Robert


ROBERT

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Quand j’ai enfermé ces cons, je ne pensais pas que ça allait durer. Je n’avais d’ailleurs aucune idée du sens de mon action, ni de sa finalité. Je l’ai fait, c’est tout. Mes motivations étaient aussi floues que mes sentiments.

Quand la folie du virus a déboulé, j’ai été comme tout le monde, pris par surprise. Personne n’a vraiment vu venir la suite. Au début, il y a eu quelques morts en Chine. Les médias raillaient les pauvres capacités des soins au pays du soleil levant. Quelques semaines après avoir déboulé en Europe, les chaines d’info ont tourné en boucle sur cette préoccupation unique. Le monde entier a fermé les écoutilles. Les gouvernements ont enfermé les populations, les réfractaires défiaient les forces de l’ordre en allant se balader en douce sur les plages désertes. La bravoure dérisoire des révolutionnaires de pacotille agitait le Landerneau médiatique, galvanisait les collapsologues, et amusait les sceptiques. C’était plus une inquiétude qu’autre chose : l’hyper-contagion ne mettait personne à l’abri, mais la plupart des malades survivaient, seuls les vieux et les affaiblis succombaient.

La terreur n’est arrivée qu’après. Quand le virus a muté. Les premiers cas sont arrivés à peu près au moment où le Président des Etats-Unis annonçait, triomphant, que l’épidémie serait jugulée dans un mois, tout au plus. No passaran, tu parles. Nous étions enfermés depuis deux mois, déjà. Les pathologies de confinement commençaient à se propager dangereusement, mais les plus optimistes voyaient la lumière au bout du tunnel. Ils avaient raison de distinguer comme une lueur. Le grand éclair blanc s’est révélé sous une forme inattendue : les bulbes ont bouffé le visage des premiers patients en Inde. Pour les journalistes, c’était un phénomène isolé, totalement décorrélé du gène originel. Le pangolin, cette fois, pouvait dormir tranquille. Tragique erreur. Le virus avait muté subitement. Le résultat ressemblait plus à un mix entre peste et variole, saupoudré d’un soupçon d’ebola. Quand tu choppais ça, en général, la grande faucheuse se rapprochait à grands pas – plus en godillots à armatures métalliques qu’en charentaises.

Le coup de grâce fut la révélation de la propagation de la pandémie par le seul effet de la seule suspension aérienne. La sidération a vite saisi la population. C’est à ce moment que tous les gouvernements du monde ont décidé de confiner tout le monde à l’intérieur des appartements et des maisons, définitivement. En tout cas, tant que le phénomène ne serait pas endigué.

C’est aussi à ce moment que l’idée à germé dans mon esprit. Ce n’était pourtant pas aussi clair. Au départ je voulais les protéger. Quand j’ai récupéré l’entrepôt, j’avais la ferme intention de faire en sorte que mes ouailles puissent exercer leur métier dans un endroit sûr. J’avais aménagé les lieux, avant l’irruption de la maladie. Je voulais offrir à tous un cadre plus agréable pour travailler. Le cauchemar en a décidé autrement. Il nous a tous brutalement précipités sur une nouvelle planète. J’ai vite compris que l’histoire allait durer, et que j’allai devoir m’adapter à la situation. J’ai agi aussi rapidement que j’ai pu. J’ai anticipé la pénurie d’électricité, la possibilité que nous nous trouvions à court de nourriture et d’eau. J’allai devenir leur sauveur. Cette réalité m’est apparue comme une évidence, mais l’image ne s’est formée que lentement en moi.

Pendant trois mois, tout le monde est resté enfermé. J’organisais tout, je maintenais un équilibre. Jamais de ma vie je ne m’étais senti plus utile, et plus respecté. Plus impressionnant, le personnel semblait se contenter de son sort. Certaines y trouvaient même une forme de réconfort, voire d’épanouissement. Il n’y avait que la petite jeune, Julie, qui faisait des siennes. Une frondeuse, celle-là. Je me suis servi de sa mère pour la dompter.

Nous suivions les actualités du dehors, par les réseaux sociaux et les télévisions. La situation s’était rapidement dégradée, et nous suivions à la lettre les consignes drastiques imposées.

Puis j’ai senti que les choses allaient évoluer. Un remède potentiel commençait à donner quelques effets. Je l’ai su avant les autres. L’électricité était rationnée, je me réservais la primeur des informations. C’est là que j’ai pris une décision radicale : j’ai coupé le courant pour tout le monde, sans sommation.

Personne n’a soupçonné qu’il s’agissait d’une décision, et non d’une réalité. Privés de toute source médiatique, et de toute communication, les habitants ont vite sombré dans l’angoisse. Je les rassurais, optimiste et bienveillant. Ce n’était pas bien difficile : moi, je suivais les informations en cachette, la nuit.

Un mois plus tard, le monde retrouvait un peu de sérénité. Le bilan était extrêmement lourd. Les premières estimations faisaient état de cinq milliards de survivants. En réalité, nous n’étions à présent que trois milliards. L’économie était détruite, les dommages considérables. J’ai attendu quinze jours de plus, et j’ai entamé la mise en scène. J’ai sorti ma combinaison de survie, et je les ai tous rassemblés pour leur expliquer que j’étais prêt au sacrifice, déterminé à braver l’extérieur pour quérir des indices de présence humaine. Pour eux, le monde avait simplement avalé l’espèce. Ils m’ont cru, certaines femmes ont pleuré. C’était émouvant.

Je suis parti à pieds. J’avais planqué ma bagnole à cinq cents mètres. Malgré mes doutes, la batterie fonctionnait. J’ai démarré tranquille, heureux de respirer de l’air frais. J’ai foncé direct à l’hôpital, où ils m’ont fourni le kit de survie nécessaire. C’était presque miraculeux, mais la science avait vaincu le virus.

Evidemment, il fallut des années pour retrouver un équilibre. Même différent, il a permis un redémarrage spectaculaire. Des mesures drastiques ont été prises. De cette catastrophe sont sorties aussi de bonnes nouvelles. Pour la Terre, ce fut un bain de jouvence. Le climat s’est amélioré, le vieux mythe de la croissance durable prenait enfin de la consistance.

Quand je suis rentré au bercail, ils m’ont traité comme un dieu. Je me suis bien gardé de les rassurer. Pour eux, je n’avais trouvé aucun signe de vie. La planète était en flammes, et j’étais leur salut. C’est ainsi que cela a commencé : sur un bluff. Le reste s’est enchaîné logiquement. Je suis passé maître dans l’art de l’improvisation, et de la dramatisation. Au fond, pour le bien de tous ; en vivant ainsi, ils donnaient un sens à leurs actions, forgeaient une communauté meilleure à bien des égards que leurs expériences passées.

Depuis, j’assiste en spectateur à mes propres actions, fasciné par la capacité des êtres humains à chercher de la réassurance. Dans la panique, la plupart d’entre nous sont prêts à tout accepter. Dans la pétrification de la peur, les humains se réfugient dans les croyances les plus absurdes. Quand j’ai décidé de changer de nom, ils n’ont pas réagi. Pangloss : quel nom idiot. Ils le scandent comme si c’était l’incarnation d’un dieu maya, ou l’esprit d’une divinité indienne.

Ils ont tout surmonté. La perte de leurs proches, l’abandon de leur confort passé, la soumission implicite à leur guide. Leur immersion dans l’univers que j’ai inventé pour eux fut totale et complète.

Bien sûr, j’ai connu des moments difficiles. Il est dans la nature humaine de douter, et de se rebeller. J’ai dû prendre des décisions douloureuses. Celles qui m’ont défié en quittant les lieux, j’ai dû leur inoculer moi-même le virus. J’avais pris soin d’en conserver suffisamment dans des tubes, sécurisés dans un frigo dont ils ignorent l’existence. Pour Laura et les deux suivantes, une fois ma résolution prise, ce fut facile. Pour Elisa, j’ai été confronté à un problème majeur : j’ai dû la tuer à l’extérieur. Mais c’est pour Sidonie que j’ai vraiment souffert. J’y tenais. Quand je lui ai inoculé le virus, je n’étais pas totalement certain que je parviendrais à la guérir. Cela a fonctionné, mais j’ai failli la perdre. Le traitement a fait son office.

J’ai dû forcer le trait lors de la crise suivante. Julie commençait à fomenter une révolte dangereuse. Mina avait définitivement pété un câble, et battu à mort une habitante que cet abruti de Pat sautait en cachette. Il me fallait un acte spectaculaire, un feu d’artifice conclusif. Je me décidais à m’injecter moi-même le virus.

Ma résurrection m’a permis d’obtenir une paix royale.

Je ne me fais pas pour autant trop d’illusion. Ils m’adorent parce que je leur file à bouffer, et que je les soigne. Il faut dire que ce n’est pas si compliqué. Il y a maintenant plus de quatre ans qu’un petit supermarché à réouvert, à quelques kilomètres. Je m’y fourni régulièrement, me débarrassant des emballages, reconditionnant le tout à ma sauce. Pour mes sujets, le moindre bonbon industriel devient un nectar, un pack de viande un cadeau venu du ciel, des épices en vrac un joyau précieux.

La patronne semble m’apprécier. Je crois même qu’elle me fait de l’œil. Elle s’appelle Betty – j’ignore si c’est son vrai prénom, ou si ses parents avaient décidé de s’en foutre.

Le truc pénible c’est quand je rentre. Je dois me changer, retrouver mes vieux vêtements, prendre un air pénétrant quand je fais renaître un vague espoir, contrit quand je décide que le grand banquet n’est pas pour demain.

Parfois, je me demande comment tout cela va finir. J’ai l’impression de tourner en rond. Puis un incident survient, un nouveau défi s’annonce. Je les observe, je les manipule un peu, j’attise. Et c’est parti pour la saison suivante.

Récemment, j’ai fait un break. Pour me ressourcer, et oublier leurs querelles mesquines et infantiles, je suis parti le mois dernier en vacances. La Thaïlande, incognito, c’était sympa.

Amor fati.