Construction de la Mémoire
Burkhardt Lindner
Les médias, l’art et la crise de la tradition
Pour une théorie de la reproductibilité
Dans les débats contemporains sur les médias le concept de la reproductibilité a perdu son importance parce qu’il semble être fixé à une logique de la représentation restreinte qui désavoue l’autonomie technique des médias. Mais c’est une opinion erronée car reproductibilité est fondamentalement différente de reproduction. La dernière appartient à la sphère de copie d’un objet donné ; reproductibilité par contre ne se réfère pas à l’ensemble des objets données. Elle signifie une transformation, ou une région des pratiques culturels établis est détaché par un médium nouveau de la production technique. L’imprimerie par exemple ne reproduit point les manuscrits comme tels, mais elle transforme l’écriture (par main) dans un médium technique. La fonction médiale de la photographie ne s’étend pas à la reproduction des peintures et des dessins mais au détachement des pratiques manuels par l’appareil.
Les impulsions de la reproductibilité technique – c’est le sujet de la conférence suivante* – ont des effets extraordinaires à la tradition qui a été jusqu’à présent. Cela concerne les modes traditionnels de l’enseignement de même que l’autorité et la substance de la culture, dans les époques modernes particulièrement les arts. Je veux d’abord souligner que cette constellation est actualisée par les techniques numériques de nos jours – médialité et reproductibilité se trouvent toujours déjà en défend – et ensuite reprendre l’enjeu de Benjamin , qui comme premier et avec un pronostic perçant introduisit la conception de la reproductibilité dans la théorie de l’art et des médias.
1. Médialité ou l’adieu de l’art ?
Nous sommes d’accord, je crois, pour dire qu’il n’existe pas de définition une fois pour toutes, qu’il y a des médias, et qu’il est donc bien difficile de parler sur les médias au singulier. Le terme de médium – moyen, milieu, sphère, porteur, support, messager – implique une métaphoricité que l’on ne peut fixer ; et tant qu’il en sera ainsi, on ne parlera de médialité que d’une façon provisoire et déficitaire. Néanmoins, le recours à cette notion est nécessaire puisqu’une taxinomie additive des médias pris séparément n’est d’aucune utilité. En outre, une technologie des médias, à l’heure actuelle, s’est imposée, qui prétend devenir le médium absolu, le médium des médias, et qui cherche à remplacer, à consommer, à subsumer et à surmonter tous les médias historiques et individuels. Mais ce sont là encore des métaphores impossibles à éviter. En tout cas, les médias ne sont certainement pas de simples moyens ou supports. Si la technique n’était qu’un serviteur utile ou inutile, nous n’aurions pas à parler des difficultés de conceptualisation, mais seulement des practicabilités concrètes.
A l’appui de cette hypothèse, je prendrais comme point de départ une théorie de Marshall McLuhan. Pour l’Amérique du Nord, McLuhan fut le premier à se détourner du concept de “mass-communication-research” (en tant que méthode empirique et positiviste pour l’analyse des effets de la télévision et de la radio), et à inventer une généalogie suggestive des médias permettant de comprendre l’ère électronique globalisée. En Allemagne, la première réception de McLuhan fut de peu de poids en raison des débats stériles et étriqués ayant accompagné la notion de “KulturindustrieÓ (voir le chapitre correspondant dans la “Dialektik der Aufklärung” de Horkheimer et Adorno) : il fut réduit au rôle de précurseur des théories des médias comme technologies de la communication. L’idée fondamentale de McLuhan est cette hypothèse selon laquelle tous les médias seraient autant de projections techniques des organes du corps, ce qu’il appelle les “extensions of man” (extensions ou prolongements de l’homme). En ce sens, il désigne toutes ces extensions techniques par le terme de médias : les vêtements, la maison, l’automobile, la publicité, la langue, la littérature, etc. C’est une vision quelque peu confuse. McLuhan est un écrivain aphoristique. Il y a chez lui des observations (idées heuristiques) très intéressantes, qui concernent notamment les incidences entre les extensions techniques et l’anesthésie menaçant le corps humain, les différences entre les médias chauds et froids, ou encore l’asynchronie des médias dans des cultures différentes, telle que les effets de la télévision au sein d’une culture orale et non alphabétisée. Mais il y a aussi chez lui une tendance catholique et romantique à voir dans l’âge électronique (et surtout numérique) une synthèse qui prétendrait lever les abstractions, les découpages, les atomisations de la civilisation occidentale, et renouveler, sous une autre forme et à un autre niveau, des cultures archaïques intégrales. La formule décrivant le monde comme “global village”, maintes fois citée, est devenue son message le plus populaire.
Dans le contexte actuel, une simplification assez douteuse des idées de McLuhan par le biais des concepts d’informatique et d’ordinateur domine les esprits. L’ordinateur comme machine secrète universelle, capable de calculer et de résoudre toutes les opérations mentales possibles et imaginables dans un langage numérique, semble la fin anthropologique de l’histoire des médias. La technologie des ordinateurs viendrait achever le processus d’extension de l’homme, l’extension du système nerveux central ou du cerveau. La différence entre l’intériorité de la personne et le monde qui lui fait face disparaît, les sens physiques et somatiques des individus cessent d’être une frontière pour les “signaux flottants”.
Cette conception futuriste me paraît très naïve, ou dépassée, puisque son auteur rêve d’une communauté immédiate et immatérielle de tous les esprits. A chaque époque de la technique, la métaphysique se renouvelle. Mais je m’en tiendrais ici à l’autre aspect noté plus haut : la technologie numérique cherche à transformer, finaliser et subsumer tous les médias historiques et particuliers. Cette perspective n’est pas naïve, absolument pas, mais il convient de lui soumettre, pour confrontation, un rival, non moins chargé d’histoire : les arts. C’est une spécificité des arts, y compris des mouvements d’avant-garde, qu’ils ne peuvent être indifférents à leur histoire. L’histoire de la technique, tout comme l’histoire des médias en tant que techniques, ne s’intéressent que peu au passé : connaître le fonctionnement des machines d’un autre âge est affaire de spécialistes. Pour ce qui est de l’histoire des arts, les choses sont différentes : considérer une sculpture antédiluvienne ne nous laisse pas indifférents. Et nous lisons les symboles hiéroglyphiques comme autant de signes émouvants chargés d’un message incompréhensible qui nous est adressé.
Si l’on peut supposer que les médias, en général, se présentent comme des techniques de reproduction, d’enregistrement et d’accumulation internes, d’émission, de transmission et de fixation sans usure, ces mêmes fonctions, dans le domaine des arts, semblent s’exercer différemment. Si la technologie numérique augmente les capacités techniques au point que l’homme n’est plus qu’une perturbation du courant ou de la communication électrique intelligente, l’art et sa mémoire ont sans doute été une autre forme de résistance physique, une manière de perturber les courants.
2. La singularité de l’oeuvre d’art et sa mémoire
On ne saurait oublier, en parlant de Benjamin et des médias, à quel point ses réflexions sont tournées vers le destin historique des arts. “L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique” fait de l’oeuvre esthétique son sujet central. Vous savez que ce texte tente de décrire une crise de l’art au sein de l’histoire universelle. L’époque actuelle et la période archaïque (“Urzeit”) constituent deux pôles que l’auteur confronte l’un à l’autre. La dernière heure de l’oeuvre d’art semble avoir sonné. Mais c’était un malentendu de croire que Benjamin situe le film dans une opposition absolue à l’art, comme une sorte de “non-úuvre”. Film et cinéma sont le lieu où se produit une “Erschütterung” (secousse, ébranlement), une “Umwälzung” (bouleversement), une “Krise”, “Katharsis”, “Neugeburt” (renaissance). Toutes ces expressions se trouvent dans le texte. Pourtant, Benjamin ne laisse subsister aucun doute : le film reste une “Kunstform” (forme artistique ou esthétique), voire un “Filmkunstwerk” (ouevre d’art filmique).
Pour mieux comprendre sa manière de poser le problème de la reproductibilité, il est utile de la comparer à la “Théorie du film” de Siegfried Kracauer (“Theory of film. The redemption of physical reality” ; “redemption” ici au double sens de sauvetage et de restauration). Première chose : Kracauer se refuse à dénier au film son statut artistique, ne discutant pas même la question que pose Benjamin : “ob durch die Erfindung der Photographie sich die Kunst selber verändert habe” (“si, par l’invention de la photographie, l’art lui-même n’avait pas complètement changé de caractère “).
Deuxièmement : bien qu’il y ait des affinités étroites entre la conception commémorative de la photographie chez Kracrauer et celle de Benjamin (d’ailleurs aussi de Barthes), Kracauer n’envisage que l’aspect de la reproduction optique de la physis (réalité physique de la vie) par l’appareil, non la reproductibilité au sens de multiplication. Pour Benjamin, les deux aspects marquent un changement fondamental. Concernant la physis, il dit ceci : “Il devient ainsi facilement évident (“handgreilich”) que la nature qui parle à la caméra est une nature tout autre que celle qui parle aux yeux. Autre surtout en ce sens qu’à un espace consciemment exploré par l’homme se substitue un espace qu’il a inconsciemment pénétré.”
C’est cette “autre nature” qui est objet de multiplication : “Vers 1900, la reproduction technique avait atteint un standard où non seulement elle commençait à faire toutes les úuvres d’art du passé son objet et à transformer par là même leur mode d’influence, mais atteignait encore à une position autonome parmi les procédés artistiques. Pour l’étude de ce standard, rien n’est plus révélateur que la manière dont ses deux manifestations différentes – reproduction de l’oeuvre d’art et art cinématographique – se répercutèrent sur l’art dans sa forme traditionnelle. (…) La reproduction technique, pour la première fois dans l’histoire universelle, émancipe l’oeuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel. Dans une mesure toujours accrue, l’oeuvre d’art reproduite devient reproduction d’une úuvre d’art destinée à la reproductibilité. (…) Pour les films, la reproductibilité ne dépend pas, comme pour les créations littéraires et picturales, d’une condition extérieure à leur diffusion massive. La reproductibilité technique des films est inhérente à la technique même de leur production. Cette technique, non seulement permet la diffusion massive de la manière la plus immédiate, mais la détermine bien plutôt.”
Je vous prie de bien noter ces deux expressions : “existence parasitaire”, et “reproductibilité dépendant d’une condition extérieure”. Elles font comme deux taches aveugles dans le texte.
Les deux manifestations de la reproductibilité technique – reproduction des úuvres traditionnelles et reproductibilité de l’oeuvre nouvelle – ne se distinguent pas sur un point majeur : quelque chose échappe à la reproduction technique, qui, dans son essence même ou dans sa substance, n’est pas reproductible. C’est ce que Benjamin appelle “die Echtheit” (authenticité), “das Original” (l’original), ou, formule plus connue, “die Aura” (l’aura). Le vocabulaire dont il se sert pour décrire la disparition de l’aura retient l’attention : “verkümmern” (dépérir), “schwinden” (s’affaiblir), “weichen” (céder la place), “sich verschanzen” (se retrancher), “verloren gehen” (se perdre), “ausfallen” (manquer), “zertrümmert werden” (se délabrer), “verletzt werden” (s’abîmer). Il s’agit toujours d’un processus paradoxal puisque l’aura, qui se dérobe au regard et à la définition, demeure une substance, vivante et vulnérable.
Une lecture attentive des “thèses” sur “l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité” montre que la notation d’aura admet trois versions différentes. Benjamin parle de l’aura des choses, d’un paysage par exemple ; il parle de l’aura d’une personne physique, tel l’acteur dramatique dans sa présence singulière ; et, enfin, de l’aura d’une úuvre d’art. Elles ont comme qualité commune l’inaccessibilité (“Unnahbarkeit”), un lointain de l’espace et du temps, qui s’éloigne quand on l’approche. “Je näher man ein Wort ansieht, desto ferner blickt es zurück” (“Plus on regarde un mot de près, plus il nous regarde de loin”), a dit un jour Karl Kraus. Plusieurs expériences de l’aura – haptique et optique – se trouvent chez Proust. Tous les deux témoignent que cette expérience n’a pas cessé d’exister. Dans son fondement, l’aura n’est pas quelque chose de compliqué ou de mystique, mais quelque chose de familier pour quiconque vit l’expérience esthétique.
Les choses se compliquent bien davantage avec une autre catégorie chère à Benjamin, et étroitement liée à l’aura : la notion de singularité (“Einzigkeit”), ou d’unicité (“Einmaligkeit”). Je cite : “Die Einzigkeit des Kunstwerks ist identisch mit seinem Eingebettetsein in den Zusammenhang der Tradition. Diese Tradition selber ist freilich etwas durchaus Lebendiges, etwas außerordentlich Wandelbares.”
Et quelques pages plus haut : “Die Echtheit einer Sache ist der Inbegriff alles vom Ursprung her an ihr Tradierbaren, von ihrer materiellen Dauer bis zu ihrer geschichtlichen Zeugenschaft. Da die letztere auf der ersteren fundiert ist, so gerät in der Reproduktion, wo die erstere sich dem Menschen entzogen hat, auch die letztere : die geschichtliche Zeugenschaft der Sache ins Wanken. (…) Die Reproduktionstechnik, so ließe sich allgemein formulieren, löst das Reproduzierte aus dem Bereich der Tradition ab. Indem sie die Reproduktion vervielfältigt, setzt sie an die Stelle seines einmaligen Vorkommens sein massenweises.”
(“L’unicité de l’oeuvre d’art est identique à son intégration dans l’ensemble formé par la tradition. Cette tradition, au demeurant, est quelque chose de très vivant en soi, d’extraordinairement changeant. Une antique statue de Vénus était autrement située, par rapport à la tradition, chez les Grecs qui en faisaient l’objet d’un culte que chez les clercs du moyen-âge qui y voyaient une idole malfaisante. Mais aux premiers comme aux seconds elle apparaissait dans toute son unicité, en un mot dans son aura (…). L’authenticité d’une chose intègre est tout ce qu’elle comporte de transmissible à la postérité de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce témoignage, reposant sur la durée matérielle, se voit remis en question par la reproduction, d’où toute matérialité s’est retirée à l’homme. (…) La technique de reproduction – telle pourrait être la formule générale – détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place d’une existence unique une existence en série ou en masse, et, en permettant à la reproduction de s’offrir dans n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite.”)
Par quoi se caractérise la relation entre singularité et tradition ? Au cours de l’histoire, le changement affecte et les modes qu’emprunte la tradition, et la conception que l’on se fait de la singularité. Néanmoins, la singularité, pour Benjamin, est une sorte de fondation, ou, mieux, de noyau qui rend possible la transmission à la postérité. C’est pourquoi la statue de Vénus, adorée des Grecs et abhorrée des moines du moyen-âge, produisait le “même” effet de singularité.
Dans son essai “Sur quelques motifs de Baudelaire” – il s’agit d’une note longue et dense -, Benjamin donne une définition paradoxale du beau dans sa relation avec l’histoire et avec la nature. Je ne citerai qu’un bref passage :
“Der Schein im Schönen besteht (…) darin, daß der identische Gegenstand, um den die Bewunderung wirbt, in dem Werke nicht zu finden ist. Sie (die Bewunderung) erntet ein, was frühere Geschlechter in ihm bewundert haben.”
Le beau, manifestation historique de la singularité, devient un “noyau” pour le processus de la tradition parce qu’il fonctionne comme une archive ou un trésor de la mémoire des générations. L’oeuvre d’art est une invitation à s’associer aux morts et elle conserve leurs regards encore vivants.
Mais pourquoi cette forme de mémoire auratique ne serait plus possible du fait de la reproductibilité ? Ce n’est pas ici le lieu de défendre ou de réfuter les thèses de Benjamin, mais de comprendre son dessein. Car, évidemment, son exemple cardinal – le film -, de même que la photographie et le disque fournissent la preuve du contraire. Et pas seulement aujourd’hui, mais peut-être aussi du temps de Benjamin. Chaque archive de film illustre l’importance du concept d’original. Les films muets ne sont pas les seuls à être concernés par les questions de restauration, de couleur, de titres entre les images, par les problèmes de censure ou de relation entre les instances de l’auteur et de l’autorisation. Avant même le film, le médium cinématographique écrit l’histoire de ses propres úuvres, et il prend d’autant plus d’importance que d’autres technologies de reproduction dominent la vie quotidienne, comme la radio et la télévision.
La reproductibilité est à la base d’un mode de production nouveau qui procède d’un original situé au-delà de la singularité, mais demeurant pourtant singulier. Le critère de Benjamin (“auf Reproduktion angelegt”) n’explique pas l’échec de la singularité. Mais il n’y a là rien de très nouveau. Au contraire : on peut dire que Benjamin, fait symptomatique, dissimule cette connaissance lorsqu’il fait peu de cas de l’invention de l’imprimerie (Pour McLuhan, en revanche, un événement de premier ordre, qui organise les temps modernes jusqu’à l’ère électronique). Je cite :
“Die ungeheueren Veränderungen, die der Druck, die technische Reproduzierbarkeit der Schrift, in der Literatur hervorgerufen hat, sind bekannt. Vor der Erscheinung, die hier in weltgeschichtlichem Maßstab betrachtet wird, sind sie aber nur ein, freilich besonders wichtiger Sonderfall.” (“Avec la gravure sur bois, le dessin fut pour la première fois reproductible par la technique – il le fut longtemps avant que l’écriture ne le devînt par l’imprimerie. Les changements énormes que l’imprimerie, reproduction technique de l’écriture, a provoqués dans la littérature, sont suffisamment connus. Mais ces procédés ne représentent qu’une étape particulière, d’une portée sans doute considérable, du processus que nous analysons ici sur le plan de l’histoire universelle.”)
La reproductibilité de l’écriture, elle était seulement une condition extérieure ou particulière ? – Le fait d’être imprimé n’a pas endommagé l’aura de Don Quichotte, de Hamlet ou de Faust. Au contraire, ce fut la base de leur existence fictive, spirituelle et mémorielle. Il faut donc formuler ceci en ce qui concerne la photographie et le film : lesprocédés de reproduction optique, considérés comme formes d’art, atteignent le niveau technique que la littérature, cinq siècles auparavant, avait atteint par l’imprimerie.
Que la singularité de l’oeuvre d’art désigne quelque chose d’autre que son unicité, Benjamin n’a fait que le suggérer. L’image sacrée ou la statue antique de Vénus n’étaient pas des objets existant en un seul exemplaire. La singularité se réfère bien plutôt au lieu, à la localité, non à l’existence physiquement unique. Ce lieu est – je le cite – l’ “Origo”, le “Hier und jetzt”, le “Hic et nunc”.
“A la reproduction même la plus perfectionnée d’une úuvre d’art, quelque chose fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique (“Dasein”) au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, et sur elle seule, s’exerçait son histoire. Nous entendons par là autant les altérations qu’elle put subir dans sa structure physique, que les conditions toujours changeantes de propriété par lesquelles elle a pu passer. La trace des premières ne saurait être relevée que par des analyses physico-chimiques qu’il est impossible d’opérer sur la reproduction ; les secondes sont l’objet d’une tradition dont la reconstitution doit prendre son point de départ au lieu même où se trouve l’original (“Standort des Originals”).”
Le Hic et Nunc de l’oeuvre d’art suppose un Ici et Maintenant qui sort de la vie quotidienne et décrit une frontière. Ce lieu peut être signalé par le cadre de la peinture, par le titre et le nom imprimé de l’auteur, par le musée, et par le cinéma. Voilà pourquoi les médias du courant ininterrompu – télévision, radio, ordinateur – ne sont guère capables de créer des lieux esthétiques institutionnalisés. A l’inverse, on peut concevoir qu’au sein des expositions, des installations, des théâtres et des musées, se constituent les lieux nouveaux pour l’oeuvre d’art numérique. Les lieux du Hic et Nunc, qui offrent en outre aux spectateurs venus en masse une mobilité et une tactilité dont a rêvé Benjamin quand il parle de la “valeur d’exposition”. En fin de compte, il convient de bien voir que reproductibilité, dans ce sens, signifie une qualité interne ou propre à l’oeuvre d’art technique, et pas seulement une condition de diffusion externe : elle expose ses “contenus optiques” qui ont valeur de citations fixées par l’appareil de prise de vue. L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique est l’oeuvre d’art à l’état de citation d’elle-même (ainsi dans l’art numérique sériel, etc.). Cependant, diffusion et reproductibilité interne, l’une comme l’autre, sont deux éléments du processus de crise qui affecte la valeur de tradition.
3. Liquidation de la tradition et distraction
“L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité”, dont la réception contemporaine fut limitée, comme le montre Malraux et ses malentendus, n’est pas un texte isolé. Il doit être considéré dans un contexte esthétique où le destin de l’art est confronté au progrès de la technique. En témoignent Adorno, Heidegger, Valéry, Brecht, parmi d’autres. Je veux souligner par là que les expressions “l’ère” ou “histoire universelle” ne sont pas des intuitions arrogantes de Benjamin.
La formule quelque peu provocante d’une “Liquidierung des Traditionswerts am Kulturerbe ” (“la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel”) est énoncée avec beaucoup de gravité, quoi que le vocabulaire afférent au progrès et à l’émancipation puisse laisser croire. Benjamin décrit en effet une situation de crise, d’exil et d’aliénation extrême. Il parle de la menace de la guerre, des dangers que constituent les appareils, et constate que l’expérience du choc est devenue prédominante dans la vie quotidienne comme dans l’art désauratisé. Il est un autre texte, intitulé “Expérience et pauvreté” , capable de mieux éclairer ce qui a inspiré la théorie de la reproductibilité et de la perte de l’aura. Pour résumer, citons les expressions “survivre à la culture” et “barbarie positive”.
Sans doute soupçonnerez-vous Benjamin d’alimenter une critique de la civilisation au nom des jeunes barbares, simples et vitalistes, telle qu’elle se lit dans les promesses de Staline et de Hitler. Il s’agit en effet d’une réponse à l’expérience de la guerre mondiale, probablement l’expérience première. Mais l’expérience de la guerre mondiale n’était rien d’autre que l’échec de l’expérience. La génération de ce conflit s’en est retournée muette, constate Benjamin, et ce, malgré une littérature exubérante illustrée par Ernst Jünger, Erich Maria Remarque et bien d’autres. Une incapacité à façonner avec des moyens traditionnels s’est fait jour. Le geste littéraire consistant à raconter de bouche à oreille est définitivement en échec. “In der Tür steht die Wirtschaftskrise, hinter ein Schatten, der kommende Krieg”. La crise économique globale et sa “solution” dans la deuxième guerre mondiale représentent-elles un entre-temps dominé par des idéologies préparatoires d’une lutte finale, ou, au contraire, cet entre-temps est-il un contretemps où l’on peut arrêter l’histoire pour créer une expérience de l’oubli de la tradition provoqué par l’exposition de l’oeuvre d’art ? (Il s’agit de sa propre reproductibilité.)
Dans cet entre-temps, il se produit une renaissance des promesses de salut héritées de tous les siècles, aussi bien au sein des nouveaux médias que du côté des hommes de pouvoir, des barbares et des dictateurs, et qui peuvent servir d’ “attaches” (“festhalten”). Ils défilent au nom du progrès technique et de l’héritage culturel, ils veulent réunir les masses désorientées et décomposées. Cela avait donné l’utopie du travailleur dans sa forme la plus effrayante. Sur ce point, “Expérience et pauvreté” n’apporte qu’un faible éclairage, lui-même partagé. Des nouveaux barbares “positifs”, il est dit qu’ils ne regardent ni à droite ni à gauche. Ils sont anarchistes dans l’acception exacte du terme. Mais cette position anarchiste est isolée parce que lesdits barbares ne font pas l’unité de la génération, ne font pas un “nous” (“Wir”), comme le texte le laisse entendre. Ils se partagent entre “les meilleurs cerveaux” (“die besten Köpfe”), et les masses dépossédées.
Qui sont ces “meilleurs cerveaux” ? Le motif de la barbarie nouvelle est formulé pour la première fois par Benjamin dans et autour de l’essai sur Karl Kraus. Il apparaît également dans les études sur la pensée et le théâtre de Brecht, où la figure de la pauvreté est centrale. Il renvoie enfin à la réception de Scheerbarth, de Loos, ou de Klee, qui ont entrepris de construire sur du neuf. Et, surtout, il y a l’influence importante de Nietzsche. “La Naissance de la tragédie” et “De l’utilité et du désavantage de l’histoire pour la vie” sont deux textes dont on retrouve la trace dans de nombreux essais de Benjamin. Contre la conception nietzschéenne du sur-homme (“Übermensch”), Benjamin développe l’idée d’homme inhumain (“Unmensch”), figure intellectuelle et synthétique qui réunit les traits du cannibale et de l’enfant. Ange nouveau, qui ne donne pas mais dépossède.
Dans ces représentations des barbares “positifs” est incorporé le geste du “abschütteln” (secouer, se débarrasser, oublier dans un sens actif). L’humanité ne peut franchir le goulet (“Engpaß”) qui se présente à elle, étant chargée de bagages encombrants. Ce geste du “abschütteln” et du recommencement n’est pas synonyme d’oubli total de l’histoire. Il se réclame des pionniers à l’aube de la modernité : Léonard de Vinci et Descartes, par exemple, comme grands bâtisseurs.
L’effort de construire, de mettre à jour, de s’installer avec peu de moyens est un trait caractéristique des avant-gardes contemporaines que Benjamin analyse sous l’angle de la pauvreté. Mais, comme le soulignent les thèses de “L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité”, les avant-gardistes n’arrivaient pas à toucher les masses. Ces dernières se laissent beaucoup plus facilement mobiliser par les spectacles et les promesses de salut. A l’époque, elles ne fréquentaient pas encore les musées et les expositions urbaines comme aujourd’hui.
C’est ici qu’intervient la thèse parallèle de la liquidation de la tradition provoquée par la reproductibilité. De prime abord, il semble s’agir du même geste de se débarrasser de l’histoire :
“Si Abel Gance, en 1927, s’écrie avec enthousiasme : ëShakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma… Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religion et toutes les religions elles-mêmes… attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent à nos portes pour entrer’ il convie sans s’en douter à une vaste liquidation.”
En fait, il ne s’agit pas d’un processus de type “abschütteln”, mais d’une distraction. Le vocabulaire lié à la distraction domine l’essai consacré à l’oeuvre d’art. “Zerstreuung”, en allemand, est une expression polyvalente. Elle signifie : dissémination, divertissement, distraction, dispersion, mise en morceaux, manque de mémoire. Ainsi, Benjamin décrit aussi bien le découpage filmique que les prises de vue cinématographiques comme des procédés de fragmentation de la réalité par l’appareil. Ainsi décrit-il les mécanismes de réception de choc, qui suspendent la continuité des associations et se reconstituent sous le régime aliénatif de l’appareil. Ainsi présente-t-il l’attitude de l’exercice et de l’accoutumance comme une manière de n’être pas tout à fait à son affaire, d’être distrait.
Toutes ces descriptions – il est très important de le mentionner – ne concernent pas seulement des structures optiques mais aussi tactiles. C’est pourquoi Benjamin ne fait pas référence à des films en particulier ou à des scènes typiques, mais au film comme médium en soi. Et c’est aussi pourquoi la tendance politique des films, en dépit du dernier passage de l’essai, n’est pas déterminante dans cette analyse.
La thèse selon laquelle il s’agit d’une transformation non seulement optique mais aussi tactile doit attirer l’attention sur le concept et les métaphores du corps qui, bien que discrètement, jalonnent l’essai. Sur ce point, deux remarques, qui en proposent une interprétation plus marquée.
On peut tout d’abord spéculer sur l’image de la mère (et l’aspect féminin de l’aura). A propos de l’origine de l’aura, Benjamin parle du “Schoß des Rituals”, le mont de Vénus ou le sein du rituel. Et ses autres exemples sont la statue antique de Vénus et la madonne, la Vierge de Saint Sixte. De l’autre côté, il appelle les masses une “matrix”. “La masse est une matrice où, à l’heure actuelle, s’engendre l’attitude nouvelle vis-à-vis de l’oeuvre d’art”. Si la masse distraite, dans une attitude “née de nouveau” (“neu geboren”), absorbe l’oeuvre d’art désauratisée (“in sich versenken”) et liquide la tradition en d’innombrables morceaux – on peut penser à l’hypothèse freudienne de la mort du père primitif -, il s’agit, dans le même mouvement, d’un acte de Re-naissance cyclique. Un cycle d’oubli et de mémoire.
On peut penser en outre à la théorie de la mémoire et de l’oubli que développe Benjamin dans son essai sur Proust, où les membres sont le réceptacle de la mémoire que le poète appelle, un à un, pour se souvenir de son rêve. La liquidation de la tradition, en ce sens, serait un processus analogue, une articulation encore muette, qui prépare une mémoire collective nouvelle, désireuse de se débarrasser de sa médialité technique pour gagner en échange une “blaue Blume” (la fleur bleue des Romantiques).
Je m’interromps ici brusquement. La conception de l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique se présente comme une vaste construction expérimentale, une “Versuchsanordnung” (selon Brecht), destinée à inventorier et examiner le stock culturel à la manière d’une expérience, et dont le sujet n’est pas les masses ou l’intellectuel/artiste, mais l’oeuvre d’art dans sa propre transformation technique.
Et un bilan du stock s’avère nécessaire. Non pas pour sauver la culture : elle a été sauvée chaque jour de son existence, malgré toutes les mises en garde et malgré toutes les plaintes. Les pratiques et les techniques de l’ère électronique ont considérablement augmenté la mémoire des traces et “auratisé” la valeur d’exposition de l’art. Ne pourrait-il pas s’agir d’une analyse non comprise de la distraction ?
Une version complète du texte se trouve dans Merzeau, Louise/Weber, Thomas (dir.): Mémoire et Médias. Paris 2001