M.L. Gemelli Marciano

M.Laura Gemelli Marciano

Die Vorsokratiker,II, 2009

Empedokles

Jean-Claude Picot

Dernière mise à jour : 18 / 08 / 2017

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M. Laura Gemelli Marciano, Titularprofessorin für Klassische Philologie

M. Laura Gemelli Marciano

Klassisch-Philologisches Seminar

Rämistrasse 68

CH-8001 Zürich

Tel. 044/634 20 47

E-Mail: Laura.Gemelli@klphs.uzh.ch laura.gemelli@sglp.uzh.ch

http://www.sglp.uzh.ch/de/aboutus/personen/gemelli.html#8

Privat:

Contrada Bissà 12

CH-6512 Giubiasco

Tel. 091/857 70 67

Die Vorsokratiker : Band II, Parmenides, Zenon, Empedokles, Griechisch-lateinisch-deutsch, Auswahl der Fragmente und Zeugnisse, Übersetzung und Erläuterungen, Düsseldorf : Patmos, Artemis & Winkler, 2009. 2, überarbeitete Auflage, Berlin: Akademie Verlag 2011; 3, überarbeitete Auflage, Berlin: Akademie Verlag 2013. La différence avec la première édition tient à quelques ajouts intégrant notamment l'apport de l'édition Physika I d'O. Primavesi en 2008.

Die Vorsokratiker, II, concerne Parménide, Zénon et Empédocle. La partie consacrée à Empédocle occupe plus de la moitié de l'ouvrage : pp. 138 à 438 (sur un ouvrage qui compte 448 pages au total).

Pages 138 à 317 : Fragmente und Zeugnisse. 216 entrées. Fragments et témoignages s'entremêlent pour couvrir un sujet donné.

Pages 318 à 363 : Leben und Werk.

Leben

Werke, Adressaten, Sprache

Antike Interpretation

Der Straßburger Papyrus des Empedokles

Die Vier-Götter/Elemente-Lehre

Die abwechselnde Herrschaft der Philia und des Neikos

Kosmogonie und Kosmologie des Neikos

Zoogonie des Neikos

Zeugungslehre und Embryologie

Biologie

Atmung

Schweiß und Tränen

Verfaulen und Nahrung

Die Wahrnehmung

Gleiches zu Gleichem

Abflüsse

Göttliche Erkenntnis

Leben, Tod, Wiederverkörperung: Exoterische und esoterische Lehre

Die Methode für die Befreiung des Dämons

Pages 364 à 438 : Erläuterungen. Les commentaires concernent 153 entrées (sur 216).

Cet ouvrage n'a pas pour objectif d'être un recueil de tous les fragments et témoignages des auteurs considérés. C'est une sélection (Auswahl) de ces fragments et témoignages.

Ainsi, les entrées suivantes des témoignages DK31 A ne sont pas reprises dans Die Vorsokratiker, II :

3 4 5 7 8 9 13 17 18 19 20 21 23 24 26 27 28 31 32 33 34 36 37 38 41 43 44 45 46 47 48 50

51 52 54 55 56 57 59 60 61 62 64 65 76 80 82 87 88 90 93 94 95 96 97 98

Les entrées suivantes des fragments DK31 B ne sont pas reprises :

7 10 14 18 19 25 46 104 105 116 138 144 149 150 151 152 153 154 154 a 154 b 155 c 155 d

Il manque dans Die Vorsokratiker, II, une table de concordance entre la nouvelle numérotation des fragments et des témoignages établie par M. Laura Gemelli Marciano et la traditionnelle numérotation de Diels-Kranz. Il nous a semblé utile d'établir dès maintenant cette table de concordance. Ci-dessous le fichier PDF.

http://docs.google.com/fileview?id=0B0G1v0pfYBaBYTY0OGJlZmEtODlkZS00Njc5LWFjYzUtZDA5MTc0NzI4Yjhm&hl=en

Si problème pour voir et télécharger ce PDF : contacter empedocles.acragas@gmail.com

J.-C. Picot

26 /01 /2010

Traduction.

La traduction ci-dessous n'a aucun caractère officiel. Elle n'a pas reçu la validation de M. L. Gemelli Marciano. Je la livre simplement en guise d'introduction à la véritable lecture du texte et pour attirer l'attention du lecteur francophone. Je ne m'en tiens qu'à quelques pages (353-355).

Pages 353-355

La connaissance divine

Ce qu’Empédocle veut enseigner, c’est qu’ [à côté de la perception des effluves] il existe une autre sorte de perception « consciente » qui saisit l'immobilité et l’éternité des racines et des forces, et enfin de compte le divin, qui réside aussi en chaque individu. Cette sorte de connaissance, qui dépasse largement le savoir humain et limité, n'a pas son siège dans un espace extra céleste et abstrait, mais dans une partie précise du corps ; ainsi, Empédocle mentionne-t-il souvent : les phrenes (et au singulier phren) ou les prapides. Ces mots, qui sont ordinairement traduits par « esprit » ou « raison » avec une signification abstraite, ont peu de points communs avec des abstractions. Car s’ils peuvent en effet recevoir une connotation assez abstraite dans certains contextes, leur signification ne peut toutefois pas être séparée de l’aspect corporel d’un organe. Phrenes et prapides qualifient pareillement dans la poésie épique et archaïque le domaine du diaphragme et des poumons (Clarke 1999, 73-79 ; Kingsley 2002, 401 ff., avec bibliographie ; 2003, 523), où arrive l'air inspiré. Chez Homère et chez Eschyle, le vieux contemporain d'Empédocle, phrenes et prapides reçoivent entre autres une signification particulière en référence à l’audition, à la mémoire et à la conscience. Chez Homère, les phrenes sont le siège de la conscience : si quelqu'un tombe au sol, évanoui sur le champ de bataille, Ate (l'aveuglement), qui lui vole ses phrenes, le laisse engourdi et raidi, (Iliade 16,805 : τὸν δ' Ἄτη φρένας εἷλε. Voir aussi 19,136). Les mots entendus doivent être mis dans les phrenes et retenus là, afin qu'ils ne soient pas oubliés (σὺ δ ἐνὶ φρεσὶ βάλλεο σῇσι ; Iliade 1,297 al. ; Iliade 2,33 : ἀλλὰ σὺ σῇσιν ἔχε φρεσί, μηδέ σε λήθη, / αἰρείτω). Chez Eschyle, le chœur des Choéphores dit à Oreste : « Par tes oreilles, laisse la parole descendre jusqu’au fond tranquille de tes phrenes, (Choéphores 450-452 : δι ὤτων δὲ συν- / τέτραινε μῦθον ἡσύχῳ φρενῶν βάσει). Les mots sont saisis ici comme une masse d'air, qui pénètre les phrenes par les oreilles. De plus, Eschyle emploie particulièrement souvent l'image des phrenes comme des tableaux d'écriture, sur lesquels les mots sont notés, c.-à.-d. gardés en mémoire (voir Choéphores 449 ; Euménides, 275). Dans ce contexte, il convient de mentionner l'autre fonction importante des phrenes en tant que siège de la mantique. Le divin souffle est encore dans la phren-esclave de Cassandre, quand Cassandre devant le palais d’Argos prophétise la mort d'Agamemnon et la sienne propre. La phren de Zeus est grande et sans limite (Eschyle, Suppliantes 1050). Dans le Prométhée pseudo-eschyléen (rédigé après 430 av. J.-C.), la phren du Titan voit bien au-delà de ce qui s’offre au regard (842) : il connaît non seulement l'avenir mais aussi le passé. Chez Homère, les phrenes sont les seules parties du corps qui peuvent survivre à la mort de l'homme qualifié de divin. Le voyant Tirésias les a gardées sans dommage dans l’Hadès (Odyssée 10,492 : τοῦ τε φρένες ἔμπεδοί εἰσι) : Perséphone n’a donné seulement qu’à Tirésias la raison et la conscience après la mort.

Nanti de cet arrière-plan, on peut maintenant expliquer aussi le rôle des phrenes chez Empédocle. Car le mot apparaît chez lui dans un contexte similaire à celui d’Homère et d’Eschyle. Les phrenes/prapides sont l'organe où le processus d'apprentissage se déroule dans le calme et l’isolement.

L'élève doit mettre les mots du maître sous ses prapides (156,3), les « préserver » (11) et, tel un paysan, avec une attention pure (des exercices de méditation ?), les surveiller (156,4). De la sorte, ils grandiront tout seul comme une plante (Kingsley 2003, 522ff.), qui recevra continuellement des greffes : les mots du maître sont le tronc qui doit être chaque fois « fendu » pour pouvoir accueillir les perceptions, le nouveau « bois » qui sera « greffé » sur le tronc (10,6 et commentaires de ce fragment). Le résultat de tout ce processus est un enrichissement des prapides, un savoir divin qui devient permis, afin de voir durant la courte durée d’une vie humaine la vie du monde dans toute son étendue (186), et dit brièvement : c’est le pouvoir du voyant. Empédocle et Pythagore possèdent un tel savoir qu'ils activent, quand ils tendent eux-mêmes (par une respiration technique?) leurs prapides. Leur phren est donc comme la phren sacrée, qui traverse le monde avec ses pensées rapides (155), et qui selon Empédocle est bien une figure du divin. À la fin du processus d'apprentissage, l'élève devient ainsi Dieu. C'est également aussi la scène prévue à la fin des Catharmes : le banquet des bienheureux avec les autres Dieux (185). Ceux qui peuvent atteindre cette condition sont typiquement voyants, médecins, poètes et princes : « à la fin ils s’épanouissent en Dieux, aux honneurs les plus grands » (184). Les empreintes laissées sur les phrenes et lors du processus d'apprentissage qui se tient en eux, facilitent ainsi la mise en place d’un pont entre ladite philosophie de la nature et l’enseignement de la métempsycose. Car, ce que l'élève apprend dans le poème de la nature conduit en fin de compte à la libération de l'âme, ou du démon, du cycle des réincarnations successives et à son retour dans la communauté des Dieux. Ce qu’est le démon est examiné ci-après. À partir de ce qui a été dit plus haut, on peut toutefois déjà conclure quant au lieu où il peut être au mieux chez lui dans le corps des êtres vivants : c’est dans la partie la plus divine de l'homme, dans les phrenes, là où se tient le processus d'apprentissage et là où une conscience surhumaine et un savoir sont présents.

Pour faciliter la lecture de ce passage :

Clarke 1999, 73-79 =

Clarke, M., Flesh and spirit in the songs of Homer : A sudy of words and myths, Oxford : 1999.

Kingsley 2002, 401 ff., avec bibliographie =

Kingsley, P., " Empedocles for the new millennium", Ancient philosophy, 22, 2002.

Kingsley, 2003, 523 ; Kingsley 2003, 522ff. =

Kingsley, P., Reality, Inverness : 2003.

ses prapides (156,3), les « préserver » (11) et, tel un paysan, avec une attention pure (des exercices de méditation ?), les surveiller (156,4) :

156.3 = DK 31 B 110.1

11 = DK 31 B5

156.4 = DK 31 B 110.2

ses pensées rapides (155)

155 = DK 31 B 134

le banquet des bienheureux avec les autres Dieux (185)

185 = DK 31 B 147

aux honneurs les plus grands » (184)

184 = DK 31 B 146

Pages 356-361

Vie, mort, réincarnation: enseignement ésotérique et exotérique

Comme nous l’avons vu, les poèmes empédocléens s’expliquent grâce à l'arrière-plan d'un processus d'initiation, dans lequel la leçon sur la nature ne représente pas un but en soi mais un moyen. La transmission (paradosis) se situe seulement à un niveau intermédiaire entre la catharsis et l'époptie, laquelle est l’appréhension directe du divin. Le poème exotérique, à savoir les Catharmes, prépare le chemin de l’approche ésotérique. Ainsi qu’il apparaît clairement d’après son titre conventionnel, le poème a pour but la purification de l'âme. L'homme doit se reconnaître coupable, pour porter la responsabilité de son destin et changer sa façon de vivre. De cette façon, l'insistance est mise ici sur la faute originelle du démon, laquelle a déterminé son périple d’errance et ce qui, jusqu'au temps présent, a survécu du sacrifice sanglant et de la nourriture carnée. Le passé et le présent sont donc étroitement liés : la faute originelle agit encore sous des formes différentes dans notre monde. Étant donné que la chute du démon et ses périples correspondent aux différentes étapes de l'histoire cosmique, le cycle cosmique se joue aussi dans les Catharmes, là où le destin et la responsabilité du démon individuel (et incarné) sont mis au devant de la scène. Dans le poème Sur la Nature, les éléments divins occupent par contre le devant de la scène ; on y voit la perte de leur immortalité originale sous le règne d'Aphrodite et leurs aventures ultérieures jusqu'à la formation de notre monde, puis leur séparation complète et le retour à leur condition pure grâce au Neikos, tout cela comme résultat d'une nécessité cosmique et inévitable. Il n'y a pas de contradiction entre le déterminisme du Peri Physeos et la responsabilité individuelle dans les Katharmoi. Comme la tragédie le montre, les deux aspects ne s'excluent pas réciproquement pour les Grecs de ce temps. Au commencement, les oracles précisent le destin des hommes, et malgré cela ces hommes portent la responsabilité entière de leurs actes et doivent expier pour leur faute. Dans les deux poèmes, une histoire, dont les protagonistes sont des Dieux, est en tout cas racontée : des Dieux, contraints par la force et libérés, des Dieux, prisonniers, puis libérés, et de nouveau prisonniers, et ainsi de suite de toute éternité. Les êtres vivants appartiennent aussi à cette histoire : ce sont des dieux incarnés, des démons, qui aspirent à leur libération.

Empédocle ne dit jamais clairement ce que sont les démons, dont il fait lui-même partie. Cela n’est pas lié à la condition fragmentaire de la transmission [du corpus], mais au fait que la reconnaissance de sa propre divinité représente le but de la leçon ésotérique, qui ne peut être atteint qu’après un long entraînement pratique. Ainsi se prononce-t-il très vaguement sur ce point [la nature des démons] dans le poème exotérique car il vise en particulier ici à réveiller un sentiment de culpabilité chez le destinataire et à induire ainsi un changement de sa façon de vivre.

Au début des Catharmes (160), l'histoire commune de la réincarnation des démons est présentée de façon succincte et énigmatique. Il y a « un oracle de la nécessité », une antique résolution des Dieux, qui précise la durée et la forme de l’expiation pour le démon, qui s’est souillé de sang à la suite d'erreurs : celui-ci doit errer trente mille saisons loin des Dieux et prendre les formes différentes des êtres vivants. Il est chassé de l'éther dans la mer, puis il est « vomi » de la mer sur la terre, de celle-ci envoyé vers le soleil, qui le jette de nouveau dans les tourbillons de l'air. À partir de là, la chasse recommence. Empédocle se présente lui-même comme un démon, comme un des Dieux bannis et vagabonds, qui place sa confiance dans le Neikos (voir plus dans le commentaire ci-après de ce vers). Il n’explicite ni ce que sont les démons, ni quand leur chute a eu lieu, ni quelles erreurs ils ont commises, ni de nouveau, en quoi consiste leur souillure par le sang. Le fragment contient toutefois des indications sur l'histoire non seulement du cosmos mais aussi sur l'histoire des âmes individuelles. On remarque tout de suite qu’au commencement le démon est refoulé de l'éther par les vents (αἰθέριον μένος 160,9), et qu’il essaye continuellement et en vain de rejoindre ce lieu. L'air pur, qui forme le ciel, est sa patrie d’origine (Kingsley 2002, 381 f.; 2003, 361; Bollack 2003, 68). Comme les Dieux de l’Olympe chez Homère, il est un être céleste (de l’éther). Empédocle fait vraisemblablement allusion aussi à cela, dans son poème Sur la Nature, quand il désigne l'air par « les choses immortelles », qui sont baignées de chaleur et d’une lumière éclatante (31,9 ; voir explication à cet endroit). Comme l’expose le poème Sur la Nature, les immortels deviennent en fait des mortels quand ils se mêlent à d’autres Dieux. Le démiurge de ce mélange est Aphrodite-Philotès qui, au début de son règne, a, au milieu [du monde], tiré et forcé à entrer dans ses filets les natures divines et pures, pour les faire devenir chair et sang. L'histoire, qui est résumée de façon courte et énigmatique dans le fragment 160, n'est ainsi pas limitée aux âmes individuelles et incarnées, qui sous le règne grandissant de Neikos errent toujours dans de nouveaux corps, mais elle permet de remonter le cycle cosmique beaucoup plus loin, quand le démon céleste se trouvait dans les hauteurs, encore pur et séparé des autres Dieux-Eléments. Ainsi au fragment 160 il n'est pas indiqué une unique mais une double chute des démons : l'une est la chute des âmes célestes quand elles se sont mêlées aux autres Dieux-Eléments et aux corps mortels ; l'autre concerne ces mêmes âmes qui, au début du règne de Neikos, sont sorties de la terre sous forme d’hommes (Kingsley 2003,361 ff.). Les erreurs du démon indiquées dans le fragment (ἀμπλακίῃσι) sont de deux sortes : une erreur due à l’amour et un meurtre. Les deux mènent à une souillure par le sang. La première a été causée par Philia-Aphrodite, qui a attiré tous les Dieux « au milieu » par son « élan doux, irréprochable et immortel », et les a contraints de se mêler les uns aux autres. Les premiers et plus parfaits mélanges d'Aphrodite existent dans le sang et la chair (41). La deuxième erreur a, par contre, été commise par le premier homme sous le règne grandissant de Neikos ; elle consista à mettre à mort d'autres êtres vivants. Ces deux erreurs ont déterminé le mode de vie des hommes de notre monde : les rapports sexuels et la consommation de viande sont les conditions de la réincarnation. Pour cette raison Hippolyte (Ref. 7,29,22) rapporte qu’Empédocle avait interdit à ses disciples ces deux choses, parce qu’elles maintiennent le démon prisonnier au corps.

Dans d’autres fragments des Catharmes, les différentes étapes de l’incarnation sont dépeintes : la plupart d'entre elles, relatées dans des temps anciens, sont à comprendre comme des souvenirs du démon au début de son errance. En 163, la scène se déroule dans une région souterraine. Le démon pleure et gémit parce qu’il découvre un lieu inaccoutumé ; il se plaint d’être tombé d’un honneur élevé et d’une grande félicité (164). Des esprits l'accompagnent et déclarent qu’ils sont parvenus dans une grotte abritée (165). Le démon a été jeté du ciel dans le « pré d’Até » (166), l’aveuglement qui prive la conscience de chacun de sa propre identité. Là, se trouvent toutes sortes d’esprits qui vagabondent ça et là dans l’obscurité. En ce lieu, une déesse revêt le démon d’une étrange enveloppe de chair (170). Cette déesse doit être Philia-Aphrodite qui produit les premiers êtres vivants.

Une comparaison avec le Peri physeos peut compléter l’image présente dans les fragments cités plus haut, et être acceptable, à savoir que les démons émergent initialement de la terre comme des monstres et des êtres primordiaux pour disparaître ensuite au point culminant du règne de l’amour dans un mélange indifférencié. Mais ils ne disparaissent pas tout à fait ; ils émergent progressivement et de nouveau du mélange quand Neikos entreprend sa marche de la périphérie vers centre du Sphairos, et ébranle l’un après l'autre « les membres du Dieu ». Une grande masse d’éther monte vers les hauteurs. Toutefois, une partie reste encore dans la Terre, et tend à faire de même. Le démon plonge dans chaque corps des êtres vivants qui naissent quand le feu commence à sortir de la Terre. Cypris a encore un grand pouvoir, bien que Neikos poursuive son œuvre de séparation et de discorde. Dans les Catharmes, la vie des premiers hommes est dépeinte dans les plus belles couleurs : sous le règne de Cypris, à laquelle ils ne font que des offrandes non sanglantes (172 A), les hommes vivent en paix et ensemble avec les autres êtres vivants (173). Néanmoins, les premiers hommes sont conscients que la possibilité d’une souillure existe, car ils considèrent le fait de tuer des animaux comme la souillure la plus grande (172 A-B) (Kingsley 2003, 364). Avec le règne grandissant de Neikos, la mise à mort des animaux apparaît : il s’agit là de la deuxième erreur, la deuxième souillure par le sang. Dès lors les démons sont condamnés à passer d’un être vivant à un autre. En effet, en raison de leur impureté, ils ne peuvent parvenir ni dans l’éther – la maison de Zeus – ni être accueilli dans l’Hadès, parce qu’ils ne sont pas totalement détachés du corps (176), mais errent entre les deux [Zeus et Hadès], attendant encore de nouvelles incarnations. Empédocle ne dit pas comment cela concrètement se finit. Il explique cependant dans le poème Sur la Nature que les membres des corps ne périssent pas totalement lors de ladite mort, mais « errent » séparés les uns des autres « sur les brisants de la vie » (35,12). Empédocle est énigmatique ici comme d’habitude : comment peut-on imaginer concrètement des membres errants, et comment viennent-ils alors à s’associer dans un autre être vivant ? La réponse est qu’Empédocle (de la même façon qu’Homère avant lui), contrairement à nous, ne trace aucune frontière distincte entre ce que nous appelons « mythe », et ce que nous appelons la « science ». Mythe et science sont un et le même. Les membres errants sont des masses d'air impures et fantomatiques, des restes des corps après leur déchirement par le Neikos, qui contiennent les parties dispersées du démon, et telles les âmes homériques errant devant la porte de l’Hadès, jusqu'à ce que Philia « les forme à nouveau » en d’autres corps. Mais elle n’accomplit plus son travail sous terre comme elle le faisait au début ; elle agit cette fois-ci dans les corps des êtres vivants en les poussant à avoir des rapports sexuels. Dans ce contexte, images mythiques et embryologie se mêlent. Le sexe féminin sera appelé typiquement par Empédocle « les prairies fendues d'Aphrodite » (110) et correspond aux prés d’Até qui reçoivent l'âme tombée du ciel au début du cycle cosmique ; sous le règne de Neikos, les membres impurs, errants, fantomatiques, du démon sont retenus continuellement dans les prairies d'Aphrodite et sont de nouveau réincarnés. L'espoir de sa libération se tourne vers la décomposition finale du monde sous l’action de Neikos. Toutefois, Empédocle n’écarte pas totalement la possibilité d’une libération dans notre monde. Le chemin de la purification de l'âme commence dans les Catharmes et se termine dans le Peri phuseos. La première étape est l’interdiction de se nourrir des animaux (et autres êtres vivants animés). Manger de la viande n’est pas seulement une répétition du meurtre primordial, c’est aussi une façon pour le démon de se maintenir attaché aux membres du corps et de se souiller encore plus. Car, puisque les membres des êtres vivants qui ont été ingérés s’ajoutent aux parties correspondantes du nouveau corps, la possibilité pour l'âme de s’isoler du mélange devient de plus en plus faible. C’est pourquoi les prescriptions alimentaires jouent un si grand rôle dans les Catharmes. Dans les Catharmes, il est en outre signalé la fin du périple [daimonique], à savoir le retour du démon divinisé dans la communauté des Dieux (184-185). La façon dont cet état peut être atteint n'est cependant pas expliqué ici. Cela appartenait à la leçon ésotérique, à la deuxième étape de l’initiation.

Pour faciliter la lecture du passage ci-dessus :

160 = DK 31 B 115

160,9 = 115.9

41 = DK 31 B 98

163 = DK 31 B 118

164 = DK 31 B 119

165 = DK 31 B 120

166 = DK 31 B 121

172 Α = DK 31 B 128 (vers 1-8)

172 Α-Β = DK 31 B 128 (vers 8-10)

173 = DK 31 B 135

176 = DK 31 B 142

35,12 = DK 31 B 20.5

110 = DK 31 B 66

184 = DK 31 B 146

185 = DK 31 B 147

Kingsley 2002, 381 f. = Kingsley, P., " Empedocles for the new millennium", Ancient philosophy, 22, 2002, p. 381 f..

Kingsley, 2003, 361 = Kingsley, P., Reality, Inverness : 2003, p. 361.

Bollack 2003, 68 = Bollack, J., Empédocle. Les Purifications, Paris : 2003, p. 68.