Brigitte Schulze

Schulze, Brigitte: “D’une archéologie à une sociologie du cinéma”, 29.05.08

Brigitte Schulze

D’une archéologie à une sociologie du cinéma

Avant-propos

Le cinéma pour moi, la sociologue du cinéma, est un espace socioculturel complexe. La sociologie du cinéma analyse et présente le film uniquement dans le but d’ouvrir une fenêtre sur son époque, sur la société y représentée ainsi que la sensation et l’esprit du temps. Épistémologiquement, on devrait utiliser les conceptions de ‘hardware’ et ‘software’. Le ‘hardware’, c’est l’artefact même, le film, ses images, sa photographie, son montage ; tandis que le ‘software’, c’est la recherche des imaginations, des significations, des mémoires, des attitudes. Par conséquent, la méthodologie est calquée sur l’archéologie si l’on analyse le cinéma du temps passé et elle fait fusion avec celle de la sociologie dans le but de comprendre la ‘mentalité’ de cette époque. Je vais présenter la richesse de cette nouvelle approche pour la médiologie avec un exemple des premières années du cinéma d’une culture très mal comprise jusqu’aujourd’hui : le cinéma de l’Inde en 1917. Ainsi la “sociologie du cinéma” est conçue comme une rencontre entre la méthodologie archéologique et les idées sociophilosophiques et sociologiques.

L’industrie du cinéma, le public “de masse” – le déficit de la théorie de “l’industrie culturelle”

De la logique particulière du développement de l’industrie moderne du cinéma a émergé un type dominant de cinéma, dont le but primaire est de gagner une somme capitale plus considérable que la somme capitale investie. Les recherches scientifiques sur la cinématographie en tant que médium le plus influent de ce vingtième siècle sont dorénavant fixées sur ce type dominant par ses atouts économiques et politico-culturels.

Les concepts théoriques se basent sur une idée commune : le cinéma est un “médium de masse” consommé par “les masses” et produit à l’intérieur d’une “industrie culturelle” (Adorno/ Horkheimer). Je ne voudrais pas contester l’efficacité et la validité de ces structures productives et de consommation cinématographi-ques. Mais j’entends précisément marquer deux points faibles au sein de cette tradition théorique et les compenser. Je reprendrai certains discours actuellement envisagés dans d’autres contextes des sciences humaines, dont en premier lieu :

les écrits de S. Kracauer sur le cinéma des années vingt, la construction du consensus selon Gramsci, la transformation structurelle de l’espace public moderne d’après Habermas, le concept du déconstructivisme de Foucault, la contextualisation (sociale) de la littérature de R. Williams, la critique de l’orientalisme de E. Said, la sociologie des formes symboliques de Bourdieu, les “études” culturelles de Morley (“cultural studies”), l’historisation de la sociologie culturelle telle que la revendique D. Crane. Jusqu’à présent, ces idées n’ont pas été appliquées sur le cinéma que j’interprète comme un phénomène de communication intersubjective. Les points faibles sont :

1. Le regard de l’homme/ de la femme de science sur le développement cinématographique se concentre dorénavant sur le cinéma dominant et ses structures objectivement existantes ainsi que sur le choix de quelques films. Le savant doit s’ouvrir aux expériences subjectives cinématographiques marginalisées et refoulées.

2. Jusqu’à présent, les composantes subjectives cognitives, moralisantes et émotionnelles des spectateurs en tant que sujets sociaux n’ont pratiquement pas été prises en considération. Les recherches sont encore fixées sur un “public de masse” désindividualisé.

“Le spectateur productif” (d’après Winter 1995) doit donc être réintégré dans la démarche analytique, car il n’est ni “le manipulé”, ni tout simplement “le complice” dans le projet industrio-culturel (comme le démontrent par exemple “les études culturelles” (“cultural studies”).

Le spectateur est actif et participe de manière paradoxale au processus social nonlinéaire ; il prend aussi part à la condensation émotionnelle des significations individuelles et collectives, morales, éthiques, de l’esprit du temps – et le cinéma y joue un rôle crucial.

Il me semble évident de rappeler que la “mémoire collective” n’est ni fixée ni statique ; elle ne trouve pas son expression directe dans le film et n’est donc pas objectivable, n’a pas un sens unique que l’on pourrait extrapoler par analyse filmique.

Comme en archéologie, la règle en rigueur est : le film en tant que matériel de base central ne peut jamais être le seul objet d’analyse et d’accès pour d’autres questions et interprétations concernant l’existence au sein de la société ou le caractère spécifique de l’esprit du temps dans un contexte social plus large (cette idée se rapproche des conceptions de Kracauer), ou même comme mesure esthétique, morale et politique.

Or le film, une fois interprété dans son contexte historique et subjectif-émotionnel, peut faire revivre en salle de cinéma de rares moments authentiques d’une culture qui n’est plus accessible.

L’exemple qui suit illustre ma proposition au chercheur d’être flexible dans sa pensée socio-historique quand il s’agit de cinéma en tant qu’espace d’expérience et d’interprétation sociale : délinéarité et incohérence de l’histoire et des histoires racontées, dé-homogenité de(s) culture(s), contextualité, dé-construction et re-construction.

Et surtout – sur ce que les anthropologues sont en avance sur nous les sociologues, épistemologiquement parlant – de mettre en cause de manière systématique et permanente la propre perspective dans le procès de recherche (eurocentrique, ex post, textuel …).

Pour cette raison, il est nécessaire de corriger le titre de cette esquisse et de donner plus d’importance à l’acteur principal : “D’une archéologue à une sociologue du cinéma”.

La sociologue devient reconstructrice des souvenirs collectifs ensevelis, d’imaginations moralisantes, de sentiments subjectifs-collectifs, d’interprétations supprimées, qui ont été marginalisées et oubliées grâce a la myopie théorique des académiques. L’objectif est donc celui de reconstruire de cette manière nouvelle ce qui été marginalisé a l’intérieur du rapport dialectique de “mémoire et médias”.

Pour rester brève, permettez-moi d’illustrer cette méthode afin de concrétiser les points faibles de la cons-truction théorique en vigueur jusqu’à nos jours.

La reconnaissance de la spécificité des débuts de l’espace public moderne et du cinéma en l’Inde est dé-formée par des attentions eurocentriques ou nationalistes et des imaginations orientalistes (E. Said 1979), que ce soit au sein du public habituel ou du public académique. Nous trouvons ici des fautes fondamenta-les, des fautes anéanties dans d’autres discours théoriques critiques des sciences. Elles attendent d’être ajustées et appliquées aux études sociologiques des cinématographies d’autres temps et d’autres cultures. Orientalisme, ce résumé critique d’Edward Said de 1979 est l’une des publications en sciences sociales et culturelles les plus importantes des dernières 25 années.

L’histoire internationale du film s’est incorporé les débuts du cinéma du pionnier indien Phalke des années 1912-1917 en tant qu’une oeuvre nationale typique. C’est à partir d’une perspective eurocentrique et ex post-structuraliste étroite que le mythe du cinéma indien a été crée : un cinéma “mythologique” qui s’adresse, paraîtrait-il, aux larges besoins des “masses indiennes” sans éducation, un public encore étroi-tement lié aux traditions visuelles des mythes populaires et de leur mise en scène au théâtre.

C’est ce que la construction théorique prétend extrapoler des premiers films de Phalke. Il en est de même pour la critique qui se borne à considérer une partie minime des textes du pionnier indien pour l’interpréter ex post dan ce sens “mythologique”. Je cite un extrait d’un article représentatif pour cette démarche préfaite et orientaliste, sans pouvoir aller en toute profondeur. L’article en question est intitulé “Le cinéma indien : tentative de repérages”, que Henri Micciolo a publié en 1995 dans l’anthologie Indomania, le cinéma indien de la Cinématèque française :

“Phalke décide instantanément qu’il deviendra cinéaste et qu’il fera des films consacrés aux dieux indiens, les épopées nationales du Ramayana et du Mahabharata fournissant un quasi inépuisable réservoir d’histoires susceptibles de devenir des scénarios de films. C’était travailler dans le sens du nationalisme de l’époque, exacerbé par l’emprise coloniale britannique ; c’était aussi s’engager dans un prodigieux filon, ces histoires, transmises par le théâtre populaire jusque dans les zones rurales reculées, étant parfaitement connues des masses indiennes les moins cultivées. La puissance encore neuve des images cinématographi-ques donnerait à celles-ci un attrait inégalable, leur conférerait un impact unique.” (cit. p. 47-48).

Peut-on vraiment comprendre la signification sociale de ces films en les décrivant comme des histoires divines, naïves, faites pour un public de masse paraît-il sans culture ? Si l’on entend par ceci la continuité du public entre l’expérience du théâtre populaire et celle du cinéma ?

Mes études intensives menées d’après ma démarche d’une sociologie du cinéma contextualisante corrige-raient ces déclarations et parviendraient á une définition opposée.

Les sujets de ces cinématographies (cinéastes, publics) sont originaires de la “middle classe”, c’est à dire de la “classe moyenne” ou même de la classe supérieure. Les expériences visuelles révolutionnaient toutes les connaissances faites auparavant. Phalke reprend des thèmes courant du théâtre, tout spécialement celui du ‘bon roi’ Harischandra dans le film RAJA HARISCHANDRA qu’il produit deux fois de suite, en 1912/13 et en 1917. A travers les films et les écrits de Phalke apparaît sa philosophie du cinéma comme étant une partie intégrale de l’idéalisme humanistique et démocratique international de l’époque transmis à travers le cinéma, un cinéma médiataire de la fraternisation du monde entier.

La technique et l’esthétique de la mise en image des premiers films de Phalke étaient plus cinématogra-phiques et plus ‘réalistes’ que la plupart des films européens de la même époque des années dix ; sa caméra est visiblement plus mobile, on a pour la plupart des prises de l’extérieur etc.

RAJA HARISCHANDRA (1912-1917) pourrait alors être découvert comme un espace cinématographi-que discursif et dynamique, où s’installerait un cinéma indien qui s’oppose dans son essence à l’imaginé orientaliste en est et ouest.

Le contexte de la production et de la réception cinématographiques apparaît d’un angle bien différent. Ce cinéma indien de la première heure – un cinéma de la métropole Bombay – était d’une qualité humanisti-que-universelle et quasi ethnographique.

The Bioscope, une des revues de cinéma les plus importantes de Londres, écrit à l´époque :

“… On sent, en bref, que le cinématographe est le médium idéal pour une représentation d’histoires pa-reilles [comme RAJA HARISCHANDRA ou d’autres histoires de Phalke], qui pour être parfaitement comprises et sympathisées des étrangers, nécessitent un réalisme vivant de l’atmosphère et du choix du plateau et de la mise en scène.” (Juin 4, 1914).

Faisons l’ exercice de voir avec les yeux du public indien de 1917 :

L’analyse de l’enlacement des images avec les mondes sociaux et idéologiques vécus est l’un des exerci-ces les plus importants de la sociologie du cinéma. Sa contextualisation est liée à l’identification, la criti-que et le refus de projections faciles et pleines de préjugés de l’académicien ; les images elles-mêmes ne peuvent dire que très peu sur leur signification de l’époque :

Plan 1 : Le roi dans les appartements de la reine, elle prend un bain

Plan 2 : Le roi et la reine s’embrassent avec grande affection

Plan 3 : Gros plan du dieu-singe Hanuman

Plan 4 : Le sage Vishwamitra au palais

(Plans 1, 2, 4 : RAJA HARISCHANDRA, 1917 ; Plan 3 : LANKA DAHAN, 1917)

Les deux films sont de Dhundiraj Govind Phalke (1870-1944)

Résultat 1 : Les expériences visuelles comme p.ex. le gros plan (plan 3) font partie d’une ‘révolution des sens’ dans le cinéma. On n’a jamais vu auparavant Hanuman ‘face à face’. Voici l’une des différences les plus importantes entre la représentation sur scène et celle sur écran.

Résultat 2 : Dans le film, les caractères jusque-là inapprochables et surhumains montrent de l’émotion, ils deviennent humains. On n’a jamais vu étreinte aussi ‘réaliste’ que celle de plan 2, parce que le théâtre ne permettait pas la représentation du contact entre les corps aimants de l’homme et de la femme. Le cinéma a introduit le réalisme d’une langage émotionnel du corps humain au sein d’une tradition qui s’imaginait les protagonistes divins comme des principes abstraits. (plan 2) En même temps, cette nouvelle forme d’émotion peut être vécue par le public.

Résultat 3 : Le cinéma permet d’apercevoir des espaces sociaux jusqu’alors (p.ex. au théâtre) interdits tels que les appartements de femmes au palais royal (plan 1).

Le cinéma a renforcé le voyeurisme du public moderne.

Résultat 4 : La méthode : L’étude sociologique cinématographique des films, des séquences et des images singulières du film se concentre sur le dépistage de points de repère en vue d’une reconstruction du contexte historique de leur création ; ici, cette étude procède de manière “archéologique”. C’est ainsi que l’auteur a réussie par exemple à dater la copie fragment- taire du film RAJA HARISCHANDRA du metteur en scène Dh. G. Phalke (conservée aux Archives Nationales du Cinéma de l’Inde) correctement en l’an 1917. Auparavant, cette copie était toujours datée par erreur en l’an 1912/13. Phalke avait tourné deux fois un film sur ce thème sous le même titre, raison pour laquelle l’on admettait qu’il s’agissait là de la première version. Que ce matériau ne pouvait pas l’être a pu être démontré à l’aide d’une analyse approfondie du contenu des images de la copie à disposition de RAJA HARISCHANDRA d’une comparaison avec un autre fragment d’un film de Phalke couronné de succès LANKA DAHAN ainsi que d’une corrélation des lieux des deux films avec les circonstances de la vie privée du metteur en scène. Si l’on compare les plan 3 et 4, par exemple, on peut remarquer Hanuman opère dans le même “set” dans la dite scène de LANKA DAHAN (un film dont l’année de création est incontestablement datée en 1917) que Vishwamitra dans RAJA HARISCHANDRA : les carreaux visibles à l’arrière-plan y sont exactement les mêmes. Aussi, les recherches ultérieures de l’auteur ont pu montrer que ces carreaux se trouvaient dans la maison privée de Phalke qu’il utilisait également comme lieu de tournage et où il n’habitait pas encore en 1912/13. Il en résulte que Phalke a tourné en 1917 ses deux films LANKA DAHAN et RAJA HARISCHANDRA dans le même “set” au sein de sa propriété privée.


Résumé

Le phénomène RAJA HARISCHANDRA dans toute sa complexité (au-delà du film lui-même) ainsi que le cinéma indien qu’il représentait de manière spécifique se fonde sur les imaginations et les visions des cinéastes, des artistes et des spectateurs ; il forme ainsi l’espace significatif historique et multidimensionnel qu’analyse la sociologue du cinéma. Mais les perspectives des producteurs et des publics du cinéma ainsi que leurs intentions – au cas où celles-ci sont exprimées ou à extrapoler – ne révèlent pas simplement la signification de RAJA HARISCHANDRA comme une tradition cinématographique dans son sens essen-tiel. C’est pour cela qu’une ‘lecture’ rétrospective du film en tant que texte n’est pas appropriée. Ma critique de l’interprétation cinématographique de l’oeuvre de Phalke et de son importance socioculturelle – comme je viens d’en donner un exemple avec la citation de Micciolo – demande une recherche historique approfondie pour accéder au concept complexe de la cinématographie de Phalke, qui évite de projeter les propres imaginations académiques déformées et orientalistes de l’Inde. Ici, un recours à la distinction entre la sémantique et l’herméneutique du philosophe Gadamer peut être utile : son plaidoyer pour une “traduction” sensible herméneutique des faits sociaux par la/ le chercheur met en cause la nécessité de l’approche à un objet d’analyse suivant son propre concept et son propre “horizon”. Ceci représente un pilier méthodologique fondamental de ma sociologie du cinéma qui considère le ‘cinéaste’ comme étant un sujet conscient de soi-même, de son histoire (au singulier et au pluriel) et de sa culture. Je partage les revendications récemment formulées par certains sociologues (“sociology of culture”) américains (D. Crane 1994 et d’autres) pour une nouvelle théorie dynamique, pour une recherche sur les déchirements et les paradoxes de la société, pour l’intégration des relations entre culture, pouvoir et histoire, des revendi-cations qui ne peuvent être poursuivies que par une stricte interdisciplinarité. Il s’agit pour la recherche de pendre en considération les différents plans et dimensions de ce qu’est la sociologie du cinéma structurée de la manière suivante :

1. Le contexte socio-historique :

doit être reconstruit par une méthodologie historique de l’analyse, par les sources primaires et secondaires, c’est à dire les structures de base, les différents débats, les concepts artistiques relevants ainsi que les for-mes courantes de divertissement, les intentions, les idées et les visions des “participants” sociaux etc.

2. Le film, le “texte” des cinématographies :

doit être vu, compris et senti dans sa continuité au cinéma. Le film est essentiellement une “image en mouvement” reliée à la première dimension décrite ci-dessus, dont les motifs iconographo-photographi-ques ou émotionnels seront identifiés en tant que significations historiques et empreintes importantes.

3. L’espace émotionnel du cinéma créant de nouveaux mondes d’expériences :

doit être esquisse tel qu’il est ressenti par l’individu et le collectif. Ici, les outils méthodologiques sont en première ligne les modes de re-construction par l’histoire orale (au singulier et au pluriel). La nature, le statut et l’importance du cinéma à un moment historique précis dans un espace précis – pour une entité culturelle collective définie – tout ceci est les résultat de l’analyse intégrale et d’une déduction dialectique des trois dimensions que je viens d’esquisser.