figure 1). En supprimant les phenols présentant une trop grande déviation par rapport à la linéarité, la corrélation suivante (1) a été extraite :

(1) pKa(H2O) = -1,573 × δOH + 24,412 R2 = 0,96

Nous avons également établit la relation entre σo,m,p- et δOH suivante :

(2) Σσo,m,p- = 0,7582 × δOH - 7,0648 R2 = 0,97

Figure 1. pKa(H2O) = f(δOH)

Table 1. RMN 1H, σ- et pKa experimentaux et calculés

a Déterminé à partir de : pKa(H2O) = -1.573×δOH + 24.41

b Déterminé à partir de : pKa(DMF) = -1.971×δOH + 33.83

c Déterminé à partir de : pKa(DMSO) = -3.073×δOH + 45.06

d Déterminé à partir de : pKa(CH3CN) = -3.149×δOH + 55.91

e Déterminé à partir de : pKa(i-PrOH) = -1.541×δOH + 29.66

f Substituants pour lesquels le δOH dévie du modèle

De façon intéressante, dans les deux cas, le substituant o-NO2 a donné une meilleure corrélation qu'attendue. Pour amorcer la prédiction de valeurs de pKa dans le DMF, le CH3CN, l'i-PrOH et le DMSO, une étude préliminaire a consisté à établir les graphiques de Hammett incluant les substituants ortho pour tous les solvants. Cette étude démontre que l'on obtient d'excellentes corrélations pour le DMSO et le CH3CN, un peu plus faible pour le DMF et très mauvaise pour l'i-PrOH (Figure 2). Cette diminution importante dans le facteur de corrélation pour l'i-PrOH peut être attribuée à une erreur plus grande survenue lors de la mesure électrochimique du pKa de ces composés par les précédents auteurs. Ce point a déjà été mentionné dans la littérature et il apparaît difficile de prédire les valeurs de pKa(iPrOH) pour les même raisons.

Figure 2. pKa = f(δOH) pour les différents solvants étudiés.

Nous avons ensuite corrélé toutes les données pKa avec le δOH en enlevant les valeurs pour les phenols substitués présentatant un trop grande déviation pour pKa (H2O) = f (δOH) (Figure 3). Les équations suivantes ont été obtenues avec d'excellent à mauvais coefficients de corrélation :

(3) pKa(CH3CN) = -3,149 × δOH + 55,91 R2 = 0,97

(4) pKa(DMSO) = -3,073 × δOH + 45,06 R2 = 0,95

(5) pKa(DMF) = -1,971 × δOH + 33,83 R2 = 0,73

(6) pKa(i-PrOH) = -1,541 × δOH + 29,66 R2 = 0,40

En comparant les deux méthodes, il apparaît que la méthodologie de Hammett donne de légèrs meilleurs résultats avec des facteurs de corrélation accrus pour DMF, DMSO et CH3CN or pour i-PrOH la prédiction avec δOH apparaît préférable tout en restant mauvaise. Néanmoins si la valeur de σX - de Hammett n'est pas déjà compilé la prédiction apparaît alors directe et préférable à partir du déplacement chimique de la fonction OH. Évidemment, la méthode est limitée et ne peut pas être appliquée pour les phénols présentant une gène stérique importante et les phénols substitués par o-OH, m-OH, p-OH, o-COR, o-SOR. Donc la plupart des valeurs de pKa ont été recalculées dans tous les solvants étudiés utilisant δOH, pour la plupart des phenols étudiés on observe une assez bonne adéquation entre les valeurs calculées et les valeurs expérimentales (Tableau 1).

Figure 3. pKa = f(δOH) pour DMF, DMSO, CH3CN and i-PrOH

Pour illustrer les avantages de cette méthode de prédiction, nous avons choisi 9 composés phénoliques (ArOH), contenant des structures complexes, pour lesquelles les valeurs de σX - de Hammett n'étaient pas disponible dans la littérature et nous avons alors calculé leurs valeurs de pKa dans les solvants étudiés. Nous avons limité la prédiction aux dérivées monoprotiques pour lesquelles les déplacements chimiques et concentrations décrits étaient en accord avec le modèle. Pour établir un certain niveau de comparaison nous avons inclus les valeurs de pKa (H2O) calculées avec le logiciel ACD/pKa. Ce logiciel est basé sur la méthode de calcul de Hammett-Taft combinée avec une grande base de données et délivre parmi les meilleurs résultats de prédiction pour des valeurs de pKa dans l'eau. Les résultats sont récapitulés dans le tableau 2 pour les 9 composés phénoliques, incluant 3 flavones et 6 composés hétéroaromatiques hydroxylés pris d'un plus grand ensemble de 25 substances phénoliques, présentées en figure 4.

Figure 4. Composés phénoliques monoprotiques évalués.

Table 2. RMN 1H pour les phénols 1 à 9 et leur σX - et pKa calculés

a Déterminé à partir de : Σσo,m,p- = 0.7582×δOH - 7.0648

b Déterminés avec ACD/pKa

c Déterminés à partir de : pKa(H2O) = -1.573×δOH + 24.41

d Déterminés à partir de :pKa(DMF) = -1.971×δOH + 33.83

e Déterminés à partir de : pKa(DMSO) = -3.073×δOH + 45.06

f Déterminés à partir de : pKa(CH3CN) = -3.149×δOH + 55.91

g Déterminés à partir de : pKa(i-PrOH) = -1.541×δOH + 29.66

De façon intéressante, pour la plupart des exemples présentés les valeurs obtenues avec ACD/pKa ne dévient pas plus de 0.5 unité sauf pour 7. De tels écarts sont dans la gamme de méthodes de prédiction classiques et nous avons considéré les valeurs calculées assez précises pour étendre cette méthode de prédiction à d'autres solvants et à leur constantes de Hammett.

En conclusion, comme il a été exposé auparavant, la contribution d'interactions intramoléculaires au processus de dissociation ou au déplacement chimique en RMN 1H apparaît difficile d'expérimentalement à corréler avec un modèle clair et simple. Néanmoins, quand limité aux phenols pour lesquel les contributions d'interaction intramoléculaires peuvent être négligées dans DMSO-d6 la corrélation de δOH avec les constantes d'ionisation dans des solvants divers permet la définition d'une méthode de calcul de pKa simple, capable de rivaliser avec les logiciels de prédiction habituels. Ici nous montrons que notre méthode peut être complémentaire à la méthode de prédiction ACD/pKa pour laquelle les constantes de Hammett-Taft, approximées dans la plupart des cas, peuvent être ajustées quand elles apparaissent fortement éloignée de la vrai valeur. Un bon exemple, respose sur l'étude du déplacement chimique de la fonction OH de la 6-Hydroxyflavone 7 qui donne l'accès à une valeur plus précise de σX - et permet d'affiner son calcul de pKa. Parce qu'aujourd'hui des appareillages de RMN sont accessibles à la plupart des laboratoires de recherches, quarante ans plus tard, cette méthode de calcul représente donc une approche pratique pour une analyse presque quantitative de la constante d'ionisation de phenols complexe dans un grand nombre de solvants organiques.