Barbara



BARBARA

Il est beau. Il ne veut pas l’admettre, mais il est beau. « Comme un Dieu », aurait dit ma mère regrettée, du temps du ciel ouvert. Il est fin, je ne dirais pas grand, mais sa silhouette élancée en impose. Ses yeux bleus sont perçants. Quand il vous observe, il vous dissèque. Il sait des choses que j’ignore, il révèle des vérités qui me sont inaccessibles. Son intelligence est très au-dessus de la norme.

Ses cheveux autrefois châtains sont devenus argentés. Cela lui confère un autre charme. Depuis longtemps il ne me touche plus, mais je ne lui en veux pas. Qui serais-je pour exiger ce privilège ? Autrefois, c’était différent. J’ai partagé sa couche avec délice. Il m’a toujours traitée avec respect.

De nous tous, c’est le seul qui quitte notre refuge. Il est toujours revenu de ses périples. Pourquoi en serait-il autrement ? Il a créé ce lieu, il a forgé la communauté, il a démontré mille fois sa capacité à nous sauver. C’est un invincible, qui a fait de nous des survivants.

Dehors, les autres ont disparu. Pangloss nous l’a révélé, dès la fin du troisième mois. Depuis cinq ans que nous vivons reclus, il a été le seul à pouvoir résister à l’air extérieur. L’environnement est devenu toxique. Cette lèpre ne l’atteint pas. Grâce à lui, l’espérance est entière.

Il a réussi à entrer en contact avec d’autres poches de rescapés. Il semblerait que des communautés se soient formée, ça et là. Mais nous sommes trop éloignés pour le moment. Aucun de nous ne résisterait au voyage. Pangloss a inventé une technique dont il a le secret, disséminant des messages à portée de notre territoire, aux limites extrêmes qui lui permettent de rejoindre notre foyer sans s’infecter. Une fois encore, il nous a offert l’espoir.

Chaque jour, je mesure ma chance, et lui rend grâce. Je me souviens des débuts. Nous étions tous de simples collègues quand le virus a frappé. Personne n’a su anticiper la suite. Personne n’a vu venir la dégénérescence, sauf lui. Quand il nous a regroupés à la campagne, dans ce grand bâtiment désert, nous étions tous sceptiques. Il fallait bien reprendre le travail. Mais pourquoi si loin de la ville ? Nous aurions pu continuer à opérer à distance, comme nous en avions pris l’habitude, ou retourner tout simplement dans nos bureaux. Nous aurions pu, oui – et nous serions tous morts.

Il avait aménagé le lieu avec un pragmatisme sidérant. Il avait transformé l’espace vide en un arche de Noé revisité. Un grand dortoir nous permet de dormir dans de bonnes conditions. Une cuisine équipée de tout le matériel dont nous pourrions rêver nous offre toutes les possibilités de se nourrir avec créativité.

Il y a bien longtemps qu’il n’y a plus d’électricité, mais son système d’approvisionnement en eau fonctionne parfaitement. Mis à part l’été, quand la pluie se fait rare et les sols s’assèchent, nous ne manquons de rien. Bien entendu, nombreux souffrent encore du manque. La nostalgie n’est pas absente, et nous avons tous nos moments de faiblesse. Mais personne n’est jamais mort de faim ou de soif. Nous subvenons à nos besoins par nos cultures, qui se situent dans le grand espace attenant, que nous appelons la grange. Les brebis nous donnent le lait, et de la viande à l’occasion. Les poules fournissent les œufs. Etrangement, le virus ne semble pas atteindre les animaux. Pangloss les sort régulièrement à l’extérieur, dans des enclos qui nous sont inaccessibles.

Les distractions se sont considérablement réduites, quand je me souviens de nos existences pleines de bruit et de fureur. Mais nous avons retrouvé de la sérénité en nous concentrant sur l’essentiel. Notre réserve de livres est immense. Nos pièces de théâtre nous aident à imaginer le monde ancien, et préparer le suivant. A la réflexion, je me demande si j’aurais pu être plus heureuse.

Certains ne l’ont pas cru, surtout au début. C’était inévitable : l’être humain n’est pas né pour être en cage. Laura en a fait les frais la première. Elle s’est enfuie à l’aube, si je me souviens bien, après la fin du deuxième mois. Pangloss n’a pas prononcé une parole. Il a enfilé sa combinaison de protection, est sorti à son tour. Il est revenu une heure après, portant la fugueuse dans ses bras. Elle était inconsciente, mais respirait encore. Il a exigé que nous restions à distance, et l’a installée dans son antre. Trois jours plus tard, il nous a demandé, en petits groupes, de l’accompagner dans la chambre 2 – celle qui est attenante à la sienne. Elle était couverte de plaques rouges, les pustules lui mangeaient le visage. Le spectacle atroce de sa lente agonie nous a tous saisis. Il est allé l’enterrer à l’extérieur, seul, digne, dans le silence d’un dehors que nous n’apercevions plus que par les fenêtres. Ce triste épisode n’a pas empêché deux autres résidentes à tenter le même pari, avec le même résultat, au cours de l’année qui suivit.

Ces péripéties ont généré des risques inconsidérés. Pangloss a failli mourir. C’était il y a trois ans, environ deux ans après le grand confinement. Elisa s’était enfuie, il n’avait ramené que ses cheveux. Je m’en souviens comme si c’était hier. Cette fois, à notre grande surprise, il est tombé malade. A force de sauver les autres, il allait finir par succomber, lui aussi. J’ai vu les boutons sur son visage, sur son corps, partout. J’ai vu sa fièvre, sa souffrance.

Et j’ai vu le miracle : sa guérison.

Cet événement a sidéré la communauté. Il a malheureusement engendré une vague d’espérance infondée. Malgré ses avertissements, Rachel a décidé à son tour de braver l’interdit. Dans la fraicheur de l’aube l’attendait le même destin funeste que ses prédécesseurs. Puis ce fut Sidonie. Il l’a ramenée en moins d’une demi-heure, mais elle n’a pas tardé à développer les mêmes symptômes. Il l’a placée en quarantaine, dans la chambre 2. Il l’a laissée là, dans l’antichambre de la mort. Il nous a réunis au centre du grand bâtiment. Son discours en a ébranlé plus d’un. Il fut court, mais sa conclusion glaçante nous laissa sans voix : « Je vais vous montrer qu’il est possible de guérir, comme je l’ai fait moi-même. Je vais offrir à Sidonie une nouvelle chance, car j’ai ce pouvoir. Il requiert de ma part une énergie considérable. Ce sera donc la seule et unique fois. Je vous préviens toutes, il n’y aura plus d’exception ».

Sur l’instant, nous n’avions pas vraiment compris. La plupart étaient dubitatifs. Quand notre amie est ressortie une semaine après, chancelante mais guérie, plus personne ne doutait.

Depuis ce moment, nul n’a osé s’aventurer dehors. Cela n’a pas empêché certains de tomber malade. Pas du virus, non. Ce sont de petits maux bénins, la plupart du temps. Pangloss ne cesse de prendre des risques pour nous protéger. A chaque fois, il parvient à nous ramener des pilules ou des poudres qui guérissent. J’ignore où il les trouve. Il arrive à puiser dans d’anciens stocks, certainement. Il n’y a plus de comprimés, évidemment. Tout a disparu. Où et comment il se fournit, lui seul le sait.

Il nous a réunis, six mois environ après sa propre maladie. Il nous a dit qu’il travaillait dans son laboratoire. Il cherche un remède pour nous permettre à tous d’affronter le virus. Il s’était documenté dès le début. Certains l’avaient pris pour un fou, ou un illuminé. Mais comment ne pas le croire, alors qu’il dédie sa vie pour sauver les nôtres ?

Comment survivrons-nous sans lui ? S’il lui arrivait malheur, que ferions-nous ? Je n’ose l’imaginer. Quand nous serons libérés, et qu’il aura trouvé le remède ultime, tout sera différent, bien sûr. Encore quelques années. Trois, cinq peut-être. Il fait de son mieux, je le sais.

Pour le moment, j’aime croire qu’il sera immortel.