Le Tour de France de 3 enfants

21 jours de Cyclo-camping  entre Paris et Marseille. 

11 juillet – 1er août 1951. 

Ce journal fut rédigé par Denis MORIN d’après ses notes d’étape.

La mise en page et les photographies sont de l’auteur.

Le texte de l’étape Le Monêtier-les-Bains – Aix les Bains est de Bruno MORIN.

Je dédie ce journal à Parrain Pierre. Sans sa générosité  je n’aurais pas de bicyclette. Et sans sa collaboration financière nous n’aurions pas pu réaliser notre projet aussi complètement. 

Je le dédicace à Maman et à tous ceux qui ont montré quelque confiance en cette entreprise. 

PREFACE

Le texte que tu vas lire a d'abord été un devoir de français. Il a été écrit pendant les vacances de Noël 1951 par un lycéen de quinze ans, élève de seconde classique au Lycée Buffon de Paris XVème, à l'époque lycée de garçons, la mixité n'étant pas encore à l'ordre du jour.

Il s'agissait d'une rédaction à faire  "à la maison" avec pour thème imposé: "sujet libre". En général, un élève de seconde classique confronté à un tel énoncé rendait quatre à cinq pages reprenant des poncifs archi rebattus, genre "Molière écrit à Racine après avoir assisté au Polyeucte de Corneille" ou "Dialogue entre Madame de Sévigné et Fénelon sur les Aventures de Télémaque".

En ramassant les devoirs à la rentrée des vacances, le professeur ne s'attendait pas à recevoir les trente deux feuillets du manuscrit dont tu vas parcourir la transcription dans l'orthographe d'origine. Il esquissa une mimique d'étonnement mais ne fit aucune remarque. Il avait pourtant flairé la malice.

Il faut dire que ce professeur avait un sens de l'humour assez particulier au point d'affubler certains élèves de sobriquets plus ou moins sarcastiques. Ainsi l'auteur du présent manuscrit était apostrophé depuis la rentrée d'octobre du surnom de "Morin, notre porteur de journaux...". De fait la tenue de cet élève (chaussures cyclistes, pantalon de golf, blouson sur chandail col ouvert) tranchait avec celles des autres garçons. En effet, dès l'entrée en seconde, les lycéens devaient porter cravate, veste sur pantalon droit et chaussures de ville.

Bien entendu l'insolent pédagogue, pénétré de son importance de professeur principal de français-latin-grec ne s'était jamais abaissé à sonder l'abîme séparant son érudition de celle des cyclistes de presse.

Il faut préciser qu'en ces temps reculés où la télé était embryonnaire, la radio ne collant pas plus à l'actualité, les quotidiens du soir sortaient quatre ou cinq éditions successives dont la diffusion était assurée dans l'instant même par une armada de cyclistes parcourant les artères de la capitale afin de ravitailler en nouvelles fraîches les vendeurs à la criée et les kiosques à journaux.

Si notre auteur était lui aussi vêtu en cycliste c'est qu'il était un des rares à venir tous les jours au lycée en bicyclette. En effet, dans l'immédiat après guerre, juste après la fin des restrictions, pratiquer encore le vélo était mal vu des "ado" appartenant aux classes sociales moyennes ou supérieures. Le sport cycliste était réservé aux classes populaires, encore assez peu représentées dans les lycées classiques. Ainsi à cette époque, seulement une vingtaine de de deux roues occupaient le local à vélo du lycée Buffon qui comptait près de mille élèves.

Quoi qu'il en soit, notre "porteur de journaux" ne voyait dans l'appellation donc on l'affublait qu'une manière de défi. Et il s'en amusait. Pourtant lorsque venait son tour de commenter un sonnet de Voiture ou de traduire un passage de Virgile ... arma virumque cano ..., certe quis Venus ... si le professeur avait annoncé ... voyons ce qu'en dira notre porteur de journaux ... tout la classe s'esclaffait, et notre cycliste qui s'y attendait se préparait à relever l'affront car bien qu'il fût un élève médiocre, il ne tenait pas à laisser sans réponse l'irrévérence faite à une corporation utile à la diffusion d'un savoir aussi utile que le latin ou le grec, les nouvelles du jour!

Lorsque le professeur rendit les copies à la rentrée de janvier 1952, la rédaction qu tu cas lire ne portait que cette mention: hors sujet! Toutefois en remettant son paquet de feuillets au porteur de journaux, le professeur daigna quand même ajouter un mot montrant que le clin d'oeil du titre ne lui avait pas échappé.

Ensuite, l'apostrophe fut oubliée. La tenue du cycliste n'appela plus de commentaire. Le défi disparut lui aussi. Hélas, les résultats du lycéen n'y gagnèrent pas!

Paris, Septembre 2014.

VEILLE DE DEPART 

Le soleil a luit toute la journée. J’ai préparé la trousse à outils et maintenant je charge mes sacoches. Je repense à huit mois en arrière, à la fin des dernières vacances. Nous étions penchés tous les trois sur un bureau, Bruno calculant, Alexis proposant et moi notant. Quel était alors notre itinéraire ? Je ne m’en souviens plus très bien mais je crois qu’il s’est condensé car sur 4.500 Km et 40 jours proposés, de laborieuses négociations familiales l’ont réduits à 2.500 Km et 21 jours. Certains pensent que c’est peu, d’autres que c’est trop pour une première fois car c’est la première fois que nous mettons sur pieds quelque chose de sérieux, un stupide accident nous ayant empêché de partir à Pâques. Mais enfin cette fois est la bonne et nous partons demain. 

NOS VELOS 

DENIS. Le mien se composait d’un cadre Reynolds 531 qui flambait trop souvent à mon grée car les sacoches avant n’étaient pas assez bien arrimées. Les roues étaient en acier. Les freins étaient des Lefol cantilever dont les butées soudées assez haut ne tordaient pas les tubes du triangle arrière. La potence et le guidon étaient en acier, les pneus Michelin rouges 650 demi-ballon. La dimension est bonne à condition que les pneus ne soient pas trop gonflés afin que la surface de roulement soit élargie, ce qui ralentit l’usure. Nous nous souvenons de l’été dernier, quand entre Cannes et Saint-Raphaël nous avons dû finir à pieds la route de la Corniche de l’Esterel faute de rustines, après avoir roulé sur la corde avec une crevaison tous les deux kilomètres ! 

Les braquets étaient 50 X 34 au plateau et 15, 16, 17, 19, 21 à la roue libre. Je pense que c’est suffisant car j’ai monté le Galibier avec 34 X 17. Le dérailleur arrière était de marque Cyclo en acier. Devant c’était un Huret. Le porte-bagage était en tringle de 6m/m à l’avant et de 8m/m à l’arrière. Je portais devant des sacoches et un sac de guidon. Derrière était arrimées la tente, assez basse et la pelle-pioche, accessoire pesant mais indispensable pour creuser les rigoles censées canaliser le ruissellement de la pluie sur la tente afin que l’eau ne pénètre pas à l’intérieur car nous n’avons pas de tapis de sol. Le vélo complètement chargé pesait 36 Kgs masse.  

BRUNO. Pour ma part je m’étais fendu d’un beau cadre tout neuf « bleu Valence » en tubes étirés. J’avais aussi une paire de freins qui me plaisaient beaucoup : des Lewis. Ma roue arrière était en dural, l’avant en acier. J’avais 15 Kgs masse de bagages répartis ainsi : 4 à l’avant, 11 à l’arrière sur deux porte-bagages en tringle de 5m/m. Dix vitesses et des mollets surs d’eux motorisaient agréablement ma bicyclette. 

ALEXIS. Le cadre de ma bicyclette était en étiré-brasé avec des raccords longs qui me donnèrent toute satisfaction. Les roues en dural me permirent de lâcher assez souvent les jumeaux dans les cols. La charge était assez bien répartie : une paire de sacoches à l’avant sur un porte-bagages et mon sac de couchage entouré d’une toile imperméable à l’arrière sur un autre porte-bagages, tous deux en tringle de 5m/m. Il n’y avait que ce sac de couchage qui me gênait en ballottant sur les pavés. Les pneus et les braquets étaient les mêmes que ceux des jumeaux. Une selle Pryma toute neuve complétait ma bicyclette. 

Nos responsabilités étaient ainsi réparties : Alexis s’occupait de cuisiner et de choisir notre approvisionnement ainsi que du camping. Il avait le dernier mot sur le choix de l’emplacement où nous allions monter la tente. Bruno avait en charge les questions mécaniques, entretien et réparation des vélos. Denis était le secrétaire intendant et le pharmacien secouriste. 

Paris - Orléans 116 Km  

Mercredi 11 juillet. La pluie étant tombée toute la nuit, notre départ fut donné à 8h 30 à la Croix de Berny où nous avions rendez-vous avec Alexis Nous avions quitté la rue de Sèvres à 7h tandis qu’Alexis était parti de Mantes à 6h du matin. Le trio étant rassemblé, nous démarrons sous la pluie. Premier arrêt à Longjumeau pour revisser un boulon de frein d’Alexis. Il pleut toujours. Nous nous faufilons sous un camion arrêté sur un trottoir pour nous abriter mais l’eau ruisselle par terre. L’abri est précaire. Comme le camion ne bouge pas, nous nous installons sous la protection de la plate forme bâchée où il y a plus de place. 

Après une heure de patience nous n’y tenons plus et filons sous la pluie vers Etampes où notre déjeuner se fait au sec. Le temps reste menaçant et l’orage éclate à la sortie d’Angerville. Nous nous réfugions dans l’écurie d’un bâtiment de ferme, trempés jusqu’aux os. Nous sommes obligés de nous changer entièrement avant de reprendre la route. Ravitaillement rapide à Toury et c’est à 20h 30 que nous parvenons à Orléans car un vent contraire nous a gêné toute la journée. Nous dînons à 21h en montant la tente sous laquelle nous nous endormons à l’abri.

Départements traversés : Seine, Seine et Oise, Eure et Loire, Loiret. 

Orléans - Bourges 110 Km 

Jeudi 12 juillet. Départ à 8h 30 après s’être lavés. Les sandows du vélo d’Alexis ont été volés pendant la nuit. Il va devoir attacher ses sacoches avec des courroies de cuir. Première crevaison devant la borne marquant la limite entre Loiret et Loir et Cher. 

Déjeuner à Vierzon, puis sieste au soleil après lecture de l’Equipe et discussion sur l’étape contre la montre d’hier, La Guerche-Angers enlevée par Koblet. 

Nous visitons Foecy, berceau de la famille de Mamy et nous voici à Bourges où nous faisons un tour dans la ville de nos ancêtres charcutiers rue d’Auron, avant de pénétrer dans la fameuse cathédrale. Nous dînons dans un bistrot où on peut apporter son manger et couchons sous la tente dans un champ de chaumes à 3 Km de Bourges. 

Loiret, Loir et Cher, Cher. 

Bourges - Le Montel de Gelat 120 Km 

Vendredi 13 juillet. Départ à 7h 30. Au treizième kilomètre nous tombons sur Mr Carlet, le dirigeant du Touring Club de France qui organise nos sorties cyclistes de printemps. Nous faisons un bout de route avec lui jusqu’à Bruère-Allichamps qui est le centre de la France. Ce que précise une inscription plaquée sur une colonne creuse en granit qui est un ancien sarcophage surmonté d’un chapiteau portant le drapeau français. 

Déjeuner à Montluçon qui est le terme de notre étape. Je suis mal en point. Indigestion ? Nous décidons d’avancer sur le programme prévu pour demain et reprenons la route vers Evaux puis le Montel de Gelat. Nous montons la tente dans un pré au bord d’un étang où nous arrivons à nous baigner et à nager après avoir un pataugé dans la boue. 

Durant la nuit notre installation est copieusement arrosée par un orage de montagne digne du Massif Central où nous allons nous aventurer demain. 

Cher, Allier, Puy de Dôme, Creuse. 

Le Montel de Gelat - La Bourboule 72 Km 

 Samedi 14 juillet. Réveil à 5h. L’orage ne s’est pas calmé. L’eau commence à traverser la toile et les rigoles creusées hier soir autour de la tente sont débordées. Le ruissellement pénètre sous nos sacs de couchage car nous n’avons pas de tapis de sol. Nous dormons directement sur l’herbe. L’orage reprend de plus belle. Impossible de sortir. Le réchaud du petit déjeuner chauffe sous l’abside de la tente. Le tissu est tellement mouillé qu’il ne risque pas de s’enflammer. On attend 7h pour sortir quand la pluie a cessé. Un peu de toilette dans l’étang avant de repartir. 

J’écrase ma jante arrière dans un nid de poule. La réparation est effectuée au marteau sur une enclume de fortune. Elle donne satisfaction à mon frein arrière qui ne manifeste plus de soubresauts. Heureusement la roue n’est pas trop voilée. Bruno la dévoile avec la clé à rayons. Nous attaquons la première montée sérieuse du parcours à la sortie de Pontamur. Les premiers lacets sont rapidement avalés. 

Arrivés en haut de la côte, un paysan nous vend du lait. Nous en avalons goulûment une bonne quantité pour nous désaltérer et refaire nos forces depuis. Nous n’avons rien pris depuis le petit déjeuner trempé de ce matin. Le temps s’améliore et il fait frais. 

Arrivés à Rochefort-Montagne, nous déjeunons à la terrasse d’un café en plein soleil. Le ciel reste menaçant et notre arrivée à La Bouboule est saluée par un nouveau déluge. 

Nous trouvons refuge dans un garage spacieux et abrité qui nous semble abandonné. Nous allons pouvoir étendre la tente pour la faire sécher. 

Alexis prépare du riz pour le dîner mais la réserve de sel est trempée et inutilisable. Il décide alors de l’assaisonner avec le chocolat en poudre du petit déjeuner. C’est pire. On est obligé de tout jeter. Il ne nous reste que du pain sec. Nous nous allongeons sur le sol pour dormir et nous sombrons sur notre matelas de béton ! 

Puy de Dôme. 

REPOS

Comme nous sommes bien abrités dans ce local au sec et que nos affaires sont trempées, nous décidons d’y rester une journée de plus. Le propriétaire du garage qui s’est fait connaître ne nous a pas chassés. Il nous propose même de venir cuisiner et manger chez lui au chaud. L’après-midi, Alexis recherche la colo où il avait passé un été pendant la guerre.

La Bourboule - Saint Flour 105 Km 

Dimanche 16 juillet. Départ à 7h 30 après avoir remercié nos hôtes. Nous montons d’abord très rapidement sur une route en terre à 1131m. (351m de dénivelé) au milieu d’une myriade de nuages. Cela ressemble à de petits voiles de brouillard où les bruits sont assourdis. On ne s’y entend plus. Nous nous arrêtons un moment devant une belette morte au milieu de la route, sans doute foudroyée. Nous pensons pouvoir vendre sa fourrure et toucher une prime si c’est un nuisible. Je la charge sur mon porte-bagage arrière. 

Lorsque nous redescendons sur l’autre versant, il pleut. Nous sommes obligés de nous arrêter de temps à autre dans des abris d’autobus. Une camionnette s’arrête et nous propose de nous avancer de quelques kilomètres. Alexis est secoué comme un pruneau. Il a mal au cœur. La camionnette nous dépose et nous repartons vers Condat sur une route incarossable traversée de temps en temps par un ruisseau. Je plains les coureurs du Tour de France d’antan qui roulaient sur de pareils sentiers à chèvres. Enfin après une descente bordée de fraises des bois nous voici à Condat. On nous rit au nez quand nous essayons de vendre la belette que je trimballe depuis La Tour d’Auvergne. La dépouille n’ira pas plus loin ! 

On repart direction Marcenat où nous déjeunons dans un bistrot pendant que la pluie tombe sans discontinuer. Après trois heures de patience, la précipitation cesse enfin. Nous nous offrons une belle descente jusqu’à Allanches où déambule un curé chaussé d’énormes « écrase-merde » dont la forme nous déclanche un fou rire qui durera jusqu’à Neussargues. Encore une montée à travers les nuages et nous découvrons un immense panorama ondulant sous les nuages gris, percés de quelques trouées bleues. Manifestement les paysages « centraux » n’ont pas la même gaîté que celle à laquelle nous sommes habitués en Ile de France ou en Provence. 

Nous voici à Saint Flour. Bruno achète des cartes postales pour Zine. A la sortie de Saint Flour, après quelques essais infructueux, un fouchtra accepte de nous héberger dans sa grange en nous recommandant de ne pas faire de feu. Nous nous endormons au milieu d’un massif de foin, comme le dit la chanson …couchés dans le foin… Ca sent très bon ! 

Puy de Dôme, Cantal. 

Saint Flour – Les Vignes 120 Km 

 Lundi 17 juillet. Départ à 7h 30 comme d’habitude par un froid piquant. Nous admirons au passage le Viaduc de Garabit qui en impose aussi bien par sa masse que par ses formes. Voir en vrai cet ouvrage dont nous avait parlé le professeur de géographie était un des buts de notre entreprise, aussi ne sommes-nous pas déçus. 

Après cette halte dont nous mesurons mal les effets pernicieux, nous repartons vers le sud alors qu’un puisant vent dans le dos souffle si fort qu’il nous abruti. On ne s’en plaint pas car il nous fait rouler très vite jusqu’à ce que nous ressentions un petit coup de barre, pas sérieux à St Chély d’Apcher. 

Une camionnette nous ramasse et nous avance de sept kilomètres vers Marvejols. Elle nous dépose dans un hameau et nous reprenons notre bonne vielle bicyclette mais c’est maintenant assez dur d’appuyer sur les pédales et un laitier en tournée nous permet de hisser nos vélos sur les bidons de lait qu’il transporte dans sa Renault. Il nous dépose en haut d’une magnifique descente de huit kilomètres vers Marvejols où nous déjeunons dans un bistrot à l’abri du vent. 

A deux heures tapant, notre laitier nous refait un brin de chemin. Sept malheureux kilomètres alors qu’il en reste 24 ! 

C’est seulement après une dizaine de kilomètres de souffrance que ça recommence à tourner rond. Moralité, dans une étape il faut forcer un peu dès le matin pour s’échauffer afin de ne pas peiner toute la journée. L’arrêt au Viaduc de Garabit nous a coupé les jambes. 

Enfin voici La Canourgue où nous finissons les derniers choc-ovo. Une longue montée nous fait longer un curieux rocher en forme de sabot avant de parvenir à surplomber des abîmes rougeâtres en un lieu dit « Point sublime » d’où nous découvrons à travers une ozone bleutée la falaise opposée. Le panorama des gorges du Tarn est magnifique. 

Je me fais lâcher dans la longue descente qui suit, ce qui me donne tout loisir d’admirer encore ce canyon grandiose et le petit filet d’argent qui serpente au fond. Après une bonne omelette préparée par notre cuistot, nous nous couchons sous la tente enfin sèche, que nous avons dressée pour ce soir dans un petit champ de luzerne au bord de la rivière. 

Cantal, Lozère. 

Les Vignes – Montpellier 150 Km 

 Mardi 18 juillet. Saint Alexis. Nous partons à 8h et longeons le Tarn surplombé par un à-pic d’environ 400m où j’essaie sans grand succès d’y repérer le creusement dont notre prof d’histoire-géo nous a enseigné qu’il caractérise le canyon. 

Nous sommes à Millau (32 Km) au bout d’une heure où nous nous arrêtons dans un café pour lire l’Equipe et Miroir-Sprint afin d’avoir des nouvelles du Tour de France qui est au pied des Pyrénées car nous n’en avons plus depuis deux jours. 

A la sortie de Millau une bonne côte d’une dizaine de kilomètres fait son apparition pour nous hisser sur le Causse du Larzac. 

Nous roulons maintenant sur un immense plateau assez vallonné, sec et sans végétation. Nous sommes seuls sur cette route. Il est encore trop tôt pour que le goudron fonde mais ça ne devrait pas tarder. Traversant La Cavalerie, maigre hameau situé à l’intersection de la seule route qui croise la notre dans cette région aride, nous demandons de l’eau dans un bistrot en prévision des 40 Km de désert qui nous séparent du prochain lieu habité, Lodève. On nous rassure sur la facilité de la route, toute en pente. «  Vous en faîtes pas, ça descend comme ça (en inclinant la main de manière prononcée) jusqu’à Lodève ». Or la soi disant descente promise par le cabaretier se transforme en montagnes russes enchaînant montées et descentes. Et pour corser l’affaire, je crève. 

L’arrêt est épuisant. Il règne une chaleur torride que le vent de la marche parvient à peine à rafraîchir. Ici, il n’est plus question de pluie. Enfin voici trois maisons sans fontaine. C’est Le Caylar. Après quelques kilomètres d’un petit canyon étroit, nous débouchons sur une immense gorge où cette fois-ci, la route descend bel et bien. Nous en profitons pour doubler les poids-lourds à 50 à l’heure dans les virages sans frémir devant les panneaux « Attention, Danger, Chutes de pierres » tellement on en a vu. 

Deux heures moins le quart à la terrasse d’un café sur la grande place de Lodève, nous sommes d’accord pour faire une entorse à notre enveloppe budgétaire en nous payant un Perrier menthe pour nous désaltérer comme les vrais coureurs du Tour ! On pense l’avoir bien mérité. Bruno qui criait famine peut enfin combler son creux. 

Maintenant nous pouvons faire la sieste en plein air. Nous trouvons un enclos qui s’y prête où nous nous endormons agacés par le chant des cigales. Mais il est temps de repartir. La chaleur nous terrasse et le repos-rafraîchissement de  Gignac, trente kilomètres plus loin, est bien accueilli. 

Quand il s’agit de redémarrer, c’est une autre affaire. Heureusement une camionnette Peugeot nous tire d’embarras et nous pousse jusqu’à proximité de Montpellier. Nous sommes sur la plate-forme de la camionnette avec nos vélos, protégés par une bâche. La lenteur de la camionnette ne nous empêche pas de converser. Chacun raconte comment il chahute ses profs. Le conducteur nous lâche au sommet d’une côte, longue descente sur Montpellier. 

Nous traversons les magnifiques allées de platane de Montpellier où nous achetons des pâtisseries pour célébrer la fête d’Alexis. Nous nous installons à la sortie de Montpellier, dans la « zone », sous un pont de chemin de fer au bord d’un cours d’eau où nous allons nous endormir sans avoir à monter la tente. 

Aveyron Hérault. 

Montpellier – Les Saintes Maries de la Mer 90 Km 

 Mercredi 19 juillet. Aujourd’hui l’étape est courte aussi en profitons nous pour nous laver dans la petite rivière où il est même possible de faire quelques brasses. Départ vers 9h en direction de Lunel où nous nous désaltérons au Perrier. 

Nous filons ensuite vers Aigues Mortes, brûlés par le soleil de Provence et poussés par un gentil Mistral. Impossible de visiter l’illustre Tour de Constance qui est fermée. Comme la moitié protestante de la famille nous a bien recommandé de ne pas manquer cette visite, nous nous contentons de la prendre en photo. 

En faisant nos provisions, nous rencontrons un camarade du Touring Club de France qui campe dans le coin. Nous repartons vers Le Grau du Roi où nous nous baignons dans la mer pendant que les vélos cuisent sur un sable brûlant (les pneus ont dû durcir sur le coup). 

Impossible de rester au soleil, il nous faut trouver de l’ombre. Nous échouons dans un camp de vacances des jeunesses communistes où on nous permet de manger et de nous reposer à l’ombre. Bien entendu l’eau du robinet est contingentée mais l’eau minérale ne vaut ici que 20 francs le litre (la moitié du prix dans les épiceries) et nous en abusons avant de repartir vers quatre heures en direction d’Aigues Mortes après avoir salué ces sympathiques garçons. 

Nous voilà maintenant en direction des Saintes Maries de la Mer. Nous prenons des relais à toute vitesse comme si c’était la piste du Vel d’Hiv ou du Parc des Princes et nous arrivons bientôt à un bac qui fait traverser le Petit Rhône, le pont ayant été détruit pendant la guerre. 

A la sortie du bac, crevaison. Je répare tandis qu’Alexis se prenant pour un Toreador essaye d’amadouer quelques taureaux qui broutent paisiblement dans le pré voisin de notre halte. Ils ont l’air de se foutre de lui en meuglant. Une fois ma réparation effectuée, je prends la scène en photo. 

Nous voici maintenant aux « Saintes » où nous visitons l’église forteresse, massive construction de style roman en pierre dont nous goûtons la fraîcheur en imaginant les rassemblement de gitans qui viennent chaque année faire un pèlerinage à Sainte Sarah. 

Nous dînons dans un estaminet où la place est facturée 90 francs par personne en plus des consommations. On se couche non loin de là entre la mer et la lagune, bercés par le chant des moustiques, sans avoir pu apercevoir le moindre flamant rose. 

Hérault, Gard, Bouches du Rhône. 

Les Saintes Maries de la Mer – Marseille 170Km 

 Jeudi 20 juillet. Le réveil ne sonne pas mais en nous privant de déjeuner chaud nous partons quand même à 7h ½. Une lutte acharnée doit être menée contre le vent qui s’est levé. Au bout de trente kilomètres d’efforts un camion nous ramasse et nous emmène jusqu’à Beaucaire. 

Le vent s’est calmé. Nous reprenons le vélo, direction Les Baux de Provence. Nous passons près de l’abbaye de Montmajour et apercevons le moulin de Daudet dans le soleil. 

Nous déjeunons aux Baux sous une température accablante, chaque coin d’ombre étant recherché comme si c’était une boisson fraîche. D’ailleurs ici il n’y a pas de fontaine. L’eau minérale vaut 60 francs le litre. Et comme c’est la seule et unique boisson acceptable, nous en re-abusons quand même. 

Toutefois hormis le panorama qui est admirable, ce cimetière de pierres ne me parait pas aussi émouvant qu’une ville bombardée, si je pense à Mantes ou à St Malo dont j’ai encore sous les yeux les tas de ruines que j’ai pu y voir pendant et après la guerre. 

Nous repartons vers Istres poussés par une brise favorable, en roulant tous les trois de front sur ces routes peu fréquentées. Nous devisons sur le cyclisme amateur, chacun de nous espérant secrètement être en mesure d’y construire un palmarès prestigieux. Alexis me confie que pour lui le meilleur français n’est autre qu’Andrieux ! 

A Istres nous goûtons du Coca Cola « pour voir ». C’est infect. Heureusement une fontaine bien claire nous débarrasse la bouche de ce parfum trop lourd. Nous voici à Martigues où nous nous remémorons de vieux souvenirs qui datent de l’année dernière tout au plus. Puis à Sausset les Pins où Alexis remporte le sprint (nous disputions un sprint à l’entrée de tous les lieux importants de notre périple). Nous allons faire un pèlerinage à la calanque du Rouveau car il n’y a personne à la Villa où nous avons passé un mois l’été dernier. 

Les trente kilomètres qui nous séparent maintenant de Marseille sont vite franchis et nous prenons un pastis à l’Estaque, entourés de gens qui admirent ces parisiens venus à Marseille en vélo. 

Nous arrivons Bd Pasteur chez le Docteur et Mme Delage, Jacques et Suzanne, amis de nos parents qui, n’ayant pas d’enfants, avaient accepté de nous héberger quelques jours. Nous déharnachons nos vélos et retrouvons le plaisir de les conduire sans être embarrassés par ces lourdes sacoches. Nous nous lavons de fond en comble et nous habillons de propre avant de dîner sur la terrasse face à la mer. Le docteur nous explique comment on cultive le virus de la poliomyélite et nous parle de ses travaux en microbiologie avant que nous ne nous endormions rapidement dans un vrai lit ! 

REPOS I 

 Vendredi 21 juillet. Nous nous levons un peu plus tard que d’habitude, à 8h 30. Alexis et Bruno vont faire les courses avec Mme Delage tandis que je vais acheter l’Equipe. Pendant le déjeuner nous discutons avec nos hôtes de l’itinéraire que nous avons prévu pour quitter Marseille et rallier Castellane via Trets, Barjols et Salernes. Bien nous en a pris car ils nous déconseillent de nous engager sur les plateaux arides de haute Provence, sans rivières ni ombrages alors qu’en se dirigeant vers Aix en Provence nous pourrons suivre la Durance et le Verdon sur une route agréable à l’ombre des platanes. En outre, la route Nord du grand canyon du Verdon sur laquelle nous comptions nous engager est à sens unique et nous ne pourrions pas l’emprunter. Seule la route sud est possible dans le sens où nous allons. 

Nous établissons donc un nouvel itinéraire via Moustiers Ste Marie pour rejoindre Castellane. 

Dans l’après midi nous déambulons sur la Cannebière et nous engouffrons dans un cinéma qui donne La Fille du Puisatier avec Raimu, Fernandel, Orane Demazis. Puis nous nous offrons une séance de Cinéac avant d’échouer sur la terrasse d’un bar du Vieux Port pour lire dans « Le Midi Libre » le nom du gagnant de l’étape d’aujourd’hui du Tour de France. C’est Koblet. Je crois que l’épreuve est pour lui. Nous dînons et nous couchons tôt pour profiter le plus possible du repos. 

REPOS II

 Samedi 22 juillet. Alexis et moi allons acheter des fleurs pour remercier Mme Delage de son hospitalité. Nous lisons l’Equipe, ça prend un certain temps quand il n’y a qu’un seul journal pour nous trois ! 

Alexis reçoit une lettre de Tante Nicole, sa maman qui nous apprend la mort accidentelle de Bourgeot, jeune espoir du CCRM (Club Cycliste de la Région Mantaise) et candidat aux prochains Jeux Olympiques fauché sur la route pendant une séance d’entraînement… Nous sommes consternés. 

Je vais à la poste pour téléphoner à Maman à Paris. Coût 500 francs. Avec les 400 francs du garage pour les vélos, ça fait presque 1 000 francs assez vite écoulés. Autant dire une dépense sur laquelle nous ne comptions pas. 

Après le déjeuner nous décidons d’aller nous baigner, la plage des Catalans étant au pied de l’immeuble. Mais l’envie est moins forte que la paresse qui elle, est stimulée par l’anticyclone océanique. Aussi restons nous affalés sur des chaises longues à écouter les histoires de chasse que Mme Delage nous prodigue généreusement en digne pratiquante du culte de Diane. 

A 4 h le docteur Delage vient chercher Madame. Ils partent voir Le Cid au Festival d’art dramatique d’Avignon. Nous restons seuls. Nous allons préparer les vélos, les graisser, resserrer les boulons, les nettoyer. Alexis fait la tambouille pendant que nous dressons le couvert. Nous préparons les sacoches car demain est un nouveau départ sans oublier de bien ranger l’appartement. Nous nous couchons tôt car c’est la dernière nuit de repos. 

Marseille – Moustiers Ste Marie 106 km 

 Dimanche 23 juillet. Nous nous levons à 5h. Alexis fait le petit déjeuner pendant que Bruno et moi ramassons toutes nos affaires et bouclons les sacoches. Nous chargeons les vélos après les avoir sortis du garage payant. C’est vers 7h qu’est donné le premier coup de pédale. De longues routes pavées à la sortie de Marseille mènent à Aix en Provence ou tradition oblige, nous nous installons au « Deux garçons » pour prendre un café crème en terrasse devant une fontaine thermale complètement à l’ombre. 

Nous continuons vers Meyrargues, longeant le plateau calcaire et désolé que nous aurions du traverser si nous n’avions pas été fort heureusement prévenus par le docteur Delage. 

En passant à Pont de Mirabeau nous admirons le magnifique pont suspendu sur la Durance. Déjeuner sur les bords du Verdon à Vinon. Puis après une petite sieste nous repartons vers Riez où nous apprenons en écoutant une radio dans un café que le duo mythique Bobet 1er, Barbotin 2ème a remporté l’étape du Tour a Avignon. Nous en ressentons une grande émotion. Enfin un français va montrer les dents au suisse ! 

En reprenant notre marche vers Moustiers nous réalisons que nous sommes les jouets d’une illusion d’optique. Nous avons visuellement l’impression que la route descend lorsque l’horizon est barré par une montagne alors que pour nos mollets elle monte. A l’arrière plan se dressent les Alpes de Provence, aussi n’avançons nous que péniblement. 

Moustiers est plein de touristes et de commerce de faïence. Une boucherie est ouverte où nous achetons des bifsteaks. Nous nous installons dans un champ de lavande pour les faire cuire et installer notre couchage. Nous nous endormons dans une atmosphère parfumée. 

Bouches du Rhône, Var, Basses Alpes. 

Moustiers Ste Marie – Castellane 65 Km 

 Lundi 24 juillet. Lever à 5h30. On se fait traîner par un camion jusqu’en haut du Col d’Ayen (1131 m.) premier de la série, procédé qui demande une explication. Les rares camions qui passent sur ces routes montent très lentement. Ils ne sont pas assurés de pouvoir redémarrer si ils s’arrêtent. Leur vitesse est à peine plus rapide que la notre. Il n’est pas difficile de s’accrocher à l’arrière et de se laisser traîner. On peut même changer de main lorsque la vitesse du camion tombe presque à zéro dans une épingle. De toutes façons ils peinent à nous doubler. 

Crevaison au col, pas seulement du pneu mais du bidon en aluminium qui a été percé par un gravillon. Plus rien à boire. 

Nous entamons une grande descente avec un arrêt au « Point Sublime » qui ne vaut ni celui du Tarn ni la vue que l’on découvre depuis le col d’Ayen. 

Nous achevons la descente dans la pénombre car la route est souvent en tunnel ou creusée sous la paroi étayée par de petites arches. Déjeuner à Castellane, terme de l’étape. Du moins sa première partie. 

Après la sieste, le temps se couvre, il fait même froid. Un des buts de notre voyage est de voir de près un grand barrage électrique. Nous gravissons le col du Cheiron (830 m.) pour visiter le barrage du Castillon. C’est grandiose. La verticalité abyssale du mur du barrage surtout donne une idée de force qui ne se dégage pas aussi nettement du Viaduc de Garabit. 

Un fort vent se lève lorsque nous redescendons, accompagné d’un peu de pluie. Comme il n’y a pas de ferme accueillante, nous nous installons pour dormir sous le toit d’une masure abandonnée qui doit servir aussi de lieux d’aisance, nous le découvrons peu à peu car nous nous endormons bercés par les sifflements des courants d’air et le parfum des colombins. 

Basses Alpes. 

Castellane – Seyne les Alpes 102 Km 

 Mardi 25 juillet. Nous nous réveillons à 5h et pendant que le déjeuner chauffe, nous lançon des briques sur un pan de mur prêt à s’écrouler car la température a chuté et il nous faut nous réchauffer. 

Départ à 7h30 sur la Route Napoléon en direction de Digne. On attaque la première difficulté de la journée, le col des Lèques (1138m.). On est maintenant dans les Alpes. C’est du sérieux. Près du sommet où nous avons convenu d’un sprint, Alexis s’échappe mais je bats Bruno sur la ligne. Dans son effort il vient de casser un rayon de la roue arrière, coté roue libre évidemment. Nous entamons la descente mais la roue de Bruno se voile de plus en plus. Non devons faire halte dans un hameau typiquement alpin : fermes rangées en ordre, prairies vertes en pente bordées de sommets enneigés. 

Un paysan nous prête un antique étau à pied sur lequel Bruno démonte sa roue libre, remplace le rayon, dévoile la roue qu’il remonte sur son vélo. Nous remercions le propriétaire de l’étau qui n’en revient pas de la rapidité avec laquelle trois gamins ont paré le coup. 

Nous continuons notre descente au milieu de gorges fantastiques qui feraient les beaux jours des profs de géologie, au fond de laquelle coule un petit ruisseau. Un terrible vent de face souffle dans ces gorges. Il nous ralenti tout en exigeant de nous un surplus d’effort. En fin pas de nous seulement puisque nous dépassons deux cyclo-campeurs sur cycle « Hellyett » et nous voici à Digne ou nous faisons halte pour déjeuner tout en lisant l’Equipe, qui fut le seul journal que nous considérions comme « officiel » sur le Tour de France. 

Après la sieste nous repartons toujours contre le vent, longeant des paysages schisteux (que serait-on sans la géologie du Lycée ?) et remontons le Clue de Névache, torrent alpin qui gronde au fond d’un gouffre bordé d’immenses parois à-pic entre lesquelles nous zig-zagons tant le vent contraire est puissant jusqu’à franchir le col de Maure (1347 m.). 

Une dernière descente et nous voici à Seyne les Alpes où après quelques essais infructueux, un paysan accepte de nous loger dans sa grange. 

En allumant le réchaud à alcool (plus exactement à vapeur d’alcool) sous l’œil anxieux (et curieux) des « patrons », je mets le feu à un tas de foin. Bruno écarte aussitôt le réchaud et maîtrise l’incendie. Nous couchons dans la grange. Ca sent bon. Nous nous endormons rapidement. 

Basses Alpes. 

Seyne les Alpes – Le Monêtier les Bains 115 Km. 

Mercredi 26 juillet. Nous démarrons assez tôt. Au moment de remercier nos hôtes, le Patron déclare en donnant l’impression qu’il croit ce qu’il dit : « Au moins vous, vous savez ce qu’il faut faire avec le feu ! Vous n’aiuriez pas mis le feu à la grange ! » 

Nous consultons la carte. Elle nous confirme qu’une longue descente doit nous conduire vers la Durance où la route traverse le fleuve sur un pont pour arriver à Chorges, traversé par la N 94 sur laquelle doit passer l’étape du Tour de France Gap-Briançon avec les cols de Vars et d’Izoard. Il ne nous faut à aucun prix rater ce rendez-vous qui est un autre point fort de notre périple. 

Nous entamons la descente quand après 4 kilomètres, nous butons sur une patte d’oie où force nous est de constater que la route prévue est barrée. La seule possibilité de voir les coureurs consiste à renoncer à cette descente et à remonter vers un col St Jean à 1333 m. pour redescendre ensuite vers la N 94 à Embrun. 

Nous attribuons la cause de cette déviation au parcours du Tour lui-même qui oblige à barrer certaines routes. 

Tant pis pensons-nous, si la route est barrée pour le Tour, nous dirons que nous aussi on fait le Tour de France et on nous laissera passer. Nous voici donc engagés sur la pente au petit matin pour ne pas rater les coureurs. L’air frais me fait frissonner tandis que nous évoluons sur ce ruban qui serpente au milieu d’une gorge assez large. 

Mais voici la fin de la descente, la Durance ne doit pas être loin …Tiens ! il y a un camion sur la route ! …Et i bouche l’entrée du pont ! … Alors, i va foutre le camp ce chauffard !… On contourne le camion et on s’exclame en chœur …Ah !... Oh !... merde, y’a plus d’pont !... 

En effet une récente et subite crue de la Durance avait enlevé le pont. Nous parlementons avec le chef de chantier qui sort de la cabine du camion. Nous venons de constater l’existence d’une benne, soutenue par un mince câble de 10m/m de section tendu entre les deux berges. Nous nous proposons d’emprunter cette nacelle. Mais le chef de chantier refuse de nous laisser traverser le fleuve dans cette simple caisse en bois à claire voierenforcée de cornières en fer qui ne peut supporter une charge supérieure à 300 Kgs, d’autant qu’on vient seulement d’achever son installation, qu’elle n’a pas encore été approuvée par les Ponts et Chaussées et qu’elle n’est destinée qu’aux géomètres préparant la réparation du pont. Enfin, en aucun cas ce téléphérique n’est ouvert au public… 

Finalement, apitoyé à l’idée du long détour qu’il nous faudrait faire sans compter l’ascension du col dont il connaît les pourcentages, il se laisse fléchir et accepte de prendre la responsabilité de notre traversée qui va se faire en deux temps. 

Pour le premier passage nous accrochons deux vélos, le mien et celui d’Alexis sur les cotés de la nacelle et je prends place sur la petite plate-forme carrée de 1m de large. Me voici tout seul sur ces quatre planches entre lesquelles je vois bouillonner le fleuve, espérant que le plancher, ou câble ou ses ancrages ne vont pas céder. 

Enfin arrivé de l’autre côté je détache les vélos. Le mien est crevé. Je ne vais pas réparer tout de suite. Il y a plus urgent, sortir l’appareil pour photographier le second passage, celui de Bruno et Alexis dans le téléphérique avec le troisième vélo. Ensuite donner un coup de main au type qui les hâle car c’est à la main que se fait le va-et-vient de l’installation secourable ! Les voici qui mettent pied à terre. Personne n’a eu le vertige mais nous avons tous eu la frousse. Enfin nous l’avons traversée cette Durance, mais quelle émotion. 

On se rend compte qu’on a manqué les coureurs. Tant pis, nous les verrons à Guillestre où ils doivent passer en descendant du col de Vars, avant d’attaquer l’Izoard. Faute de coureurs, c’est la caravane publicitaire du Tour qui nous escorte maintenant jusqu’à Embrun où un arrêt restauration est décidé après avoir vérifié les horaires du passage à Guillestre. 

Nous repartons vers ce nouveau rendez-vous. Alexis impatient se détache, puis Bruno. Je suis largué. Je roule tout seul, à quelque 100 mètres au dessus de la Durance. Enfin une descente suivie d’un petit pont sur le fleuve devenu petit ruisseau. Je retrouve Bruno et Alexis au pied de la montée vers Guillestre où nous arrivons vers midi. 

Nous cherchons de l’eau. Voici une fontaine bien alléchante. Nous décidons de nous y laver. Nous voici bientôt tous les trois dans ce lavoir improvisé à nous savonner dans la tenue qui convient, à nous frictionner et à nous sécher à la chaleur d’un soleil de grand beau temps sous les regards ébahis des habitants étonnés qu’on ne recule pas devant l’usage corporel de cette eau glacée, tout juste descendue des glaciers voisins ! 

Après une pause à la terrasse d’un café pour prendre un sérieux déjeuner, nous nous installons sur le bord de la route pour voir passer les coureurs. Là où nous sommes on peut voir les derniers lacets de la descente du col de Vars et distinguer les coureurs avant qu’ils ne passent juste devant nous. Cest le Campionissimo Fausto Coppi que nous apercevons tout là haut. Après quelques minutes le voici qui passe devant nous à toute vitesse, à peine le temps de le photographier. Puis voici Buchonnet, Koblet, Geminiani et le peloton. Chacun saisit sa musette et repart à l’assaut du col d’Izoard. Un camion Perier passe en trombe et nous lance des lunettes de soleil qu’il nous faut ramasser dans le fossé ! 

Il nous faut maintenant repartir vers Briançon pour voir l’arrivée. Il y a Un camion Perier passe en trombe et nous lance des lunettes de soleil qu’il nous faut ramasser dans le fossé ! 

Pendant que les coureurs escaladent l’Izoard, nous pensons avoir le temps de gagner Briançon (33 Km et 275m plus haut) pour voir l’arrivée. A peine parti, Alexis crève. Pendant qu’il répare avec Bruno je fais du stop. Un camion italien accepte de nous prendre sur sa plate forme. La roue est remontée avec une nouvelle chambre car nous avons épuisé notre stock de rustines. Nous voici maintenant tous les trois sur cette plate forme qui s’avère être en acier poli, plus que glissante et sans rebords. Seule l’adhérence de nos pneus tous freins serrés nous permet de ne pas glisser dans les tournants où en outre, le camion s’incline pas mal car le chauffeur aime la vitesse ! Tout ça n’est pas rassurant. Soudain, la nouvelle chambre d’Alexis éclate ! Elle a dû être surchauffée par les frottements dans les virages. 

Enfin voici Briançon. Nous montons une nouvelle chambre, achetons des rustines et avons le temps d’applaudir le vainqueur : Coppi arrive premier, puis Buchonnet et tous dans le même ordre qu’à Guillestre. Marinelli blessé se traine sur sa machine. 

Je dois maintenant redresser mon porte bagage avant qui a été tordu sur ce diable de camion sans lequel, il faut bien l’avouer, nous aurions manqué l’arrivée de l’étape. 

Nous repartons vers Le Monêtier. Je me fais lâcher dès le début de la pente mais je les rattrape bientôt et nous nous retrouvons tous les trois dans la roue d’un vieux qui nous lâche en arrivant au Monêtier. 

Nous faisons les provisions et achetons un bout de fil de fer chez un marchand de vélo. Ce n’est autre qu’un rayon de piste ! 

Ce soir il nous faut monter la tente, même si il fait grand beau. Je décide de dormir tout habillé. J’enfile par-dessus mon pyjama mon short, mon anorak avec capuchon et je garde mes chaussures dans mon sac de couchage pour ne pas avoir froid. Bien m’en a pris car les deux autres auront ressenti le froid cette nuit-là passée à 1740 m d’altitude. 

Basses Alpes, Hautes Alpes. 

Le Monêtier les Bains – Aix les Bains 165 Km. 

Jeudi 27 juillet. Un bon froid de montagne aide le réveil à faire son œuvre. Je me lève pour préparer le réchaud et les autres pour ranger les affaires. Tout étant « ready » nous nous installons pour ingurgiter un bon petit chocolat au lait avec des tartines, de quoi vous réveiller un anapurniste gelé. 

Premier coup de pédale à 9 h. Alexis et moi lâchons Denis et commençons à « bagarrer ». Il me lâche à la fin 5 km avant le sommet du Lautaret. Je continue seul, expérimentant les dépressions atmosphériques que l’on rencontre en altitude. Je retrouve mon gars parmi la foule au Lautaret. Il m’avait pris 5’ et 10’ à Denis. Nous Voici tous les trois guettant Steve Passeur, le dramaturge, cousin de mon père, journaliste sur le Tour qui pourrait nous faire rencontrer des coureurs. Je l’aperçois dans sa décapotable filant vers le parc de stationnement réservé aux voitures autorisées. 

Je cours à sa rencontre. Il me présente à des journalistes et malgré mes refus polis il me glisse un billet de mille francs « pour boire à ma santé » ordonne-t-il. Je retourne voir les copains qui sautent de joie à l’annonce de cette prime supplémentaire. Assourdis par les marchands de journaux et les messages publicitaires nous attendons avec impatience le passage des coureurs. Enfin les voilà. Tout le peloton passe assez vite. On n’en reconnaît pas beaucoup : Bartali au nez busqué, Bobet, Magni à cause de sa calvitie, et naturellement le bel Hugo Koblet. Les coureurs sont passés. Ils redescendent l’autre versant et nous allons maintenant monter notre Galibier, point culminant du parcours, sous un ciel de plomb et sans nuages. Bagarre encore avec Alexis qui franchit le col en tête. 

LE COL, CE COL à 2556 m. d’altitude, centre d’intérêt de notre voyage qui, bien qu’on le monte à 10 à l’heure ne paraît pas trop difficile. J’y retrouve en haut Alexis et nous attendons Denis. Le trio se fait photographier au pied du Monument Desgranges par un cycliste complaisant. Ce sera l’unique photo sur laquelle nous sommes tous les trois réunis avec nos bicyclettes. Nous contemplons La Meije et le col du Lautaret, 500m. plus bas. Pour ma part, je le trouve vraiment petit. 

Pour franchir le col, nous devons traverser le tunnel où nous nous présentons vêtu seulement de notre en maillot. La traversée est très froide et obscure. Nos éclairages sont insuffisants, quand ils marchent. On ne voit pas les cataractes qui tombent de la voûte sur le sol glissant, en terre battue et plein de fondrières. Nous sommes copieusement douchés. Vivement la sortie de ce passage de 7 à 800 m. parfaitement déplaisant. 

Enfin sortis de cet enfer liquide nous retrouvons le beau soleil et des plaques de neige dont nous tirons de grosses boules qui donnent lieu à un autre type de bagarre. 

Maintenant nous nous préparons à la descente, fiévreusement. Nous ajustons nos lunettes, chaussettes, casquettes, anoraks, etc… et à 1heure de l’après midi nous nous engageons dans la pente. Surprise, la route est en terre et non revêtue sur plusieurs kilomètres, jusqu’à une surface correcte où pour une Nième fois +1 Denis crève. Nous réparons et lui laissons prendre de l’avance pendant que je range les rustines. Alexis et moi repartons, roulons l’un derrière l’autre. L’allure est rapide, tout va bien, Alexis prend correctement ses virages, la route est bien roulante. Quand tout à coup je vois son vélo flamber et c’est la chute. Je ne peux pas l’éviter et nous nous retrouvons tous les deux par terre, emportés par notre vitesse, glissant sur le goudron… Nous nous relevons écorchés, vélos emmêlés, pas trop abîmés heureusement. Nous repartons lentement, prudemment après inspection des vélos et nettoyage superficiel des plaies pour 20 Km de descente, les mains crispées sur les freins. Il est 2h de l’après midi quand nous arrivons à Valloire où Denis nous attend depuis une demi heure en se demandant ce qui nous est arrivé. 

Nous décidons à l’unanimité d’aller claquer les mille Francs de l’Oncle Stève dans un restaurant où on nous sert un bon déjeuner légèrement arrosé puisqu’il fallait boire à sa santé ! Denis soigne nos blessures et les pense puis nous attaquons la seconde difficulté de la journée, le col du Télégraphe (1558 m.). La route s’élève dans une forêt de sapins et rapidement perd son revêtement. C’est un sol en terre plus ou moins meuble sur lequel il nous faut progresser. Et comme notre allure est lente, notre équilibre est instable. Heureusement il n’y a pas de circulation. Quand nous sommes soudainement doublé par une colonne de camions militaires conduits par des apprentis car l’un nous coince contre la muraille. Et c’est la deuxième chute de la journée pour Alexis et moi. Mon genou déjà écorché tombe dans la poussière. On nettoie en vitesse et un infirmier militaire complète les soins avec de grosses bandes. Je ne crains plus rien ! 

Nous achevons l’ascension et entamons la descente sans sortir de la forêt de sapins qui sent très bon. Les camions militaires descendent plus lentement que nous. Nous les rattrapons et discutons dans la descente avec les soldats qui sont transportés. La route est bonne maintenant. Il n’y a plus de problème de freinage ni d’équilibre à tenir ! 

En arrivant à St Michel de Maurienne après une demi heure de descente nous nous rendons compte que la vallée de la Maurienne est balayée par un fort vent défavorable à notre progression vers Chambéry. Dans ces conditions, il faut se rendre à l’évidence. Nous ne pourrons pas arriver comme convenu ce soir à Aix les Bains où nous attend la famille Pommier et leur fils Bernard, des amis de mes parents, qui ont prévu de nous recevoir et de nous héberger. En aucun cas nous ne pouvons leur faire faux bon. Nous nous enquérons du car pour Chambéry et essayons le stop avant son arrivée. 

Nous voici dans le car ; Je me remémore la journée : notre victoire au Galibier que l’on attendait depuis si longtemps, nos chutes, notre déjeuner à 2h. de l’après midi et enfin, la douloureuse de l’autocar : 975 francs pour nous trois et nos trois vélos jusqu’à Chambéry. 

Le paysage de la vallée de l’Arc défile ; de même pour l’heure. Nous sommes à 30 km de Chambéry et il est 7h. 30, l’heure à laquelle nous avions donné rendez-vous à la famille Pommier à Aix ! 

A Aiguebelle un bon savoyard s’assied à coté de moi et m’explique avec complaisance la géographie de sa région. Nous discutons sur les dangers de l’alpinisme jusqu’au terminus où on se sépare. Alexis qui est déjà venu à Chambéry en colonie de vacances tient absolument à nous faire admirer les « Quatre sans cul », quatre têtes d’éléphants en bronze sortant d’une colonne élevée à la gloire de faits d’armes aux Indes. 

Pour nous, ce sera moins loin mais il reste encore 15 km jusqu’à Aix et il est 8h. Nous reprenons nos vélos malgré que ma jambe écorchée ne réponde plus à l’effort. Mais à la sortie de Chambéry les blessures s’échauffent et ne me font plus souffrir. Nous prenons des relais très rapides et en 20 minutes nous sommes rendus (ce qui représente du 39 de moyenne) à l’hôtel où les Pommiers nous attendaient depuis une heure. 

Après le dîner en plein air nous décidons d’aller visiter Aix-les-Bains. Nous nous dirigeons vers le quartier où nous avions vu des voitures du Tour qui fait étape à Aix. Nous approchons de celle de Jean Bidot, le patron de l’équipe de France, de Géminiani, Lazarides et les autres. Nous décrochons la musette pendue au porte-roues, marquée Tour de France, ça nous fait un trophée de plus avec les deux bidons et la topette que les coureurs nous ont lancés à Guillestre hier. Nous allons vers la voiture des belges pour voir les vélos. Ce son des vraies perles de mécanique. Nous trouvons une topette fermée par un bouchon et goûtons son contenu mais nous le recrachons tout de suite, il est trop alcoolisé et peut-être toxique. 

Nous revenons en chahutant les arbustes encaissés de l’Avenue de Genève. Nous nous lavons dans une buanderie de l’hôtel où les motards du Tour ont entreposé leurs machines. Puis nous nous couchons sur un parquet plus dur que nos sommiers habituels. 

Hautes-Alpes, Savoie ; étape rédigée par Bruno. 

Repos 

Vendredi 28 juillet. Aujourd’hui c’est notre troisième et dernière journée de repos. Nous nous levons vers 8h ½ et déjeunons d’un croissant et de café au lait. Mais cela ne suffit pas à notre appétit de routier et il nous faut en plus, au moins une demi-baguette. Nous payons 50 francs pour avoir le droit de voir le départ de l’étape contre la montre du Tour, aujourd’hui : Aix-les-Bains – Genève. 

C’est d’abord Apo (Lazarides) qui part, puis Zaaf (Abdel Kader, dernier du classement, surnommé la lanterne rouge) qui nous salue en démarrant. Puis tout le monde défile dans l’ordre inverse de leur classement, les Robic, Guéguen, Bernard Gauthier… que nous voyons de près. Mais voici l’heure de rentrer à l’hôtel pour le déjeuner. Nous le faisons à contre cœur car nous nous ne pourons voir les premiers, ni Bartali, ni Coppi, ni Koblet qui vont partir à leur tour pendant qu’on déjeunera. 

Après le déjeuner M. Pommier nous propose de nous emmener dans sa voiture à Rumilly pour voir passer les coureurs. Par chance nous pouvons voir les quatre derniers qui sont les quatre premiers du classement général. Geminiani, Bernardo Ruiz, Bartali et Koblet. Je prends ces deux là en photo. 

Nous rentrons bientôt et nous apprenons que Koblet à gagné (nous nous en doutions bien) mais que malheureusement Rémy et Apo sont arrivés hors délai et ont été éliminés. Pauvre Jean Bidot, il ne reviendra à paris qu’avec dix hommes… 

Nous déambulons dans Aix-les-Bains avec Bernard Pommier à la recherche des « petits foot » puisque nous sommes quatre. 

Après le dîner, nous remercions M. et Mme Pommier de leur bonne hospitalité car nous ne les reverrons pas demain puisqu’il nous faut partir tôt. Je « panse » Bruno que sa blessure fait encore souffrir. Nous remontons une chambre neuve à Alexis qui avait cassé sa valve avant de finir la soirée au cinéma de propagande américaine et de nous coucher dans la salle de réunion des « cyclo » d’Aix-les-Bains. 

Savoie, Haute-Savoie. 

Aix-les-Bains – Bourg-en-Bresse 108 Km. 

 Samedi 28 juillet. Aujourd’hui nous partons à 9h car nous avons préféré attendre que Bernard Pommier descende pour lui dire au revoir. Nous contournons le lac du Bourget par le sud et entamons une montée qui nous met à l’entrée d’un tunnel routier d’environ trois kilomètres de long. Le tunnel du Chat. Il est moins froid que celui du Galibier, mais tout aussi noir. Nous devons mettre nos éclairages car on est en pleine nuit, la route est très mauvaise et il y a plein de nids de poules et de flaques d’eau. 

A la sortie une longue descente en lacets nous accueille jusqu’à ce qu’en bas, un imprudent cabot traversait sans regarder renverse Bruno. Sa roue arrière est encore voilée, ses rayons cassés et ses blessures ré-ouvertes. Je lui remet ses pansements pendant qu’il répare ses roues. Comme nous n’avons plus de rayons, il enlève quelques rayons à sa roue  avant qui est en acier pour le mettre à sa roue arrière et la dévoiler. 

Nous repartons jusqu’à Yenne pour un arrêt buffet où on rachète des rayons qu’il remonte sur sa roue avant. Nous reprenons la route jusqu’à Tenay où nous arrivons à une heure, l’heure de déjeuner et de la sieste où nous lisons l’Equipe. Encore un peu de mécanique pour Bruno qui veut resserrer ses cuvettes de directions. Il me demande la pince-multiprise, règle ses cônes mais oublie de me la rendre…. La pince restera là, perdue dans l’herbe tandis que nous repartons vers Ambérieu, puis Pont-d’Ain et enfin Bourg-en-Bresse où Papi nous a bien recommandé de visiter la chapelle de Brou sur laquelle nous ne nous attardons pas mais envoyons deux cartes postales. Bruno à Papi et moi à Papa. Nous dînons et couchons à la belle étoile dans un champ de maïs. 

Savoie, Ain. 

Bourg-en Bresse – Autun 132 Km. 

Dimanche 29 juillet. Une désagréable surprise nous aide à nous réveiller. Nous avions oublié que ne sommes plus sous des latitudes méridionales et nos affaires sont humides de rosée. Tant pis, nous partons réfrigérés et comme nous nous trompons de route nous devons revenir sur nos pas. Nous nous égarons une seconde fois avant finalement de nous trouver sur la bonne route où nous prenons des relais assez rapides. Alexis trace presque constamment. En deux heures nous voici à Tournus (55 km). Nous nous reposons sur les bords de la Saône avant d’emprunter la N 6 qui nous mène en 22 km à Châlons-sur-Saône où il règne une chaleur accablante. Nous traversons la ville et prenons la direction d’Autun distante de 47 Km par la N 978. 

Arrêt à Germolles pour déjeuner. Aujourd’hui, dimanche, il n’y a pas l’Equipe. Nous profitons de cet arrêt pour étaler nos sacs de couchage au soleil pour les faire sécher pendant la sieste. 

Après la sieste, nous attaquons une côte en lacets. Au sommet qui ressemble à un petit col, passe une course cycliste qui croise notre route. Je passe mon bidon au premier pour qu’il se rafraîchisse et il le passe à un autre qui l’emporte… Ca m’est égal car j’ai le bidon du Tour de France. 

Nous repartons et Autun n’est plus maintenant qu’à 25 km quand la chaîne de Bruno se dérive, …heureusement car cet arrêt mécanique voit passer un indigène qui nous invite chez lui à écouter à la radio la retransmission de l’arrivée du Tour de France à Paris sur la piste du Parc des Princes …lieu que nous connaissons bien puisque nous sommes allés voir l’arrivée de la course Bordeaux Paris en juin dernier. 

Nous voici haletants, suspendus aux paroles de Geoges Briquet qui annonce : deux coureurs viennent d’entrer sur l’anneau rose, …voyons, …ils sont loin de moi, …j’en reconnais un, …c’est un italien, …il est chauve, c’est Magni, …le second est un homme du sud-est, …maillot violet, …je ne vois pas très bien son numéro, …si, c’est le 103, …c’est Deladda, …mais Magni lui fait une queue de poisson, …Deledda l’évite, …et c’est le sprint sur la dernière ligne droite que Deledda empote d’une longueur sur le second, …Fiorezo Magni… 

L’arrivée fini nous repartons vers Autun où il nous est impossible de faire de provisions car c’est dimanche et tout est fermé. Je vois le moment où nous allons devoir dormir le ventre creux et nous regrettons de ne pas avoir fait de courses à Châlons. A force de recherche nous finissons par trouver une épicerie ouverte qui va assurer notre dîner. Maintenant que nous avons des provisions, encore quelques kilomètres sur la route de demain pour éviter de nous égarer comme ce matin et nous éloigner un peu de la ville. Nous nous installons à proximité d’une mine de charbon dont les terrils vont veiller sur notre sommeil. Mais bientôt ce sont des vaches qui nous cernent alors que nous venons de nous coucher sous la toile de tente et sans la monter. Elles nous obligent à nous lever et nous les chassons à coup de pierre. 

Ain, Saône et Loire. 

Autun – Joigny 160 Km. 

 Lundi 30 juillet. Départ à 7h 30. Il fait frais. Un vent contraire nous oblige à l’effort et les nuages bas nous rappellent que nous remontons vers le nord. Nous traversons Saulieu rapidement atteint et prenons la N 6 qui va nous mener jusqu’à Paris. Après une vingtaine de kilomètre, dans une descente où nous allons assez vite, un sandows à demi-usé lâche, se prend dans les rayons de ma roue avant et c’est la chute, …Bruno qui me suivait ne peut m’éviter et me rentre dedans à toute vitesse. Je me retrouve allongé sur la route, tout estourbi, mes lunettes ont volé en éclat ; …je m’enfuie hors de la route en courant pour qu’un camion ne me tamponne pas et m’assurer que mes membres sont restés en état de fonctionner. Je me précipite dans un champ de luzerne où je me couche pour reprendre mes esprits. Rien n’est cassé mais des plaies me brûlent. Je reste allongé pendant que Bruno et Alexis ramassent les débris de mes lunettes (les verres ne furent pas cassés) et de mon vélo. Ils viennent me relever et je découvre leur frayeur. Alexis verdâtre comme fromage pourri, Bruno pâle comme un linge ne tenant que sur un pied, l’autre est tordu car dans sa chute le cale pied ne s’est pas ouvert, la courroie est restée serrée. Pour moi j’ai écrasé l’attache métallique de ma bretelle de collant en tombant dessus, j’ai la hanche entamée et un poignet foulé donc inutilisable pour tenir le guidon. C’est le gauche, heureusement ! Côté vélos, ma fourche est tordue, six rayons sont fauchés à l’avant et trois à l’arrière, je n’ai pas encore éclairci pourquoi. Le guidon de Bruno est cintré. Il est un peu égratigné et sa cheville est légèrement foulée. Quant à Alexis, il est indemne et il n’a rien. Il a pu nous éviter et freiner à temps. Tel est le bilan à dix heures du matin avec seulement 60 km de parcourus sur cette longue étape. 

Alexis est envoyé au village le plus proche (Rouvray) pour quérir de quoi manger et acheter de rayons de bicyclette. Je panse mes plaies. Bruno essaye de réparer mes roues mais elles sont trop voilées. Alexis revient et nous partons à pied en poussant nos vélos vers ce bled où nous nous installons chez un mécanicien qui a un étau, outil indispensable pour démonter ma roue libre et remplacer les rayons manquant avant de dévoiler la roue. Il ne semble pas très bien disposé car nous sommes un peu envahissant. Et puis il devient très admiratif de notre complicité et de notre habileté en mécanique au point qu’il envisage de nous confier son atelier pendant qu’il va déjeuner. –Ah, vous alors, on peut dire que vous vous y connaissez en vélo ! dira-t-il en nous laissant ses clés. Mais à midi tout est réparé. On veut lui payer quelque chose pour le dérangement mais il n’acceptera que le prix des rayons et il nous reste environ 100km jusqu’à Joigny. 

Nous décidons de déjeuner là. L’unique crémière nous vend un fromage « assez fait ». Nous l’achetons quand même. Mais au moment de l’entamer… c’est une infection ; aussi décidons nous de le faire goûter à une chèvre qui paissait là, dans le pré où nous sommes installés. Nous la faisons tourner autour de son piquet pour raccourcir sa chaîne et quand nous la tenons bien, nous lui mettons le camembert sous le nez …Elle n’apprécie pas, …nous lui enfoncons le museau dans la fromage, …elle apprécie encore moins, alors nous lui mettons dans les cornes ! 

Comme il nous reste un peu de fromage dans les mains, nous décidons d’aller le rendre à la marchande en passant en vélo devant son magasin. Alexis le lance sur sa devanture …et pof ! … il éclate en jetant des gerbes de pourriture sur la vitrine …Heureusement qu’il n’y avait personne dans la rue. 

Nous reprenons la route vers Avallon d’où j’envoie deux cartes postales à parrain Pierre et à Tatoutou. Bruno me met une bande au poignet pour qu’il soit moins ballotté. Ma main gauche est posée sur le sac de guidon et quelque fois sur le guidon mais je ne peux pas le serrer de cette main. A Arcy-sur-Cure Nous stoppons car pour moi c’est assez dur. Alexis graisse ses pédales et on essaie le stop mais personne ne répond. 

Comme cet arrêt m’a un peu reposé nous fonçons sans interruption vers Auxerre que nous atteignons vers 5 h. Nous voulons acheter un peu de pain car le fromage pourri de Rouvray nous a manqué. On apprend qu’ici les boulangeries sont fermées le lundi. Heureusement une bonne femme accepte de nous vendre un peu de son pain. Elle insiste pour que j’aille à l’hôpital. J’y vais mais comme les infirmières tardent à me contenter je les fustige du regard et de la parole ; peu après je puis considérer le chef de service depuis le billard où je suis couché. Il me dit que je n’ai rien et me fait mettre sur le poignet une large bande de sparadrap un peu rigide. 

Après avoir ingurgité un peu de la nourriture qui nous manquait à cause de ce fameux fromage puisqu’a trois on se dévorait un camembert au déjeuner, nous voilà repartis. Mon poignet bien bandé ne me fait plus mal et je peux serrer mon guidon comme il faut. Heureusement car il se fait tard et il nous reste 30 km que nous avalons en une heure. Les relais sont secs et on se fait souffrir, aussi aucun cyclo auxerrois ne parvient-il à nous tenir la roue ! Lorsqu’un malheureux se laisse prendre à un ralentissement de notre part c’est pour se faire clouer sur place par un sec démarrage d’Alexis. 

Enfin nous escaladons un pont sur le chemin de fer et nous voici à Joigny. Je suis à deux doigts de me trouver mal dans l’épicerie où nous faisons nos provisions car il fait chaud, elle pue le fromage et les patrons bavardent avec les indigènes et tardent à nous servir. Mon évanouissement les réveille. 

Nous nous installons sous un vague toit à la sortie vers Sens, probablement un ancien garage. Pas besoin de monter la tente mais le sol en béton est bien dur. Je prends un comprimé d’aspirine pour faciliter mon sommeil. 

Saône et Loire, Côte d’Or, Nièvre, Yonne. 

Joigny – Paris 150 Km. 

 Mardi 31 juillet. Nous nous levons un peu plus tôt qu’à l’habitude. Nous mangeons une espèce de bouillie de chocolat car nous n’avons pas assez d’eau pour que la poudre soit bien dissoute et notre lait est tourné. Je casse ma valve de roue arrière en gonflant de ma seule main valide car ce matin le poignet est douloureux. 

Le départ de la dernière étape est donné à 6h 45. Après 30 km nous voici à Sens dont les pavés secouent un peu trop ma main pansée. Nous admirons la cathédrale au passage, mangeons un peu et repartons aussitôt. Alexis crève. Il y a longtemps que cela ne nous était pas arrivé. Bruno répare la roue tandis que nous regardons passer une locomotrice électrique 2D2 nouvellement mise en service sur la ligne Paris-Dijon qui vient d’être électrifiée. 

Je gravis en tête la cote de Villenueve–la-Guyard comme si mamain invalide m’avait donné une force telle que je puisse passer Bruno et Alexis… 

A quelques km de Moret Alexis re-crève. Il ne nous reste plus de rustines. Nous en fabriquons en découpant des plaques de caoutchouc dans une chambre inutilisable mais cela ne tient pas très bien à la pression car la chaleur humide qui nous entoure les empêche de bien coller. Il faut regonfler souvent. 

A Fontainebleau nous jetons un coup d’œil au château que j’avais visité un dimanche d’hiver en 1948 et nous décidons de faire la bamboula. On se borne à acheter en plus de l’ordinaire un litre de bière et un de cidre, sans oublier naturellement l’Equipe pour avoir les résultats complémentaires de l’arrivée du Tour. 

Une brève sieste et nous voici pédalant à toute allure, c’est toujours Alexis qui mène. Nous traversons Ponthierry où nous nous arrêtons comme des badauds pour regarder une camionnette Renault qui s’est fait renverser par une belle 15 Citroën. La route est tracée ensuite entre deux rangées d’arbres parallèles coupés à la lame de rasoir. Mais cinq kilomètres avant Corbeil Alexis crève. Nous réparons mais en remontant le pneu il ne s’engage pas bien dans la jante et la chambre éclate ! Nous la remplaçons en vitesse et repartons aussitôt. 

Descente vers la vallée de l’Essones à Corbeil et en bas, sur les pavés, le porte bagage arrière d’Alexis rend l’âme ; nous sommes obligés de le fixer maintenant avec des ficelles. Nous gravissons la côte qui nous hisse sur le plateau où Alexis déjante. Nous parons assez vite ce nouvel arrêt et nous voici repartis. Mais maintenant c’est le retour de la pluie qui nous a tenaillé au début du voyage et se rappelle à nous. Nous sommes tellement excités par l’approche de Paris que, peu importe, nous n’endossons ni anoraks ni imperméables et bien nous en prend car elle s’arrête aussitôt. C’était comme une douche d’adieu de la pluie qui voyait venir notre dernière étape. 

Voici Juvisy et sa côte sévère qui grimpe sur Orly, et enfin le carrefour de La Belle Epine et la route stratégique qui nous fait passer devant Fresnes et arriver à la Croix de Berny où, 21 jours auparavant nous avons attendu Alexis avec tant d’impatience. 

Nous y prenons la dernière photo et filons maintenant vers Paris en sens contraire d’il y a trois semaines mais la tête bourrée de vues et d’aventures nouvelles. 

Nous tournons à gauche à la Porte d’Orléans pour passer chez Valence, notre marchand de vélo car je dois lui montrer ma fourche tordue. 

Une petite halte à l’Institut d’Optique, le photographe de la rue de Sèvres pour y faire immédiatement développer les photos qui patientent dans mon sac de guidon. 

Arrivés au carrefour Duroc où il y a une balance pour les personnes, nous mettons nos dernières pièces de monnaie dans la fente pour peser nos vélos chargés. Celui d’Alexis pèse 27 kg, celui de Bruno 28 et le mien 35 kg. 

Nous déharnachons comme à Marseille, prenons l’ascenseur et arrivons à l’appartement à sept heures précise, heure où Maman nous attendait. 

Yonne, Seine et Marne, Seine et Oise, Seine. 

Voici l’épopée terminée. Nous allons nous séparer. Alexis va retourner à Mantes et nous deux partir en Angleterre. Mais nous conserverons toujours dans notre mémoire ces 21 jours passés ensemble à pédaler, sprinter, admirer les paysages et dormir sous la tente comme trois frères. 

Le camp 51 est terminé. Mais Alexis, tel Jacques Goddet le Directeur du Tour de France, a déjà déplié la carte Michelin et mis comme en tête sur une feuille de papier : Camp 52. 

Car nous nous promettons de recommencer. Alors, …A l’année prochaine !!!!