Fragment « 128 » des Feuillets d’Hypnos René CHAR, 1946
Paris, Gallimard
"Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de S.S. et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne.
Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les S.S. avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous », suivie de silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les S.S., les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre.
J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice."
René Char en 1943, sous son nom de guerre "Capitaine Alexandre
Biographie :
René Char est un poète et résistant français né le 14 juin 1907 à l’Isle sur la Sorgue dans le Vaucluse et mort le 19 février 1988 à Paris. Il commence à écrire à 15 ans et il publie ses premiers poèmes à 21 ans. C’est un partisan du surréalisme et il signe même un recueil avec Breton et Eluard. Mais c’est également un homme très engagé puisque en 1937 il s’engage tout d'abord dans la lutte contre le franquisme avant de par la suite rejoindre la résistance. En effet, en 1941 il adhère à l’Armée secrète puis sous le nom de Capitaine Alexandre, il commande la section atterrissage parachutage de la zone Durance dont le QG se trouve à Céreste (Basses-Alpes). La médaille de la Résistance lui a par ailleurs été attribuée le 6 septembre 1945. Il est également à l’origine de la rédaction de nombreux poèmes et notamment du poème Fragments 128 appartenant au recueil Les Feuillets d’Hypnos . Ce dernier est d’ailleurs qualifié de poème engagé puisque dans son poème René Char revient sur la résistance qui s’est orchestrée dans son village et n’hésite pas à dénoncer les atrocités de cette période. Si bien que pour l’historien Paul Veyne, “l’ensemble demeure une des images les moins convenues et les plus approfondies de ce que fut la résistance européenne au nazisme”. René Char est considéré comme la figure de l’insurgé qui lutte contre l’injustice et la passivité face à la barbarie et l’inhumanité.
Présentation et analyse du poème :
Dans son poème Fragments 128, René Char revient sur un acte de résistance héroïque orchestré par les membres de son village. En effet, alors que le petit village se réveille tranquillement, une compagnie de SS est détachée et somme les habitants de se réunir avant de procéder à leur arrestation et leur déportation. Mais cela était sans compter sur la force et l’union des habitants qui réussissent à échapper à l’oppression que l’on voulait leur imposer.
De ce fait, on se propose d’étudier les différents aspects de la situation auxquels sont confrontés les villageois. Dans un premier temps on étudiera ainsi l’universalité de la situation puisque le sort réservé à ce village est celui qui pourrait arriver à n'importe quel autre village. Dans une deuxième partie nous aborderons la violence et la brutalité des événements avant d’étudier enfin la solidarité et la fraternité des habitants qui leur a permis de s’en sortir.
En premier lieu, le début du texte présente une universalité de la situation puisque ce texte commence tout d’abord par la présentation de la situation initiale en posant le cadre spatial “village” à la ligne 2. Ensuite, il révèle les personnes concernées par cette situation avec les noms “le boulanger” à la première ligne, ”le maçon " aux lignes 16 et 26 et “un vieux” à la ligne 6 qui mettent en avant l’universalité du moment. En effet, dans tous les villages on peut trouver un boulanger, un maçon et des personnes âgées. De plus, le groupe verbal “dégrafé les rideaux de fer de sa boutique” à la ligne 1 désigne une action quotidienne qu'exercent tous les commerçants. Ainsi René Char montre que le sort qui s’abat sur ce village peut s’abattre sur n’importe lequel et que les allemands n’auront aucune compassion pour qui que ce soit. Tous ces éléments désignent donc la vie banale et tranquille en apparence d’un petit village. Cependant, un élément va venir perturber cette tranquillité, le connecteur logique “alors” à la ligne 3 introduit le début d’un nouvel évènement.
C’est ainsi que le texte met en avant une certaine brutalité et une certaine violence dans l'enchaînement des événements. En effet, à la ligne 4, l’emploi du nom féminin “l’épreuve” est un euphémisme qui désigne les évènements à suivre pour tous ces gens : le rassemblement sur la place du village, avant leur déportation loin de chez eux. L’emploi de ce mot permet ainsi de modérer la violence de la situation. Cette violence est à la fois physique et psychologique “Des coups me parvenaient, ponctués d’injures” aux lignes 15 et 16. Cette phrase montre la violence subie par un simple maçon qui a croisé le chemin des SS. Par ailleurs l’auteur insiste sur la violence dont les habitants du village sont victimes puisqu'il répète “coups de pied et coups de crosse” à la ligne 19 qui renforce cet acharnement auquel les villageois ne peuvent faire face. En effet, à la ligne 2 on peut relever la gradation avec les participe passé “assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger”. Cette énumération de participes passés personnifiant le village tout entier, montre l’oppression subie par les habitants, qui ne sont plus décisionnaire de leur mouvements et de leur action, et qui ne sont donc plus libres. Ainsi, René Char nous plonge dans l’atmosphère pesante et glaciale de cette période. En outre, l’usage de l’expression “furent jetés hors des maisons” à la ligne 5 est une réification dans laquelle les habitants ne sont plus considérés comme des humains mais comme des objets qui ne méritent aucun respect et qui n’ont aucun droit. Toutefois, face à l’accumulation de tant de souffrance, les villageois entament une rébellion.
C'est ainsi, le texte met également en avant la solidarité et la fraternité qui unit les habitants. Effectivement, l’utilisation des mots “jaillissant; marée; ruisselant” aux lignes 23 et 25 est une personnification de l’eau symbolisant l'unité et la force. De surcroît, l'eau est un symbole universel et partagé par tous. Ici l’auteur montre que tout le monde est touché sans exception, ce qu’il confirme à la ligne 24 avec l’emploi du groupe nominal “la marée des femmes, des enfants, des vieillards”. Ils vivent et sont confrontés tous ensemble au même phénomène ce qui les unis contre une même cause : résister à la déportation. Ainsi, les groupes nominaux “un plan concerté” à la ligne 24 et “lieu de rassemblement” à la ligne 25 mettent en exergue l’organisation et la préparation dont ils ont fait preuve en amont afin de mettre fin à ce cauchemar. Grâce à l’union de leur force, ils se présentent finalement serein face à la situation et les affrontent sûr d’eux, René Char écrit d’ailleurs à la ligne 20 “une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse”. Cela montre une rupture entre la soumission dont ils étaient victimes et la domination qu’ils imposent maintenant aux SS. En effet, les actions des villageois neutralisent les SS qui cherchent maintenant à fuir le village . Ils se rendent compte qu’ils n’ont plus le dessus sur les villageois et ils deviennent alors les cibles. On le remarque grâce aux expressions “les paralysant en toute bonne foi” à la ligne 26 et “prudence infinie” à la ligne 28. De ce fait, on note le soulagement des villageois avec l’expression “un sourire se détacha de ma pâleur” à la ligne 30, qui ont désormais la situation en main. Mais tout cela n’aurait pas été possible sans la solidarité et la fraternité des habitants. Au travers de l’expression “je tenais à ces êtres par mille fils confiants” René Char expose l’union et la fraternité qui va au-delà de leur propre vie pour sauver les autres. Ainsi, ils sont tous reconnaissant du “sacrifice” ligne 32 qu’a effectué le maçon et qui leur a permis de triompher face aux allemands et d’être maître de leur destin.
A travers ce poème René Char veut rendre hommage et mettre en avant le courage et la détermination dont ont fait preuve les habitants du village et les membres de la résistance en général sans qui, il ne serait plus en vie et la France serait au main des allemands. Il met alors en relief les barbaries qu’ont orchestrées les allemands auxquelles les français ont su réagir en s’unissant et se révoltant.
Ce poème met en exergue le ressenti des civils qui ont vécu et subi cette répression tout comme l’illustre la fresque de Boris Taslitzky.
Sources texte :
Association pour la Mémoire des Enfants Juifs Déportés du 12e arrondissement. Feuillets d’Hypnos - Fragment « 128 ». https://amejd12.files.wordpress.com/2017/07/fragment-128-feuillets-dhypnos-renc3a9-char1.pdf
Gallimard. René Char (1907-1988). https://www.gallimard.fr/Footer/Ressources/Entretiens-et-documents/Plus-sur-l-auteur/En-savoir-plus-sur-Rene-Char/(sourcedoc)/210195
L'internaute. René Char : biographie courte du poète, auteur de "Fureur et mystère". MAJ 11 octobre 2019. https://www.linternaute.fr/biographie/litterature/1775246-rene-char-biographie-courte-dates-citations/#rene-char-biographie-courte
Sources image :
Wikipédia, domaine public