MILLE ET TRE

Paul Verlaine 1891

Poème homosexuel de Verlaine 1844-1896

Texte intégral de : MILLE ET TRE


Mes amants n’appartiennent pas aux classes riches :

Ce sont des ouvriers faubouriens ou ruraux,

Leurs quinze et leurs vingt ans sans apprêts sont mal chiches

De force assez brutale et de procédés gros.


Je les goûte en habits de travail, cotte et veste ;

Ils ne sentent pas l’ambre et fleurent de santé

Pure et simple ; leur marche un peu lourde, va preste

Pourtant, car jeune, et grave en l’élasticité ;

Leurs yeux francs et matois crépitent de malice

Cordiale et des mots naïvement rusés

Partent non sans un gai juron qui les épice

De leur bouche bien fraîche aux solides baisers ;

Leur pine vigoureuse et leurs fesses joyeuses

Réjouissent la nuit et ma queue et mon cu ;

Sous la lampe et le petit jour, leurs chairs joyeuses

Ressuscitent mon désir las, jamais vaincu.

Cuisses, âmes, mains, tout mon être pêle-mêle,

Mémoire, pieds, cœur, dos et l’oreille et le nez

Et la fressure, tout gueule une ritournelle,

Et trépigne un chahut dans leurs bras forcenés.


Un chahut, une ritournelle fol et folle

Et plutôt divins qu’infernals, plus infernals

Que divins, à m’y perdre, et j’y nage et j’y vole,

Dans leur sueur et leur haleine, dans ces bals.

Mes deux Charles l’un jeune tigre aux yeux de chattes

Sorte d’enfant de chœur grandissant en soudard,

L’autre, fier gaillard, bel effronté que n’épate

Que ma pente vertigineuse vers son dard.

Odilon, un gamin, mais monté comme un homme

Ses pieds aiment les miens épris de ses orteils

Mieux encore mais pas plus que de son reste en somme

Adorable drûment, mais ses pieds sans pareils !

Caresseurs, satin frais, délicates phalanges

Sous les plantes, autour des chevilles, et sur

La cambrure veineuse et ces baisers étranges

Si doux, de quatre pieds, ayant une âme, sûr !

Antoine, encor, proverbial quant à la queue,

Lui, mon roi triomphal et mon suprême Dieu,

Taraudant tout mon cœur de sa prunelle bleue

Et tout mon cul de son épouvantable épieu.


Paul, un athlète blond aux pectoraux superbes

Poitrine blanche, aux durs boutons sucés ainsi

Que le bon bout ; François, souple comme des gerbes

Ses jambes de danseur, et beau, son chibre aussi !

Auguste qui se fait de jour en jour plus mâle

(Il était bien joli quand ça nous arriva)

Jules, un peu putain avec sa beauté pâle.

Henri, me va en leurs conscrits qui, las ! s’en va ;

Et vous tous ! à la file ou confondus en bande

Ou seuls, vision si nette des jours passés,

Passions du présent, futur qui croît et bande

Chéris sans nombre qui n’êtes jamais assez !

1891.

MILLE ET TRE

De Paul Verlaine 1891, lu par Alain Cavello-Mosnier le vendredi 5 mai 2017, Paris. Source audio sur Youtube