Mina


MINA

Pat est un salaud. Ce n’est rien cependant à côté de Benji. Lui, c’est un violent. Je le déteste. Si nous parvenons à le maîtriser, c’est parce que nous sommes nombreuses, et qu’ils sont en infime minorité. Greg, je l’aime bien, il est gentil. Et puis, il est mignon, dans le genre monsieur muscle. Mais il est si distant qu’il ne m’a jamais fait d’effet. Je n’ai jamais ressenti cette palpitation subtile qui fait toute la différence, cette montée d’adrénaline qui donne le rose aux joues.

Comment ai-je pu tomber amoureuse de Pat ? C’est un mystère que je ne m’explique pas. Il n’est pas très grand, pas très futé. Je le trouvais néanmoins attentionné, et j’avais sans doute besoin de protection. J’étais faible.

J’ai mis trois ans à accepter la mort de mon mari. Comme les autres, j’ai dû faire mon deuil. C’est dur, sans corps, sans nouvelle, sans certitude. Comment accepter une disparition sans la moindre preuve qu’elle est effective ? Est-il possible de se persuader que tout est définitivement fini, sans constater par soi-même la preuve tangible du décès physique ? Avant, quand un bateau coulait, un avion s’écrasait, une voiture ratait un virage, les conjoints disposaient d’une donnée objective, d’une raison, d’un point d’appui pour étayer leur douleur. Dans notre cas, il y avait la disparition de l’humanité. C’était trop énorme, pas assez concret. Mon cerveau ne l’a jamais vraiment accepté. Et je sais que je ne suis pas la seule. Nous sommes plusieurs à continuer d’en parler, en cachette. Les souvenirs sont toujours vivaces.

Par chance, je n’avais pas d’enfant, avant d’intégrer notre foyer actuel. Pour celles qui avaient créé une famille, ce fut épouvantable. Cette déchirure creusa la tombe des premières à tenter de s’enfuir. Ce n’est pas vers la liberté qu’elles couraient, mais vers les fantômes de leurs proches. Accablées de tristesse, recluses, elles se laissèrent porter par l’espoir infime de survivre, et de les retrouver. Leur folie ne fut que suicide.

Certaines, au contraire, ont préféré laisser s’estomper leur mélancolie. Elles ont petit à petit renoncé à leur passé. Elles avaient relégué les vestiges d’une époque révolue au fin fond de leur mémoire. Je ne pense pas que ce fut de leur part une décision consciente. La douleur sourde et lancinante de la séparation devait trouver une échappatoire. Pour elles, cette fuite porte un nom : l’oubli.

Moi, j’ai composé.

Je n’ai jamais renoncé à mon seul et vrai amour. Même en m’abandonnant dans les bras de Pat, ou en me donnant à Pangloss, mon mari est toujours là quelque part, dans mon cœur. Là où il est, je sens son consentement, sa confiance. La chair est aussi faible que les sentiments sont forts.

D’ailleurs, avec Pangloss, je n’ai jamais éprouvé de vrai plaisir. Comme toutes les autres, je n’ai pas su refuser, et me suis prêtée à ses jeux, sans retenue. Cependant, je préférais quand nous étions plusieurs à ses côtés. Cela m’a permis de découvrir d’autres sensations. Certaines filles savent mieux s’y prendre que ces messieurs, et leurs talents ont su rompre la monotonie de nos existences. Lui aime les rondeurs. Avec moi il est servi. Mais monsieur n’a jamais accordé grande importance à mes inclinaisons. Il achevait sa besogne toujours de la même manière. Etant de dos, je n’ai jamais vu son visage quand il se répandait.

C’est sûrement la raison pour laquelle Pat m’a séduite. D’abord, il a pris son temps. Il ne m’a pas brusquée. Il m’a fait la cour, obtenant de Pangloss lui-même un bouquet de fleurs coupées, une rareté absolue dans notre univers clos. Ensuite, il a accepté de rompre toute relation avec les autres. Il a bien dû passer un mois à me parler tous les jours, près de ma fenêtre préférée. Il me racontait des histoires d’avant, des pans de son passé. Il s’est intéressé à ma personnalité, à mes goûts et mes aspirations. Il faisait rejaillir en moi des saveurs oubliées, des paysages occultés par notre privation. Enfin, il s’est avéré doux et attentif, rallumant la flamme d’un orgasme que je croyais définitivement perdue.

Notre idylle a duré deux mois. Cette parenthèse enchantée n’a pas duré très longtemps. Deux mois, c’est le temps qu’il a fallu pour qu’il jette son dévolu sur Marine. Elle est plus jeune que moi, je l’admets. Mais cette trahison m’a anéantie. Avec les hommes, je ne suis pas partageuse. Question d’éducation sans doute.

Mon chagrin ne semblait pas arrêter Benji. Au contraire, il s’est mis à rôder autour de l’amante rejetée, comme une hyène attirée par une charogne fraiche. A ce moment-là, j’ai touché le fond. J’ai résisté, puis j’ai craqué. Il ne me faisait ni chaud ni froid, mais je croyais me venger de Pat en souillant mon corps avec son rival. Je me suis donnée par méchanceté, par désespoir. La chambre 3, Pangloss l’avait réservée aux mâles, pour qu’ils puissent s’isoler avec celles de leur choix. Là, j’y ai subi tous les outrages. J’ai fait des choses que je n’aurais jamais accepté dans mon état normal. J’ai tout enduré, jusqu’à ce que mes amies remarquent les coups, quand il ne s’est plus contenté de ce qui ne se voyait pas sous les vêtements.

J’ai mis fin à ce cirque, humiliée et ravagée. Je me suis recroquevillée, et je passe le plus clair de mon temps à regarder le soleil par la fenêtre. Je crois encore en la possibilité d’un ailleurs. Je m’en remets à Pangloss. Après tout, il a toujours tenu ses promesses.

Depuis ce triste épisode, je n’accorde plus à personne le privilège de me toucher. Et j’en suis fort aise. De toute façon, comment pourrais-je encore séduire ?

Ici, je suis rentrée cougar, je sortirai débris. Quand, à mon tour, je bénéficie de l’une de nos trois salles de bains, je me désole de l’image renvoyée par le miroir. Jeune, j’avais des formes – les hommes semblaient y trouver quelque intérêt. Femme, j’étais ronde – et mon amour d’alors paraissait y trouver largement son compte. C’est sans doute dans le crépuscule de ma quarantaine que Pat y puisa son désir. Mûre, je deviens flasque. Je m’observe, j’essaye de me mettre dans la peau d’un homme. Je les connais, leurs regards en coin, leurs jugements à l’emporte-pièce, leur dureté. Habillée, je fais vaguement illusion, du moment que j’harnache ma silhouette avec suffisamment de constriction. Nue, c’est terrifiant. Mon ventre se met à pendouiller. Mes seins tombent lourdement. Mes vergetures strient le haut de mes cuisses, semblables aux jambons industriels que l’on trouvait jadis dans les supermarchés. Mes fesses, autrefois rieuses et rebondies, subissent tristement la pesanteur, molles et bringuebalantes. Je ne ressemble plus à rien. Mes cheveux grisonnent et s’effilochent, mes rides se creusent, ma vision commence à se brouiller. Mon visage est bouffi. Mes jouflettes autrefois charmantes mutent en bajoues, mon cou devient graisseux. Même mes doigts boudinent, et mes pieds gonflent – je le sens dans mes chaussures. La silicone a disparu de notre horizon, révélant la réalité brute de ma ménopause en gestation. C’est ce qu’ils doivent tous se dire, et c’est ce que je contemple, effarée, sur l’impitoyable surface de verre.

Pangloss reste mon espoir ultime. Il travaille à un remède. Quelques années encore, quelques mois peut-être. Je dois lui accorder toute ma confiance. Je m’accroche.

Dehors, j’irai trouver une petite maison, avec un jardin. Je veux vieillir les pieds dans l’herbe. Je veux retrouver la terre, respirer l’air de la planète qui m’a vue naitre. Je ne suis pas certaine de vouloir de la compagnie. Rester seule me conviendra parfaitement. Je veux un paysage, je veux du vert, le bleu du ciel, je veux revoir la mer. Je veux respirer l’iode de l’océan. Je veux les vagues pour me lécher les pieds, les nuages pour jouer avec le soleil, un petit chien pour courir devant moi sur la plage.

Mais qui sait. Peut-être, dans ces colonies dont Pangloss nous a parlé, loin de chez nous, quelqu’un m’attend. J’aimerais qu’il soit musicien. Nous chantons parfois, mais les instruments me manquent.

Avant de partir rejoindre mon amour, ce que j’aimerais par-dessus tout, c’est entendre s’envoler dans l’air les notes cristallines d’une harpe, ou les fluides mélodies d’une mandoline.