Julie



JULIE

Ma mère est folle. Curieusement, je n’ai que des souvenirs flous de qui elle était, dans notre vie d’avant. Bien sûr je me souviens de mon enfance. Je revois mon école, mon quartier, mes copines. Je me souviens de nos vacances, de mes élans et de mes pleurs. J’ai beau chercher, je ne me remémore d’elle que son sourire, son regard parfois bienveillant, parfois réprobateur. Je ne pense pas qu’elle fut toujours ainsi, à moitié tarée. Mais je n’ai nul père pour m’éclairer – si ce n’est Pangloss, dont je sais qu’il n’est sûrement pas mon géniteur. Lui n’est qu’un ersatz, et je ne sais comment elle croit encore à ces inepties. En ce qui me concerne, j’en ai ma claque de ses simagrées, de sa suffisance, de ses lois débiles. Je ne supporte plus les règles, les « chacun son tour », les routines mortifères. Je veux sortir.

J’avais dix -huit ans quand je me suis retrouvée scotchée dans ce local pourri. Rien qu’avec des vieux. La plus jeune après moi c’est Caro, mais elle avait déjà sept ans de plus que moi. Je suis ici par accident. J’aurais dû mourir. Je ne travaillais pas dans l’entreprise. J’étais venue accompagner ma mère, que j’avais dépannée après un problème de voiture. Le directeur avait l’air sympa. Personne ne l’appelait alors par ce nom ridicule dont il s’est lui-même affublé plus tard. Pangloss ; toutes ces follasses croient vraiment que c’est sérieux ? Toujours est-il que je lui dois au moins cela : il m’a proposé de rester. Je ne sais plus pourquoi j’ai accepté. Ce fut une sorte d’intuition, un instinct de survie, peut-être. En tout cas, c’est ce qui m’a sauvé la vie.

Nous sortions d’une première période de confinement. Donc, au début, les filles étaient abattues, mais rôdées. Nous avons suivi par les réseaux sociaux le tsunami qui s’est mis à détruire l’humanité. Quand l’électricité fut définitivement coupée, le moral des troupes en a pris un coup. Pour moi, c’était l’enfer. Pour tous c’était brutal, je le mesurais bien. Mais pour moi c’était carrément la fin du monde.

J’ai vécu plusieurs mois dans le brouillard. Je n’arrivais pas à y croire. Mes amis étaient sans doute partis dans d’atroces souffrances, je les avais tous perdus. Je ne connaîtrai certainement jamais une existence normale. Les autres, elles avaient déjà vécu. Moi, j’avais à peine voyagé. Je n’avais encore rien vu, et mon enfermement m’avait rendue subitement aveugle. Les autres me répètent que nous sortirons un jour, et que j’aurais la chance de parcourir la planète avec un œil nouveau. Tu parles. Tout ce que je vois, c’est que le destin m’a volé ma jeunesse.

Puis je me suis habituée. Ou plutôt résignée, ce serait plus honnête. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? J’ai vu leurs faces bouffées par d’ignoble scories, à celles qui ont tenté la sortie. J’ai entendu leurs râles, j’ai vu leurs corps sans vie. Ce n’est pas encore pour moi. J’ai décidé de vivre. Pour cela je n’ai pas le choix, j’attends mon heure.

L’un des fardeaux les plus pénibles que je subis dans ce trou à rats, c’est la présence des trois lourdauds. Greg et Pat m’ont toujours laissée tranquille. Je sais pourquoi. Le vieux lion me tient à l’œil. « Faut pas toucher à la fille de Barbara », c’est ce qu’ils lisent dans son regard. Ce n’est pas franchement rassurant, et je me suis toujours méfiée de ses intentions véritables. Cela étant, je n’ai rien à dire, il n’a jamais tenté quoi que ce soit. Benji, lui, est plus difficile à gérer. Je vois bien qu’il me reluque. Je ne supporte pas son regard salace. Il y a un peu plus de deux ans, il a tenté de me coincer dans les toilettes. Il avait déjà laissé traîner ses mains là où il n’aurait pas dû, mais sur ce coup-là il a essayé d’aller plus loin. Je ne me suis pas contentée de mettre le holà : je lui ai brisé l’entre-jambe d’un coup de pied dont il s’est souvenu longtemps, ponctué d’un hurlement qui a attiré les foules. Il n’a pas insisté, mais je doute qu’on devienne amis pour la vie.

Le résultat, c’est que je gère une solitude désespérante. Mon désert sexuel est affligeant. A refuser de me faire sauter comme toutes les copines de ma mère, je reste désespérément vierge. Heureusement, il y a Noémie. Elle est gentille, douce, compréhensive. Elle a su m’aider à grandir, quand certaines nuits nous explorons un peu plus que les souvenirs de cosmétique dont les autres femmes sont nostalgiques. Elle m’en a plus appris sur moi-même que tous les garçons que j’ai croisés depuis ma naissance.

Celle qui m’énerve le plus, c’est ma mère. Elle me désespère. Je crois que la vieille a dégoupillé. Elle voit en Pangloss un nouveau messie. C’est pathétique. Ce n’est pour moi qu’un débris miraculé, un héros de circonstance élu par le hasard. Pour je ne sais quelle raison, il est immunisé contre cette saloperie qui rôde dans l’air, partout. Il se balade à l’aise, là où l’humain standard tombe comme une mouche cacochyme. Je soupçonne sa fameuse combinaison de n’être qu’une mascarade. C’est un décor, comme le reste.

Ma mère me serine qu’il est notre sauveur. Je n’ai qu’à demander à Sidonie, la miraculée. Perso je sais pourquoi il est allé la rechercher, et qu’il a tout fait pour qu’elle se remette. Sur l’oreiller, Noémie m’a chuchoté cette rumeur : il apprécie particulièrement ses talents cachés. Il parait qu’elle est douée. Depuis quand manipuler une verge et bien ouvrir sa bouche fait de vous une sainte ? Il se sert dans ses acolytes au gré de ses envies. J’imagine que c’est le lot de tous les dictateurs, à toutes les époques. Pas seulement les grands de ce monde, genre Néron, Louis XIV, ou Hitler. Sans doute à peu près tous les mâles obnubilés par le pouvoir ont gonflé leur ego en brandissant leur sceptre boursouflé. Toutes ces vieilles débiles ont oublié leurs livres d’Histoire. Même ma mère est passée dans son lit. Elle me dégoûte.

Pangloss fout le camp de plus en plus souvent, nous laissant pourrir parfois une semaine dans notre taudis puant. Il a battu son record il y a un mois, s’absentant deux semaines, à l’extérieur. Certaines y ont vu un exploit. Moi je pense qu’il se fout de nous. Il doit avoir un terrier quelque part, une planque où il peut s’empiffrer tout seul. Il commence à avoir du bide. Il s’affaisse, le bonhomme. A part moi, personne ne la voit, la cinquantaine qui pousse, formant des bourrelets autour de sa ceinture en cuir ?

Heureusement il y a les enfants. Eux, ils ne savent rien du dehors. J’aime leur lire des contes, leur raconter des légendes. J’invente, je brode. Ils m’aiment bien, sans doute parce que je suis plus jeune que les autres. Ils savent être heureux. Ils ne connaissent pas la liberté de l’air libre. Cela me rend triste, mais pour le moment c’est surement mieux ainsi.

Je passe du temps à regarder les arbres. Les fenêtres sont bien scellées, nous ne pouvons les ouvrir, sous peine de mourir dans d’atroces souffrances. C’est une raison puissante. C’est étrange. Dehors, la nature parait s’épanouir normalement. La végétation est devenue florissante. Sans le contrôle des humains, sans pollution, tout est reparti avec une vigueur insoupçonnée. Je n’avais jamais vu autant d’animaux. Des oiseaux, des biches, des bandes de chiens errants, j’ai même aperçu des chevaux.

En rêvant de ma libération, je ronge mon frein. Adolescente, je n’aimais pas lire. J’ai maintenant dévoré la moitié de la bibliothèque. Je ne sais pas comment fait Pangloss, mais il nous ramène de temps à autres de nouveaux ouvrages.

Je voyage ainsi. Mais qu’il n’aille pas croire que je vais le remercier.

L’imposteur m’a toujours préservée. Il m’a même défendue. C’est grâce à lui, si j’ai pu éviter d’être violée. Pourtant, ce que je sens dans son regard n’est ni de l’amour paternel, ni du réconfort. Il se tient à distance, comme s’il se méfiait de moi. Comme s’il savait ce que je pressentais. Il a rendu les autres aveugles, il ne m’a jamais hypnotisée. Il sait qu’un jour, je me rebellerai.

Il devine, sans aucun doute, que je suis sa fin.