La Massenie da Saint-Graal,


Ce fut une idée de conservation et de propagande qui enfanta la Massenie du Saint-Graal, association mystérieuse dont les membres avaient pour mission de recouvrer le vase de vérité aux caractères lumineux, où avait été reçu le précieux sang du Sauveur ; autrement dit, de ramener l'Église chrétienne aux temps apostoliques, à la fidèle observation des préceptes de l’Évangile.

Autour d'une table ronde, figure parfaite, qui n’admettait ni premier ni dernier, s'asseyaient, pour participer au banquet fraternel, les Parfaits chevaliers admis dans cette communauté de preux, de purs et de courtois, n'ayant au cœur que droiture et loyauté, avec l'amour de Dieu et de leur dame. On n'y était reçu qu'après avoir subi de longues et de nombreuses épreuves, qu'après s'être engagé au secret sous la foi des serments les plus inviolables. On peut se faire une idée du mode de réception et des précautions prises contre l'indiscrétion par ce qui se pratique aujourd'hui dans la franc-maçonnerie, qui n'est que la Massenie continuée. Les grades, qui d'abord ne furent qu'au nombre de trois, se trouvèrent ensuite portés à sept, puis trente-trois, lors de la fusion opérée par Dante entre les Albigeois, les Templiers et les Gibelins. Aussi la Comédie procède par 3 et 33.

Ces chevaliers de la foi du Christ n'étaient en réalité que de pieux missionnaires, ayant voué leur existence à répandre en tous lieux la parole évangélique ; leurs exploits guerriers consistaient à prêcher la paix, l'ordre dans la liberté, comme disciples de saint François, à venir en aide au pauvre, au faible, à la veuve, à l'opprimé. Opprimés eux-mêmes et vivant de privations, ils s'appelaient les Pauvres de Dieu ; leur lance, c'était la parole ; leur glaive à deux tranchants, leurs arguments double sens; leur armure, leurs vertus, leur doctrine et leur bonne conscience, qui les rendaient inaccessibles à la crainte ; leur ceinture, cette foi inébranlable qui faisait leur force , cinctorium fidei; leur coursier, c'était le peuple des croyants, qu'ils dirigeaient dans la bonne voie, dont ils réglaient, à l'aide du frein, les généreux élans ; les écuyers, ces compagnons fidèles des chevaliers, c'étaient leurs coadjuteurs, c'est—à-dire le fils majeur et le fils mineur, destinés à leur succéder comme Parfaits, de même que le jongleur du troubadour était le diacre ou le sous-diacre, venant après le fils mineur, dans l'organisation de l'église cathare ou vaudoise. Enfin l'écuyer, de même que le jongleur n'était autre que le socius, dont le Parfait devait marcher accompagné. Il n'est pas, jusqu'au sommier ou au cheval de bât, portant le bagage et les provisions, qui n'eût aussi sa signification : il figurait les membres de la fabrique, comme nous dirions aujourd'hui, chargés du trésor de la communauté.


La dame, unique objet des pensées chevaliers, n'était, on l'a déjà vu, et bientôt d'autres preuves en feront foi, que leur paroisse ou leur diocèse, selon qu'ils avaient le rang d'évêques ou de simples pasteurs. Cette dame les requérait d'amour, ou ils prenaient eux-mêmes l'initiative, selon que cette église, paroisse ou diocèse, manifestait d'abord le désir de répudier la religion de haine pour la foi d'amour, ou que le Parfait cherchait à s'en faire bien venir pour opérer sa conversion.

Les épreuves étaient de trois, de sept et de neuf ans ; c'est pourquoi, dans la maçonnerie, le récipiendaire est âgé de trois, sept, neuf et même de quatre-vingt-un ans. C'est pourquoi voit tant de fidèles troubadours ayant atteint ce multiple de neuf, affecté aux plus hauts grades, toujours aussi amoureux de la dame de leurs pensées.

La dame donnait au poursuivant d'amour ou recevait de lui des gants, des anneaux, des cordons, et cet usage se retrouve encore dans la maçonnerie, où l'initié reçoit et donne des gants d’homme et de femme, où il est lié d'un cordon, de même que les Parfaits l'étaient d'une cordelette ou fil, porté sur la chemise par les hommes, et par les femmes, en dessous.


Les plus grandes faveurs espérées ou obtenues de ces prétendues dames, si pures, si Parfaites, si bonnes chrétiennes, miracles de beauté, de doctrine et de vertu, toutes si semblables entre elles qu'on ne saurait les distinguer l'une de l'autre, consistaient en amoureux devis, en doux messages, en tendres regards, en beaux semblants et serrements de main.


C'est-à-dire en instructions religieuses, en correspondance mystique, si le pasteur était forcé de s'éloigner, enfin en signe de reconnaissance échangés à l'aide des mains et des yeux.


Pour ces chevaliers, si différents des rudes batailleurs dont ils usurpaient le nom et les insignes dans leurs romans, le comble du bonheur était l'échange d'un baiser, osculum fraternitatis, qui était comme le sceau symbolique du sacrement donné par les Parfaits, sous le nom de Consolement. « Ô madame, dit Bernard de Ventadour à celle qu’il appelle Bel-vezer, ou Beau-voir, nous avançons peu en amour ! Le temps passe et nous en perdons le plus beau, au lieu de nous entendre par signes secrets, et de suppléer à l'audace par la ruse ».


Lorsqu'il arrivait que la dame-église, enfin touchée des tourments de son serviteur, se donner à lui, c’est que le Parfait obtenait de résider sur le territoire d'y coucher, soit en secret, soit sans en faire autrement mystère.


Ces dames avaient généralement des maris jaloux, et cela se conçoit puisque c'étaient les membres du clergé catholique, évêques ou curés, qui devaient voir d’assez mauvais œil leurs ouailles les abandonner pour d'autres pasteurs. Cependant les maris commodes n'étaient pas rares non plus, comme en les témoignent les nombreuses compositions des troubadours. Or ces maris-là étaient en réalité des ecclésiastiques peu vigilants ou dont la foi personnelle penchait elle—même vers l'hérésie, comme, il en est tant d'exemples.


Notez et comprenez bien que l'union par mariage signifiait exclusivement l'union d'une église catholique avec son pasteur, lien tout matériel, selon les sectaires, puisque son unique résultat était de donner satisfaction à des appétits grossiers, et d'engendrer la hideuse simonie à tous les degrés de la hiérarchie sacerdotale. L'union par amour était, au contraire, celle de la communauté albigeoise avec le Parfait chevalier, avec le chevalier céleste, comme s'appelaient les dévots chevaliers du Saint-Graal. Le consolement, qu'il lui apportait dans le baiser de paix, devenait le sceau d'une union toute spirituelle, ne produisant que pures et chastes jouissances, conduisant par la foi et par la pratique de toutes les vertus au salut éternel.


Il est aisé dès lors de comprendre la répulsion manifestée pour le mariage par les troubadours provençaux et comment les docteurs de l'Inquisition arrivèrent à proclamer que ces Albigeois ou Cathares dont la morale si pure à saint Bernard, réprouvaient l'union des deux sexes, même consacrée par les lois divines et humaine. Ils auraient dû savoir pourtant que la plupart des pasteurs albigeois ou vaudois étaient mariés. Mais comment pouvaient-ils douter que l'œuvre de chair, contre laquelle tonnait l'autorité hérétique, était la consécration du pain et du vin par des prêtres scandaleux, auxquels ils refusaient le pouvoir, indignes qu'ils étaient, de transformer les deux espèces et d'en faire le corps et le sang de Jésus Christ ? Comme ils n'admettaient pas même la transsubstantiation en principe, ils n'avaient rien trouvé de plus énergique pour manifester leur aversion contre ce qui était à leur yeux une prétention sacrilège du clergé romain, que de comparer l'acte le plus sublime de son divin ministère à l'œuvre grossière de la chair.


Ainsi tout n'est que figures à cette époque, langage, dogmes, mœurs, institutions ; la chevalerie elle-même, telle qu'elle a été envisagée si longtemps, cet élément principal d'une civilisation qui est restée à l'état de problème historique, la chevalerie, inventée et mise en œuvre par le protestantisme albigeois n'est qu'un symbole. Il en est de même de cette autre institution qui s'y rattache essentiellement, et dont on cherche encore inutilement à expliquer l'existence.


Nous voulons parler des Cours d'amour dont nous allons dire quelques mots, sauf à revenir aux chevaliers sur lesquels il y aurait tant à s'étendre. Mais nous ne faisons ni de l'histoire ni un traité méthodique, et, dans un voyage de découvertes, il est permis de marcher un peu en zigzag.

Eugène Aroux