Finalement, après une journée de carriole, les voici arrivés à Tomar où ils vivront désormais.

Tomar, que certains nomment «le Signe de la mer», s'étend au pied d'une colline boisée. Les maisons sont basses, longues, entourées de jardins. Seules quelques demeures plus importantes ont un étage. Leurs toits, peu inclinés, sont en petites tuiles mi-rondes colorées comme celles que l'on voit si souvent dans le bassin méditer­ranéen. On est étonné du petit nombre de cheminées. Il y a peu d'ouvertures sur les façades. Est-ce l'influence arabe ? La pierre est d'une belle couleur ocre plus ou moins foncée. Les rayons du soleil jouent sur elle et, au couchant, ses reflets sont d'une beauté saisissante. Il y a de grandes étendues de terrains dont certains sont abandonnés. Le jeune ménage mettra des terres en valeur. Il s'implantera dans le pays et, de ce moment, naîtra la branche portugaise de la famille.

Bertrand rejoint l'Ordre des Chevaliers du Christ auquel il se consacrera, à l’exception d’un passage à Hermé, jusqu'à sa mort ; il y est reçu par Gils Martinez, premier grand-maître de l'Ordre (1).

Près de vingt années se sont écoulées depuis l'arrivée de Bertrand à Tomar, et il a maintenant 58 ans. Depuis quelques jours il est malade et contraint à l'inaction. Son corps est usé, et il pense que le Seigneur le rappellera bientôt.

Il revoit le déroulement de sa vie. D'abord son départ joyeux pour La Couvertoirade, puis ses pérégrinations de chantier en chantier, sa tristesse au moment où il doit s'exiler, l'attitude de sa famille si compréhensive qui lui a procuré du bonheur en le soutenant dans l'épreuve. Puis, enfin, Calatrava où il a été si bien accueilli, et Tomar où il est maintenant.

Des années ont passé depuis la disparition de l'Ordre en France. Ils restent peu nombreux à se souvenir de cette époque. Bertrand est persuadé que sa mission n'est pas terminée. Il faut que le flambeau passe aux jeunes géné­rations qui n'ont pas vécu ces années difficiles. Il demande au maître de faire venir l'aîné de ses neveux, Pierre de Jaillac, fils de sa sœur Isabelle.

‑ Pierre, lui dit-il, tu es un homme maintenant. Tu es au courant des vicissitudes et des malheurs que nous avons subis, nous pauvres templiers bafoués et accusés injustement. Ici, au Portugal, nous sommes respectés mais il n’en est pas de même partout. Trop de gens ont été abusés et nous jugent mal. Je ne puis accepter l’idée qu’après nous, il ne subsistera plus rien de notre esprit. Car ce serait à ce moment-là que nous serions vraiment morts. Tant d'épreuves pour rien, cela est impensable. Le Seigneur ne fait jamais rien pour rien... J'ai compris, dans mes méditations, que ces misères ont eu un sens : celui de réveiller la conscience des hommes pour qu'ils évoluent vers le bien. Nous sommes dépositaires de la Tradition, et celle-ci ne doit pas se perdre. Nous avons travaillé pour l'évolution et pour la liberté dé l'homme, nous avons combattu l'injustice, tenté d'élargir la compréhension de tous en luttant contre l'intolérance, pour que les hommes pratiquent la fraternité réelle. Il faut que tu saches que, malgré nos défauts humains, notre cœur et notre esprit ont toujours été mis au service de l'humanité. Je voudrais qu'un jour, vous les jeunes, puissiez réunir des êtres très différents, mais qui auraient le même idéal et qui, en se perfectionnant, se donneraient aux autres comme nous l'avons fait. Agissez dans l'ombre, et cultivez votre vie intérieure. N'oubliez pas que le Temple est l'esprit de pureté, et que notre devise a toujours été :

« NON NOBIS, DOMINE !

NON NOBIS, SED NOMINI TUO DA GLORIAM »

Tu dois transmettre cela à tes enfants pour que la chaîne ne s'interrompe pas. Pierre, je te remets solennellement ma croix de Cheva­lier du Temple. Je l'ai toujours portée depuis mon entrée à la Commanderie de La Couvertoirade (2), suspendue à un ruban rouge, et, aujourd'hui, je te la transmets.

Il la passe au cou de Pierre, et un moment de silence s'établit entre eux.

(1) Au moment où Gabrielle Carmi écrit ce livre, le dernier et actuel Grand-maître de l’Ordre du Temple est Fernando Pinto Peirera de Fontès. Rétrospectivement, le Frère Emile Clément Joseph Vandenberg, Régent depuis 1935 de l’Ordre du Temple, transmet en 1940, afin de prévenir l’occupation allemande de la Belgique, les documents de l’Ordre du Temple au Frère Antonio Campello Pinto de Sousa Fonts, Grand Croix et Grand Prieur du Portugal. Par Décret Magistral du 23 décembre 1942, il fait transmettre la Régence et la garde de l’Ordre avec tous les pouvoirs, droits et prérogatives de la Grande Maîtrise. En date du procès-verbal du 20 août 1948, le Prince Régent, Don Antonio Campella Pinto de Sousa Fontes, désigne comme successeur à la régence, son unique fils, Don Fernando Campella Pinto Pereira de Sousa Fontes, actuellement Prince Régent de l’Ordo Supremus Military Templi Hierosolimitany. Voir le lien : http://nonnobisdominenonnobissednominituodagloriam.unblog.fr/2009/03/23/don-fernando-campella-pinto-pereira-de-sousa-fontes-actuellement-prince-regent-de-osmith/

(2) Le Château de la Couvertoirade est un bâtiment unique en France : c'est le seul château fort construit par les templiers au XIIIe siècle. Situé sur le plateau de Larzac, il se dresse sur les hauteurs du village médiéval de La Couvertoirade. C'est un monument historique classé, depuis juillet 1944, ouvert au public et une propriété privée. Un espace culturel est dédié à l'Ordre du Temple, il permet aux amoureux du passé, de se replonger dans la vie des Moines-soldats qui défendirent les pèlerins, qui prenaient le chemin de la terre sainte.

Grâce aux archives, on sait que la commanderie de la Couvertoirade est celle à laquelle appartenait le chevalier Bertrand. Voir le lien : https://www.lechateaudelacouvertoirade.com/

Gabrielle Carmi, extrait de l'ouvrage intitulé "des templiers aux massenies du saint graal"