GREG
La lassitude me guette. Qui l’eut cru ?
Même Emilie est devenue un éléphant de mer. Quand nous avons compris que nous ne sortirions pas avant des années, c’était une bombe, elle faisait rêver tous les mecs. Enfin, Pat et Benji, puisqu’à nous trois, nous composons la totalité de la population masculine de l’entrepôt. Mis à part Pangloss bien sûr, mais lui, disons qu’il est above the scope.
C’était cool de travailler dans une équipe à forte majorité féminine. Très forte, même. Quand le fléau s’est abattu sur nous, on s’est retrouvé à trois mâles dans un troupeau de trente-cinq femelles. Un carnage. Ça n’a pas traîné. Après trois mois à manger, dormir, pisser et déféquer dans un entrepôt pas vraiment prévu pour l’intimité, les premières barrières avaient vite craqué. Au bout d’un an, la plupart des réfractaires du début avaient laissé tomber leurs principes moisis. Certaines ont même fini par pratiquement me supplier, c’est dire si l’enfermement ouvre des perspectives. En mode open bar.
Evidemment, au début on a tous senti la déprime s’emparer de nos cerveaux trop habitués à la lumière du soleil. A l’époque Pangloss s’appelait encore Robert et il n’était que notre patron. Il faut dire qu’il s’est bien démerdé. Il nous a quand même sauvés, on lui doit la vie, ce n’est pas rien. Il nous a vachement rassurés, il a organisé le hangar, nous a donné des rôles. Il avait ça dans le sang, c’est un meneur. Je n’aurais pas imaginé avant la catastrophe qu’il avait ce feu en lui. Il était fait pour ça, sans doute sans le savoir, pour nous guider. Amen.
Il a vite capté qu’on allait partir en cacahuète si on n’arrivait pas à vivre à peu près normalement. Sur le plan hormonal, je veux dire. Surtout Benji, d’ailleurs. Il est un peu nerveux le garçon. Moi, avec Pat, on aurait pu se maîtriser un peu mieux, certainement – mais pas for ever. Alors, ça aussi, il l’a organisé. Il sait parler. Il est même très convaincant.
On a commencé en faisant gaffe. Mais la situation a dérapé. Un an et demi après le début, Karen a dû accoucher. A l’ancienne, c’était pas beau à voir. Pangloss a déniché je ne sais comment quelques médicaments, un peu de matos de l’ancien temps. Je ne sais pas comment il réalise ce prodige. Toujours est-il qu’il s’est démerdé, et qu’on a évité le pire. Le môme est mort, mais Karen a survécu.
La deuxième fois c’était flippant. On avait été surpris, parce que Monica avait plus vraiment l’âge. Elle avait déjà eu deux enfants, mais ça remontait loin, au moins vingt ans. Ça devait être un coup de Pat, moi je l’avais jamais touchée. A moins que ce ne soit Benji, il est jeune et pas forcément regardant. Au moment de la délivrance, il y avait de la tension dans la salle. Elle a gueulé pendant des heures. Elle est espagnole à la base, je captais rien, tout ce que je sais c’est que je m’en souviens encore. Mais elle a pondu un beau petit garçon. Avec les potes on a crié de joie : la relève était assurée. Les femmes l’ont entouré de mille attentions. On aurait dit des poules hystériques. Incroyable comme la simple vision d’un bébé a la capacité d’ouvrir la boite de Pandore de la maternité. Il a fait naître des vocations, l’héritier. Le gamin a trente mamans, à vrai dire je ne sais pas si c’est si bien que ça, pour lui. Heureusement, il a maintenant sept frères, et huit sœurs. Et la prochaine fournée est déjà en préparation. La nature fait bien les choses.
Enfin, pas toujours quand même. D’abord, il y a le problème des couples. Avec trois mecs pour trente-cinq filles, se mettre en ménage n’est pas vraiment une option. Pat a essayé avec Mina, il y a trois ans. Il a déclenché un pugilat, qui s’est terminé en eau de boudin : Sandrine est morte. Elle a pas l’air comme ça, Mina, mais elle sait se battre. Je ne dirais pas qu’elle a fait exprès de placer la tempe de sa rivale sur le coin de la table, toujours est-il que la rencontre fut brutale, et le coup fut fatal. Bref, la polygamie est notre seule option vitale, et franchement ça me va bien. Ça m’a permis de faire le tour du cheptel. J’ai pu goûter pratiquement tous les formats, et de ce point de vue au moins, cette saloperie fut une aubaine. J’ai mes préférences évidemment, et j’ai passé plus de temps avec certaines. Je développe des affinités et je m’attache, même si j’essaye de garder la tête froide. Dans ce genre d’ambiance, il faut oublier la romance. Le petit resto tranquille et les chandelles, c’est dans les souvenirs. J’ai surtout essayé de prendre soin de toutes, question de respect.
Je sens malgré tout un léger tassement dans mes désirs. L’accident s’est produit le mois dernier. Pour la première fois, la bête m’a trahie. Pas d’envie, pas d’énergie, rien, nada. L’échec. Ça sentait l’humiliation, et dans une petite communauté où les nouvelles vont vite, j’ai paniqué. Par chance, Myriam m’aime bien, je crois, et sur ce coup elle l’a bouclé. Mais l’alerte est sévère. J’ai une réputation à préserver. A en juger par la tête des bambins et le panel des génitrices, je suis le padre numéro un du troupeau.
Curieusement, Pangloss ne joue pas exactement dans la même catégorie. Il choisit avec plus de parcimonie, et si j’en crois les dires de ces dames, prends soin d’éviter toute possibilité de paternité. Je trouve cela un brin étrange, mais c’est lui le gourou après tout. Résultat des courses, pas de progéniture, du moins en théorie. Comme de toute façon nous n’avons plus les moyens de réaliser des tests ADN, personne ne s’amuse à remettre en cause cette hypothèse. Une sorte d’immaculé concepteur, en quelque sorte.
Est-ce que la liberté me manque ? Ben oui, évidemment. Je donnerais dix fois le derch d’Adeline pour aller faire trembler les filets sur une herbe bien coupée. J’organise des cours de sport ici. II y a largement la place, et les femmes semblent apprécier ma manière de les galvaniser. Il faut dire que plus de la moitié est en surpoids, à force de tourner en rond. Mais j’ai beau m’agiter, les séances que j’imagine n’ont rien à voir avec celles que j’exécutais, avant le basculement. Niveau adrénaline, c’est level two, au max. Je ne ressens plus la sensation du vent dans les cheveux, des rafales qui vous fouettent le visage, de la pluie qui dégouline par tous les interstices. A la belle époque, je détestais pourtant cette sensation d’humidité et de ruissellement ; la disparition des gouttes qui me cinglaient alors reste une souffrance inexplicable.
Je commence aussi à passer un peu de temps avec les chiards. Il faut qu’ils cavalent, c’est dans leur nature. Je veux qu’ils soient prêts, pour le jour où ils seront lâchés dans la nature. Je ne sais pas ce qui les attendra dehors. J’espère surtout qu’ils auront l’occasion de le savoir, avant de crever comme des poulets dans l’enclos qui limite leur horizon actuel. Chicken wings, my friends. Tout ce dont je suis sûr, c’est que la Terre est infiniment plus vaste et plus dangereuse que l’entrepôt. Ils auront besoin de leurs jambes pour courir vite.
Pangloss me laisse le privilège du muscle. Il se réserve le terrain des discours, de l’organisation et de la discipline. Pat et Benji exécutent, distribuent quelques baffes quand ça chauffe. Le patron ne se salit jamais les mains. Pour autant, il sait aussi mettre des limites claires, comme dans tout ce qu’il entreprend. Par exemple, il s’est réservé Eliane depuis le début. Pas vraiment un problème pour moi, elle est pas dans mes cordes. En revanche j’ai pas apprécié qu’il se réserve la petite Julie. C’est la plus jeune, elle a du potentiel, c’est dommage. Pourtant c’est sûr que je l’aurais pas abimée. Mais il a jamais voulu. Il est pas fou le Pangloss. Il voit loin.
Après, pour Julie je peux comprendre.
Benji, lui, il aurait déconné.