Ce qui offre un intérêt tout particulier pour l’histoire des doctrines ésotériques, c’est la constatation que plusieurs manifestations importantes de ces doctrines coïncident, à quelques années près, avec la destruction de l’Ordre du Temple ; il y a une relation incontestable, bien qu’assez difficile à déterminer avec précision, entre ces divers évènements. Dans les premières années du XIVe siècle, et sans doute déjà au cours du siècle précédent, il y avait donc, tant en France qu’en Italie, une tradition secrète (« occulte » si l’on veut, mais non pas « occultiste »), celle-là même qui devait porter plus tard le nom de tradition rosicrucienne. La dénomination Fraternitas Rosoe-Crucis apparaît pour la première fois en 1374, ou même, suivant quelques un (notamment Michel Maïer), en 1413 ; et la légende de Christian Rosenkreutz, le fondateur supposé dont le nom et la vie sont purement symboliques, ne fut peut-être entièrement constituée qu’au XVIe siècle ; mais nous venons de voir que le symbole même de la Rose-Croix est certainement bien antérieur.

Cette doctrine ésotérique, quelle que soit la désignation particulière qu’on voudra lui donner jusqu’à l’apparition du Rosicrucianisme proprement dit (si toutefois on trouve nécessaire de lui en donner une), présentait des caractères qui permettent de la faire rentrer dans ce qu’on appelle assez généralement l’hermétisme. L’histoire de cette tradition hermétique est intimement liée à celle des Ordres de chevalerie ; et, à l’époque dont nous nous occupons, elle était conservée par des organisations initiatiques comme celle de la Fede Santa et des Fidèles d’Amour, et aussi cette Massenie du Saint Graal dont l’historien Henri Martin parle en ces termes[1], précisément à propos des romans de chevalerie, qui sont encore une des grandes manifestations littéraires de l’ésotérisme au moyen âge : « Dans le Titurel, la légende du Graal atteint sa dernière et splendide transfiguration, sous l’influence des idées que Wolfram[2] semblerait avoir puisées en France, et particulièrement chez les Templiers du midi de la France. Ce n’est plus dans l’île de Bretagne, mais en Gaule, sur les confins de l’Espagne, que le Graal est conservé. Un héros appelé Titurel fonde un Temple pour y déposer le saint Vaissel, et c’est le prophète Merlin qui dirige cette construction mystérieuse, initié qu’il a été par Joseph d’Arimathie en personne au plan du Temple par excellence, du Temple de Salomon[3]. La Chevalerie du Graal devient ici la Massenie, c’est-à-dire une Franc-Maçonnerie ascétique, dont les membres se nomment les Templistes, et l’on peut saisir ici l’intention de relier à un centre commun, figuré par ce Temple idéal, l’Ordre des Templiers et les nombreuses confréries de constructeurs qui renouvellent alors l’architecture du moyen âge. On entrevoit là bien des ouvertures sur ce qu’on pourrait nommer l’histoire souterraine de ces temps, beaucoup plus complexes qu’on ne le croit généralement… Ce qui est bien curieux et ce dont on ne peut guère douter, c’est que la Franc-Maçonnerie moderne remonte d’échelon en échelon jusqu’à la Massenie du Saint Graal[4]. »

Il serait peut-être trop imprudent d’adopter d’une façon trop exclusive l’opinion exprimée dans la dernière phrase, parce que les attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont, elles aussi, extrêmement complexes ; mais il n’en est pas moins bon d’en tenir compte, car on peut y voir du moins l’indication d’une des origines réelles de la Maçonnerie. Tout cela peut aider à saisir dans une certaine mesure les moyens de transmission des doctrines ésotériques à travers le moyen âge, ainsi que l’obscure filiation des organisations initiatiques au cours de cette même période, pendant laquelle elles furent vraiment secrètes, dans la plus complètes acception de ce mot.

L’ésotérisme de Dante, René Guenon



[1] : Histoire de France, t. III, pp. 398-399.

[2] : Le Templier souabe Wolfram d’Eschenbach, auteur de Parceval, et imitateur du bénédictin satirique Guyot de Provins, qu’il désigne d’ailleurs sous le nom singulièrement déformé de « Kyot de Provence ».

[3] : Henri Martin ajoute ici en note : « Perceval finit par transférer le Graal et rebâtir le Temple dans l’Inde, et c’est le Prêtre Jean, ce chef fantastique d’une chrétienté orientale imaginaire, qui hérite de la garde du saint Vaissel. »

[4] : Nous touchons ici un point très important, mais que nous ne pourrions traiter sans nous écarter par trop de notre sujet. il y a une relation fort étroite entre le symbolisme même du Graal et le « centre commun » auquel Henri Martin fait allusion, mais sans paraître en soupçonner la réalité profonde, pas plus qu’il ne comprend évidemment ce que symbolise, dans le même ordre d’idées, la désignation du Prêtre Jean et de son royaume mystérieux.


René Guenon