Louise Merzeau
Introduction
Dans les nombreux débats dont elle fait aujourd’hui l’objet, la mémoire est trop souvent réduite soit à un problème purement technique, posé en termes de capacité de stockage, soit à un problème purement éthique, abordé en termes de devoir de mémoire. C’est ignorer que la mémoire ne consiste pas à engranger le plus de traces possibles, mais à produire une auto-organisation des connaissances, qui implique sélection, duplication, hiérarchisation, maintenance, gestion de délais et de parcours, bref un véritable travail d’écriture. Toute technique de stockage a donc des enjeux culturels, éthiques ou politiques, et une augmentation incontrôlée des capacités d’enregistrement ne résoudrait en rien les problèmes de mémoire.
Les discours sur le devoir de mémoire opposent quant à eux mémoire et oubli, et entretiennent l’illusion d’une mémoire à la fois consensuelle, immédiate et immatérielle.
Or, l’hypothèse d’une mémoire collective ne saurait se réduire au simple transfert d’une faculté neurobiologique au niveau du corps social. Cette hypothèse exige au contraire que soient prises en compte stratégies, tactiques et tensions qui s’exercent dès lors que la mémoire fait l’objet d’une médiation technique et institutionnelle.
Car la transmission constitue son objet en même temps qu’elle le propage. Pas de science, de croyance ou d’idéologie sans un corps conducteur. Pas de mémoire sans la combinaison d’organismes collectifs et de systèmes d’inscription, de conservation et de diffusion.
On l’aura compris : l’objectif de ce colloque n’est donc pas d’interroger la manière dont les médias véhiculeraient une mémoire déjà constituée, mais bien comment ils contribuent à en négocier l’élaboration.
1. Construction de la mémoire
Pour penser ces médiations de la mémoire, il faut donc commencer par renoncer au terme générique de médias, et considérer chaque dispositif comme le vecteur d’opérations mémorielles spécifiques. Ce sera l’objet de la première partie de ce colloque, qui sera consacrée aux constructions de la mémoire, notamment par l’image photographique, picturale et télévisuelle.
Ce n’est pas un hasard si la mémoire humaine a tour à tour été comparée à une tablette de cire, une gravure sur cuivre, une photographie, un hologramme ou un ordinateur. Le système technique dominant propre à chaque époque sert de modèle aux représentations d’une faculté dont on ne peut maîtriser le processus que lorsqu’il est externalisé par des prothèses.
André Leroi-Gourhan et Bernard Stiegler ont montré comment l’hominisation est indissociable de la production des traces, elle-même articulée au développement des prothèses techniques. L’homme est cet animal qui poursuit la vie par d’autres moyens que la vie : par de l’inorganique organisé venant prolonger et extérioriser son programme génétique.
Or la mémorisation ne saurait fonctionner de la même manière, ni avoir les mêmes enjeux, selon que la trace est gravée, imprimée, projetée ou numérisée. De la mémoire littérale aux mémoires analogique et numérique, chaque médium induit un mode de légitimation et de structuration spécifiques des messages mis en mémoire. En ce sens, la technique n’est jamais purement instrumentale ou fonctionnelle, car les outils, supports et circuits prescrivent des régimes différents de vitesse, de durée, de rigidité, de disponibilité, etc. En fait, c’est la représentation même du temps autour de laquelle chaque culture se reconnaît qui se fabrique au gré des inscriptions et des mises en circulation.
Tout en stabilisant la culture autour d’une même économie des traces, l’appareillage mnémotechnique est donc aussi un facteur d’évolution. Chaque innovation contribue en effet à produire un nouveau modèle mémoriel, moins par substitution que par sédimentation. Car on n’oublie pas les usages acquis auprès des médias antérieurs lorsqu’on aborde une nouvelle interface. Usagers et concepteurs réinvestissent au contraire leur culture technique, qui se transformera peu à peu au gré des adaptations et des appropriations.
2. Organisation de la mémoire
Mettre en avant les médiations technologiques de la mémoire ne doit pas toutefois laisser penser que la mémoire serait mécaniquement produite par un déterminisme technique. L’organisation de la mémoire, qui fera l’objet de notre deuxième demi-journée, relève bien d’une responsabilité politique, où la question des choix et des moyens mis en oeuvre doit être constamment posée.
Filtrer, évaluer, planifier et réguler la mémoire produite par les appareils de transmission : telle est la tâche des institutions. Dans cette dimension institutionnelle, la mémoire a pour enjeu de qualifier et de hiérarchiser les productions culturelles sur l’échelle des valeurs patrimoniales. A ce titre, l’ouverture des systèmes d’archivage à une hétérogénéité croissante de supports ne pose pas seulement des problèmes techniques, mais aussi de modélisation symbolique. Comment circonscrire, informer et diffuser une culture ? C’est ce qui se joue dans la gestion des traces, à travers les stratégies de sélection, d’indexation et d’articulation des documents.
Médiation au second degré, ce travail d’organisation engage des acteurs, des lieux, des méthodes et des outils, dont les contraintes infléchissent le processus de mémorisation. La mémoire a un coût ó social, économique, écologique, etc. ó, et elle est autant le produit de rapports de force et de négociations que de programmations. A ce titre, la confrontation des options respectivement adoptées en France et en Allemagne ne manquera pas d’éclairer les effets des diverses médiations sur l’idéalité du projet mémoriel.
En fait, le temps long de l’archive ne saurait se couper du temps médiatique, où le corps social est davantage exposé aux tensions et aux mutations.
Les institutions participent en effet au recyclage incessant des informations, qui passent d’un médium à un autre avec des délais de traitement de plus en plus courts. Dans le mouvement qui relie la base de données à l’article de presse, la vidéothèque au journal télévisé ou le musée à l’événement artistique, le stock est lui-même connecté au flux : il en alimente le débit en même temps qu’il en assure le dépôt.
L’organisation mémorielle doit désormais compter avec cette industrialisation de la mémoire, qui, paradoxalement, réduit la longévité des traces en même temps qu’elle augmente les capacités de stockage. Une politique de la mémoire est-elle encore possible, quand la valeur de l’information dépend de ses mises à jour et se périme comme une marchandise ? C’est le défi que doivent aujourd’hui relever les institutions archivistiques et muséales.
3. Partages de la mémoire
Des options choisies par ces organismes d’archive et de transmission dépend la maintenance du lien social et des identités communautaires. Nous consacrerons la dernière partie de notre colloque à ces partages de la mémoire, en interrogeant notamment leurs limites et leurs excès.
Si la mémoire collective a toujours fait l’objet d’une redistribution parmi les membres du groupe, elle n’a sans doute jamais été autant qu’aujourd’hui matière à communication.
Les médias ne se contentent pas de répercuter les commémorations culturelles, sportives ou politiques. Ils fabriquent eux-mêmes de la commémoration, en suscitant l’organisation d’événements conçus pour la médiatisation, et en traitant toute actualité comme une donnée mémorable.
Les délais nécessaires à l’élaboration d’un temps historique s’en trouvent affectés, et les rapports entre histoire, mémoire et médias sont de plus en plus enchevêtrés.
Est-ce pour entretenir la croyance d’un corps social fracturé en sa propre cohésion ou pour affirmer au contraire le droit à la différence dans une société menacée d’uniformisation ? Tout se passe en tous cas comme si chaque membre de la société ne devait son existence qu’à sa reconnaissance patrimoniale.
Soumis à une inflation mémorielle sans précédent, le patrimoine ne connaît lui-même plus d’autres frontières que celles de l’engorgement des silos ou des dépassements budgétaires. Il est donc contraint de s’auto-médiatiser, pour légitimer et rentabiliser ses investissements.
Une telle logique d’hypermnésie ne saurait pourtant masquer les tensions et les rivalités inhérentes au partage du temps social. Mémoires locales, nationales, ethniques ne s’emboîtent pas sans heurts les unes dans les autres, et leur vitalité n’est pas forcément synonyme d’équilibre.
L’utopie d’une mémoire intégrale et consensuelle risque même d’altérer l’autorégulation des systèmes sociaux, qui exige au contraire oubli et négociation. Les sociétés doivent à ce titre renoncer à l’illusion d’une capitalisation possible de tous les savoirs, de toutes les croyances et de toutes les opinions, pour réaffirmer des choix et des projets.
Les médiations mémorielles retrouveront alors leur fonction primordiale, qui est d’assurer la délégation d'une faculté à des objets, des lieux ou des organismes. Non seulement pour en dépasser la finitude, mais aussi pour s'affranchir du poids de notre mémoire.