Laisse les gondoles à Venise

par Denis MORIN - JUIN 2019

Jeudi 13 juin 2019

On peut prendre un vol pour Venise, atterrir à l’Aéroport Marco Polo et ne pas mettre les pieds dans la Cité des Doges. Laissant donc s’écouler la foule qui tente de trouver place dans les bus pour « Venezia » avec l’espoir d’arriver au Canal Grande, je pousse le chariot portant mon vélo vers le bureau des loueurs de voiture, celui de Budget, seule compagnie à bien vouloir accepter les conducteurs octogénaires… sanssupplément de prix !

Le vélo est encore emmitouflé dans le sac de transport Décathlon, assez approprié à cet effet. Je vérifie rapidement son état. A première vue, cadre, roues et dérailleurs ont bien supporté le transport aérien entre Paris Orly et Venise Marco Polo. Le vélo dans son sac est glissé dans la Fiat Punto. Le GPS Tom Tom est programmé. Nous pouvons quitter le monde du tourisme de masse et prendre la route menant aux régions où la pratique du cyclotourisme reste accueillante.

Je me suis proposé trois points d’intérêt bien disparates pour cette escapade cycliste dans le Trento Veneto : En premier lieu l’escalade d’un des cols mythiques des Dolomites, le Pordoi ; en second lieu la « ciclabile del Brenta » afin de visiter quelques-unes des villas palladiennes qui la bordent (au moins celles qui sont visitables) et en troisième lieu, un parcours zoologico-géographique dans l’espace lagunaire qui s’étend au nord-est de Venise. Il y aura donc du plat et du vallonné.

Première étape : Direction Canazei, au pied du Pordoi, à 173 km de l’aéroport Marco Polo. Quand je démarre, il est déjà tard parce qu’Easy Jet ne se gêne pas avec les horaires. Mon vol a été retardé de plus d’une demi journée… c’est la loi des voyages, il faut s’y faire ! Donc, je ne pourrai pas atteindre ma réservation d’hôtel à Campitello del Fassa. Il me reste à improviser une étape sur le chemin.

Après quelques difficultés de localisation, je me dégotte en pleine campagne, un B&B «agrotourisme» pompeusement dénommé « Barone Rosso » à proximité de Trévise. Inconvénient, … le propriétaire n’habite pas sur place comme dans beaucoup d’agrotourisme. Après quelques difficultés pour entrer en relation avec lui, ou elle, je passerai une nuit aussi calme que bucolique, discrètement agrémentée de sonorités oubliées, allant du coassement des rainettes au chuintement des oiseaux nocturnes…

VENDREdi 14 juin 2019

Le B&B est propriété de la jeune mère d’un garçon de 11 ans, très liante. Elle me fait la conversation pendant la « prima » (sous entendu : « colazione », le petit déjeuner en italien) sans cacher son souci du jour. Son fils passe aujourd’hui l’examen d’entrée en « medio » (collège). L’équivalent de feu notre examen d’entrée en sixième, examen qui existe toujours en Italie et où on peut être refusé ! C’est touchant pour nous français, et pour moi qui ai passé l’examen d’entrée en sixième …jadis !

Arrivé vers midi à Canazei sous un soleil ardent, je m’installe à l’ombre d’une incroyable bâtisse genre Palais des Merveilles pour Dysneyland afin de préparer mon vélo, autrement dit le sortir du sac de transport, ajuster les éléments qui le composent, fixer les roues, visser les pédales, vérifier l’alignement du dérailleur et régler la hauteur du tube de selle. Miracle ! tout s’ajuste correctement, rien à reprocher aux bagagistes aéroportuaires.

Le Palais des Merveilles où je suis tombé à Canazei, curieusement nommé «Albergo El Ciasel » est un établissement tenu par un même lignage familial depuis des générations, la famille Planchensteiner. Malgré leur nom à consonance germanique les Planchensteiner sont tous italiens et bien italiens. Chaque génération participe à l’oeuvre commune, depuis les jeunes filles qui font le service, les parents au bar et les grands-parents en cuisine. L’accueil est bien sympathique. Je me pose là pour déjeuner avant d’attaquer les rampes du Pordoi.

J’avais prévu de faire l’ascension le matin mais le retard d’Easy Jet a décalé mon programme. Il me faut la tenter cet après midi, sous le soleil et contre un puissant souffle desséchant de 29° (27° au sommet) dont les effets successivement ralentisseurs ou accélérateurs vont se faire sentir à chaque alternance des 28 lacets et épingles numérotées « tornante » (tournant en épingle en italien) qui aboutissent au sommet du col.

Le Pordoi a pour moi quelque chose de mythique. Certes il n’est pas le plus haut col des Dolomites mais c’est le lieu des combats de Titans où se sont affrontés les grands champions italiens, français et suisses dont je suivais les luttes dans ma jeunesse. En outre, j’étais intrigué par le nom de ce col à la finale bizarre, étrangère aux sonorités italiennes. L’anomalie excitait ma curiosité. Je n’avais de cesse de me demander où pouvait se cacher ce passage mystérieux. Je rêvais de le connaître, c’était impossible à rater.

Cette fois, j’y suis. J’ai tout laissé dans la voiture et seul avec mon vélo, je m’attaque à mon rêve. Il ne va pas tarder à opposer une sérieuse résistance à mes efforts. La pente atteint tout de suite 6 à 8%. Le petit braquet s’impose d’emblée dans la pinède ombragée où la route s’élève. A mesure que j’enroule mon 28 x 26, le paysage s’éclaircit progressivement, les pâturages alpins constellés d’edelweiss remplacent les mélèzes. Les crêtes de la haute montagne apparaissent, le Sella se profile puis le Sasso Pordoi. Petit à petit le modelé gothique de leurs formes imposantes se fait plus net. C’est d’un romantisme à couper le souffle, …si on en a encore… à plus de 2 000 mètres d’altitude.

A vrai dire cette ascension est très courue, tout comme celle du Ventoux. Je suis loin d’être seul. Des cyclistes plus jeunes que moi me dépassent fréquemment ainsi que nombre de motos et de voitures. Certaines se poursuivent ou s’essayent à « faire des temps » comme dans une course de côte. Après une heure quarante d’efforts, le 26ème, le 27ème, enfin le 28ème et dernier lacet sont derrière moi. Une ultime ligne droite et j’atteins les 2.239 m du col, un peu réfrigéré par le vent glacial qui tombe du massif de la Sella, toile de fond inoubliable au nord de l’ensellement du col.

L’endroit est assez décevant car loin de ressembler aux étendues désertes des grands cols alpins où ne subsiste qu’une lande rase, balayée par la bise, c’est une station touristique peuplée de cafés, d’hôtels et de restaurants voisinant avec les départs de télésiège qui s’offre à mes yeux. Mon rêve est bien commercial ! Dans un coin presque discret, un monument de bronze dédié à Fausto Coppi fait mémoire in situ des exploits du campionissimo qui a emballé l’Italie dans l’après-guerre… Voilà le Pordoi… C’est peu et c’est beaucoup !

Maintenant la descente. Elle est aussi vertigineuse que la montée mais dans l’autre sens. Je suis debout sur les freins, principalement pour éviter les bolides motorisés à deux ou quatre roues qui coupent les virages à une allure folle. Je ne m’étais pas rendu compte de leur omniprésence pendant l’ascension.

Retour à Canazei après 27 km d’émotion cycliste, de challenge accompli, de curiosité satisfaite, au terme d’un bel après-midi. Je peux maintenant savourer le charme rustique de ce village de montagne devenu station de sport d’hiver où les granges à foin voisinent avec les boutiques de mode et de chaussures de ski.

SAMEdi 15 juin 2019

Après la montagne, la plaine. Le vélo est sommairement rangé dans la Fiat. Il y a 150 km à parcourir jusqu’à Bassano del Grappa où je compte rejoindre la « Ciclabile del Brenta ». Cet itinéraire cyclable permet de joindre Trente à Padoue puis Venise où plus exactement Mestre qui est l’attache continentale de la Cité des Doges. Le parcours cycliste ne comporte que quelques tronçons de pistes dédiées aux seuls vélos, ce qui ne l’empêche pas d’être très fréquenté. C’est une véritable tour de Babel. On y parle toutes les langues, italien bien sûr, mais aussi les langues germaniques, suisse, allemand, ou autrichien et celles des anglophones, anglais, américains, hollandais, danois et scandinaves. Bref on ne sait jamais par quel idiome aborder un cycliste de rencontre car tous les cyclistes se ressemblent. Toutefois, je ne rencontrerai pas de français !

La Ciclabile propose un trajet particulièrement touristique. Serpentant entre de hautes montagnes sur un profil moyennement vallonné dans sa première partie, il devient ensuite parfaitement plat, voire en légère pente descendante sur le reste du parcours le long de la rivière Brenta puis dans la plaine de Padoue. Une voie ferrée à peu près parallèle à son trajet de Trente à Padoue, Mestre et Venise permet de moduler les parties cyclistes du parcours si on le souhaite car les trains régionaux italiens sont fréquents et les rames disposent d’installations prévues pour accueillir les vélos non-démontés moyennant un billet particulier le «biglietto bici » d’une dizaine d’euros.

Parvenu dans les faubourgs de Bassano del Grappa, le hasard me fait tomber sur un moderne bâtiment nommé Hôtel Glamour, classé cinq étoiles luxe qui offre aujourd’hui samedi, un forfait étape avec prima colazione pour 60 € mais sans garage pour vélo. En plein week-end, les hôtels de luxe sont désertés par les commerciaux. Ils sont vides et font des prix !! La chambre est tellement grande que j’y monterai mon vélo. J’en ai eu l’autorisation.

L’hôtesse d’accueil, charmante jeune femme me l’a permis tandis que nous discutions cordialement en italien. Elle a l’habitude des cyclistes et sait distinguer les itinérants avec grosses sacoches, interdits dans les chambres et les ultra-légers qui y sont autorisés, …en week-end seulement ! Reconnaissons qu’en Italie, on est très accommodant. Elle me détaille les indications nécessaires pour visiter Bassano avant d’attaquer mon après-midi cycliste vers la Villa Palladienne que je compte visiter, la Cornaro à Piombino Dese.

A la différence de la France, il faut donner son identité dans chaque hôtel en Italie. Quand je sors ma carte d’identité, mon interlocutrice s’exclame …ah, vous êtes français ! …je n’avais pas remarqué que vous étiez étranger… (Merci à mes professeur d’italien) et le dialogue continue, chacun dans sa langue, chacun de nous connaissant assez bien celle de l’autre.

Après un plat de pâtes dans une trattoria de la vielle ville, je prends la direction de Castelfranco-Veneto sur la Ciclabile del Brenta. Je me propose de la suivre sur une cinquantaine de kilomètres jusqu’à Piombino Dese où se trouve la Villa Cornaro. Il fait très chaud, 31°. Je dois affronter un vent contraire et fort qui semble sortir d’un sèche-cheveux, transformant les 50 km de ce trajet en une sorte de sauna. La route est tout à fait plate, le dérailleur inutile. La difficulté tient aux innombrables changements de directions que me fait suivre mon GPS Garmin car cette portion est sur « route partagée et non sur « piste dédiée ». De fait, la dite Ciclabile n’est qu’un « parcours suggéré ». Je me sens vite complètement perdu dans cette plaine sillonnée de routes en tout sens, ponctuées de carrefours dépourvues d’indications, vu qu’il n’existe pas de cartes assez détaillées pour s’y retrouver.

A l’évidence, il est absolument impossible de suivre le fameux « Itinerario ciclabile del Brenta » si on n’a pas programmé son itinéraire sur le GPS. Entre les ronds-points et les carrefours sans panneaux, force est de faire confiance à la technique moderne. Autrement on est perdu. Finalement, elle ne s’en sort pas si mal la technique car au moment où je me sentais presque en perdition, une divine surprise me fait entrer dans Castelfranco-Veneto, ….comme prévu. J’y arrive desséché. Les ¾ de litre de mon bidon n’ont pas suffit à conjurer la fournaise ! Des souvenirs de pratique médicale me font pencher pour le Coca Cola qu’on utilisait avec succès pour réhydrater les diarrhées infantiles. Je n’en suis pas encore là mais j’ai soif. Je me précipite dans un bar pour ingurgiter l’infecte pharmacie qui finalement remplit bien sa mission !

Je fais maintenant le tour du carré central de Castelfranco-Veneto, cité où a vécu et travaillé le mystérieux peintre Giorgione dont la statue marque un angle du quadrilatère de remparts en brique rouge et merletti enserrant le quartier historique. Au pied de ce cordon de murailles bien conservées, nagent paisiblement quelques cygnes blancs puisque les eaux de la Brenta irriguent toujours les fossés qui bordent le système de défense de la cité.

Encore une quinzaine de km jusqu’à Piombino Dese où m’attend la Villa Cornaro. Déception plus ou moins prévisible en Italie… La Villa est fermée pour travaux… Bon ! 50 km pour ça ! Au moins j’aurai vu de la plaine et bouffé du vent ! La déconvenue a eu raison de mon dynamisme. Les 50 km à faire dans l’autre sens avec l’aide d’un vent favorable ne me font pas peur. Ce que je crains c’est de me perdre pour de bon et de devoir en faire 20 ou 30 de plus car je ne suis pas certain que mon GPS puisse me guider sans erreurs dans un itinéraire inversé. La gare est à deux pas. Le retour à Bassano se fera en train climatisé avec vélo non démonté pour 10 €.

Arrivé à Bassano, j’ai le temps de découvrir cette petite ville également ceinturée de remparts. Mais à la différence de la plate Castelfranco-Veneto, Bassano est posée sur un promontoire dominant la Brenta d’où on pouvait contrôler un pont à péage permettant de traverser ses flots tourbillonnants. Ce pont de bois couvert assez pittoresque est maintenant réservé aux seuls piétons.

L’enchevêtrement des ruelles de Bassano débouche sur une place curieusement composée de deux rectangles décalés dont les perspectives croisées ne sont pas sans cachet, comme beaucoup de places dans les villes italiennes. Il me faut maintenant retrouver mon hôtel Glamour, à la périphérie de la ville. Il est loin des quartiers historiques pour être accessible aux commerciaux et à leurs voitures. Mais de quel côté est-il ? Je n’en ai plus qu’une vague idée. Je coche « itinéraire inversé » sur mon GPS, … Il va m’y conduire… Erreur profonde car il est incapable de refaire en détail l’itinéraire aller. Il se borne à fournir un trajet à vol d’oiseau ! Je me félicité rétrospectivement d’avoir pris l’option train pour revenir de Piombino Dese car autrement, je serais sans doute encore en train de galérer dans l’embrouillamini des routes de plaine, même avec vent portant. Au moins ce cher GPS m’indique-t-il une direction pour retrouver mon Glamour… où je finis par arriver.

Au moment où je descends de vélo, on me hèle. Un monsieur bien mis m’aborde pour me féliciter, le mot n’est pas trop fort car les italiens ne reculent pas devant l’emphase ! Pour me féliciter de quoi ? De rouler sur une selle Brooks Cambium. Il m’explique …c’est nous qui les fabriquons, …ici à Bassano, …je suis le directeurs de l’usine, …c’est tout près d’ici… c’est tout juste s’il me propose de m’emmener visiter la fabrique des selles Brooks tellement il est comblé du hasard qui lui a fait rencontrer un utilisateur …content lui aussi de son produit ! Les illustres selles Brooks qui pour moi étaient anglaises sont maintenant fabriquées en Italie, à Bassano del Grappa ! C’est l’Europe.

Diner seul dans la grande salle à manger de mon cinq étoiles luxe avec un bon livre, Le Lys dans la Vallée de Balzac… histoire de ne pas oublier ma langue maternelle !

DIMANCHE 16 juin 2019

Le parcours Ciclabile del Brenta est oublié. Aujourd’hui, ce sont deux villas palladiennes que je compte visiter. La Widmann-Foscari et la Malcontenta. Les villas palladiennes sont les maisons de campagne que se sont fait construire sur la terre ferme les riches négociants vénitiens lorsqu’ils ont enregistré le déclin du commerce maritime vers le XVIème siècle. Voyant diminuer leurs profits, ils se sont tournés vers l’exploitation des richesses agricoles de la plaine padane, ce qui supposait d’habiter sur place, au moins pendant la saison où la nature produit ses fruits.

N’oublions pas que la République sérénissime ne se limitait pas à la seule Venise mais régnait sur un grand territoire du nord-est de l’Italie. Un habile architecte vénitien, Andrea di Pietro della Gondola (1508-1580) a eu l’idée de proposer à ces futurs exploitants agricoles, des plans de villa, un peu tous les mêmes, inspirés de la Grèce antique (la façade du Parthénon) et de la Grèce byzantine (plan en croix avec coupole). Les contemporains l’ont surnommé Palladio en raison de ses imitations du Parthénon, temple dédié au culte de Pallas Athéna. Palladio a eu le bon goût d’inciter ses commanditaires à faire décorer leurs villas par d’excellents illustrateurs (Véronèse entre autre) qui ont laissé des fresques encore visibles, inspirées des fables d’Esope ou des légendes mythologiques.

Ces villas, une bonne vingtaine en tout appartiennent aujourd’hui à des particuliers ou à des Fondations qui les entretiennent difficilement. Elles offrent une alternative intéressante aux visiteurs saoulés par le tourisme de masse de la cité vénitienne. Certaines sont accessibles par voie fluviale, notamment celles qui bordent la Brenta. On peut y déambuler tranquillement lorsqu’elles ne sont pas en restauration ou envahies par des groupes et leur guide.

Je commence par la Villa Widman-Foscari avec sa somptueuse salle de bal puis je me dirige vers la Malcontenta qu’on découvre au détour d’un méandre de la Brenta, derrière un rideau d’arbres cachant un élégant portique à colonnes ouvert sur le fleuve. De somptueuses fresques décorent les pièces que l’on peut visiter dont la Salle des Géants, allégorie du chaos dont est sorti le Cosmos !

La visite de ces deux villas étant accomplie, une autre découverte est maintenant à mon programme. Celle du monde lagunaire qui s’étend au nord-est de Venise dans un espace naturel dont la richesse en flore et faune ne comptait pas pour rien dans la suprématie de la République sérénissime à l’époque de sa grandeur.

Au hasard de mes lectures, j’ai élu Portogruaro pour me poser. Je tombe sous le charme de cette petite ville absolument exquise. J’y suis à midi. Comme je ne veux pas engraisser Booking et que je suis un peu sourd, je ne me sers pas du téléphone pour retenir un hôtel. Je vais à l’aventure ! Le premier hôtel où je m’arrête, Hôtel Spessoto, Via Roma 2 offre le cadre agréable d’un modeste établissement familial au luxe discret. Il est presque vide en ce dimanche. La patronne m’explique qu’il fait son plein en semaine avec les hordes teutones qui du lundi au vendredi y font étape. En effet, les agences de voyage d’Europe centrale organisant des semaines de tourisme à étape en vélo-électriques sur les plates étendues que je compte sillonner cet après-midi et demain.

Je verrai en effet débarquer lundi soir un groupe d’une quarantaine de pseudo-cycliste tout congestionnés d’avoir fait parcourir 30 km à leurs vélos électriques. C’est comme ça tous les jours en semaine l’été me dit la patronne de l’hôtel, un peu étonnée de voir qu’il existe encore des cyclotouristes en vélo à pédales!

Ma chambre donne sur le cours d’eau qui traverse Portogruao comme le Canal Grande traverse Venise, la Lemene. Son puissant courant, juste descendu des alpes, fait tourner les roues d’un moulin installé sur une chute (un mètre de dénivelé, pas beaucoup plus !) dont l’agréable murmure rendra mon sommeil paisible. L’endroit est délicieux. Le lion de St Marc, emblème de la République sérénissime y a mis la patte. Il rappelle que nous ne sommes pas en Italie mais en Vénétie.

L’itinéraire que je me suis préparé au GPS a pour but la pinède de Bibione, une station balnéaire comme il y en a tant sur les côtes sablonneuses de l’Adriatique. Cette curieuse mer, fermée et peu profonde, est soumise à un mouvement de marée, donc à des courants de marée qui font le ménage sur ses rives. En conséquence les plages sont propres et l’abondance de poissons, crustacés et mollusques est garantie. L’espace lagunaire s’étend sur une trentaine de kilomètre jusqu’au rivage. Il est sillonné de canaux et de routes plates à perte de vue, sans aucune indication bien entendu, bordées de champs de roseaux dont s’envolent toute sorte de volatiles, aigrettes, hérons, canards, etc…

Comme le quadrillage routier est dense, ma carte au 200 000ème n’en mentionne qu’une partie. Il faut se méfier des revêtements qui peuvent brusquement passer d’un enrobé de bonne qualité à une « strada bianca » caillouteuse où il est difficile de faire sa trace dans le gravier …sans compter avec les interruptions imprévues dues à un canal infranchissable ne figurant pas sur la carte, à moins de dénicher une passerelle branlante ou un pont carrément déclassé (dismesso)… Autrement dit, il vaut mieux préparer son itinéraire au GPS et ne laisser que peu de marge à l’improvisation. Ce dimanche il y a un fort vent de face, chaud, 29° mais pas desséchant car il vient du large. Je l’affronte à l’aller, saluant au passage une curieuse construction en forme de forteresse médiévale due au caprice d’un latifondiaire local, Castello Brussa.

Une foule sympathique de baigneurs du dimanche profite de la pinède non pas de Bibione car un bras de mer m’empêche d’y accéder, (…j’ai dû me tromper à un embranchement !), mais de Porto Baselrghede où une dune ombragée ouvre sur une immense plage de sable blond dont la mer est assez éloignée. Hélas ! Comme je n’ai pas d’antivol pour abandonner mon vélo, la baignade sera pour une autre fois.

Retour à Portogruaro avec vent favorable. Je prends le risque de m’offrir une petite variante afin d’y arriver par une autre route censée longer la Lemene car un dépliant touristique indique la présence d’une piste cyclable séparée du trafic sur le bord du fleuve, ou du moins d’un de ses bras car il est divisé en multiples effluents étalés dans l’espace lagunaire, tous bien canalisés et bordés de digues laissant supposer des crues importantes. Ouf ! Je tombe pile sur la cyclable espérée sans m’être égaré. Elle me conduit directement à mon hôtel.

La petite cité de Portogruaro qui fut jadis ceinturée de remparts n’en conserve aujourd’hui qu’une large rue circulaire bordée d’arcades à ogives qui fait le tour de la vielle ville. Une imposante cathédrale gothique et son campanile en marquent le centre, voisinant avec une vaste place aux cafés bien animés pour un dimanche soir. L’originalité de Portogruaro est de ne pas s’être édifiée à partir du croisement de deux voies comme le sont toutes les villes romaines. C’est une ville ronde sans transversale, parcourue diamétralement par la Lemene, une ville qui s’est construit autour du port et d’un moulin.

Le port n’est plus qu’un souvenir. Le moulin tourne toujours. La ville romaine traditionnelle, ou du moins ce qu’il en reste est une agglomération voisine qui a conservé le nom d’origine, Concordia Sagittaria. Elle aurait eu son heure de gloire à l’époque du Bas-Empire. Je compte demain visiter les ruines qu’elle s’enorgueillit de posséder.

Diner dans un petit restaurant au bord de la chute d’eau en contemplant la lente rotation des roues de bois du moulin qui ne sont nullement vermoulues car elles servent aujourd’hui, me dit-on, à produire de l’électricité…

LUNDI 17 juin 2019

Le ciel est chargé ce matin mais la température reste agréable. Le vent toujours aussi puissant n’a pas changé de direction. Il vient de la mer. Je prévois d’aller jusqu’à la station balnéaire de Caorle où a vécu Hemingway, en évitant les routes même secondaires car en semaine, la circulation est dense.

C’est une aventure. Elle suppose de zig-zaguer entre les voies possibles, autrement dit entre celles dont le revêtement accepte mes pneus étroits tout en essayant de ne pas me retrouver bloqué dans le réseau de canaux de l’espace lagunaire. Je finis par m’en sortir en atteignant une belle piste cyclable aménagée sur le remblai qui longe un autre fleuve côtier parallèle à la Lemene, la Livenza.

En contrebas de la piste existent les vestiges d’une cité ouvrière à l’urbanisme de caserne, édifiée jadis pour loger en autarcie les travailleurs agricoles : Ca’Corniani qui signifie la maison des céréales. L’ensemble des bâtiments se visite aujourd’hui comme une curiosité. Ils donnent une idée de la proximité dans laquelle vivait la société bouillonnante des contadini, simples ouvriers ruraux parqués avec leurs familles, loin des centres, dans des constructions isolées. Giuseppe De Santis en a tiré le beau film Riz amer à la fin des années quarante.

Caorle est une ville de bains de mer où la densité des parasols empêche de voir la mer. En y arrivant, une autre curiosité saute aux yeux. La tour qui pointe à l’extrémité de la digue-promenade prolongeant la plage n’est pas un phare mais une chapelle dont le haut clocher de style roman, visible de loin, semble accorder sa bénédiction aux corps dénudés, baignés de soleil, allongés à ses pieds !

De retour vers Portogruao, les mêmes improvisations de parcours me font passer sur deux ponts douteux jetés sur des bras de rivière canalisés : un ancien pont mobile métallique tout rouillé au plancher disjoint, prêt à craquer et un autre clairement désaffecté, dont on distingue le béton rongé sous la végétation qui le recouvre (dismesso) … Ils n’ont pas craqué sous le poids du cycliste…

Les derniers kilomètres avant d’arriver à Portogruao traversent Concordia Sagittaria (La flèche de la Concorde) où sont exposés quelques mosaïques des IIIème et IVème siècle à côté d’un ravissant baptistère datant du tout début du christianisme.

L’hôtel qui était un lieu calme et reposant est maintenant envahi par deux groupes conséquents de pseudo-cyclistes électriquement assistés, le groupe des vélos rouges et celui des vélos jaunes, accompagnés des camionnettes transportant de monstrueux bagages. Chacun est préoccupé par la recharge de sa batterie… C’est un problème quand il y en 50 à charger en même temps me confie le patron… il faut attendre son tour…

MARD 18 juin 2019

Les roues, les pédales et la selle sont démontées, le vélo est rangé dans le sac de transport. L’escapade italienne est terminée. Je rends la voiture à Venise Marco Polo avec 550 km au compteur.

Quand j’élaborais ce voyage, je pensais pouvoir relier les villes-étapes de mon séjour en train et en bus. Or quand on emprunte les transports publics, que ce soit l’avion, le train ou les bus, il n’est pas possible de voyager avec son vélo s’il n’est pas rangé dans un sac approprié. En outre, aucune installation ne permet de laisser temporairement cet équipement dans une consigne. Les gares et les aéroports ignorent ce service. Or même léger, le sac pèse son poids et serait bien embarrassant à trimballer. En conséquence, me déprenant de l’image de Diogène qui dit-on, affirmait son « être-autonome » en jetant son écuelle pour boire dans sa main, j’ai dû renoncer à voyager « ultra-ultra léger » et admettre que je ne pouvais me passer d’une voiture pour charrier l’encombrant sac de transport du vélo.

L’avion décolle, amorce son virage et survole Venise. Nous sommes trop haut pour distinguer les gondoles mais je repère bien le Canal Grande, la Salute, la Giudecca, le Redentore, qui me sont familiers car Venise est inoubliable… et les séjours que j’y ai passés encore moins…

A n’en pas douter, j’ai parcouru peu de kilomètres en vélo dans ce périple, 280 Km tout au plus mais je suis heureux d’avoir pu réaliser seul et sans assistance, un programme qui depuis longtemps, me trottait dans la tête.

Denis MORIN