ANNÉE 2018

Compagne des jours

La mémoire, compagne de tous les instants. J'en use le plus naturellement avec elle. Ce n'est pas une instance mystérieuse que j’interroge aux heures où tout fait silence autour de moi. Elle est tissée dans la trame des jours, indissociablement liée à la conscience. C’est pourquoi l’autobiographie peut se fondre dans le journal intime. Même rythme, même respiration. Sans séparer le passé du présent, je transcris ici mon soliloque, mon dialogue avec les livres, et les choses du passé s'y rattachent sans effort. Elles trouvent dans ce journal un dernier asile.

Discontinuité du passé

Signification des expressions de Temps retrouvé ou de Recherche du temps perdu. Plutôt qu'enquêter méthodiquement sur le passé il s'agit de restituer la continuité du temps humain. La transcendance finale confère a posteriori une unité à ce qui apparaissait d'abord comme un chaos : enchevêtrement d'êtres disparates, avatars étranges du soi, lieux et temps sans rapport les uns avec les autres.

Quand, à un certain âge, on se retourne sur son passé, on a du mal à s'y retrouver. Les souvenirs abondent mais on est paralysé par la perception d'une discontinuité. Sans tenter de restaurer artificiellement le fil virtuel qui unit les points où ma vie s'est densifiée, sans rechercher comme le grand Autre une forme de transcendance qui illuminerait, d'un coup et rétrospectivement, tout mon parcours, il me semble que je saurai reconnaître les moments du passé où j'ai simplement tendu la main à celui que je suis devenu.

Rien

Il serait approprié de n'être rien avant de n'être plus rien. Approprié de déconstruire avant qu'il ne soit trop tard. De s'installer en pleine conscience, de son vivant et pendant un certain temps, dans le vestibule du néant.

La Bible et la Recherche

Relire la Recherche avant de mourir fait partie bien entendu des devoirs de l'honnête homme ! La Bible et La Recherche. J'y songe sérieusement, mais alors en orientant très sélectivement ma lecture vers les thèmes qui m'interpellent depuis un certain temps. Je tente ici d’en dresser la liste : (1) dépassement du désespoir et de la désillusion par la voie esthétique ou contemplative ; (2) voies de transcendance du réel sans fondement esthétique ; (3) spiritualisation du monde physique : géographie, paysages, monuments, éléments matériels (terre, air, eau, feu), plantes, animaux ; (4) idéalisation amoureuse, confusion amour/amitié, identification au prochain.

Pour la Bible, c'est à quelques nuances près, les mêmes centres d'intérêt.

La vie de ma langue

En vieillissant, je crains de perdre les nuances et la variété dans ma façon d'écrire, je crains un épuisement des ressources, concomitant à celui des sens. Cela se traduit notamment dans le conflit entre le général et le particulier. La philo, par sa tendance à l'abstraction, donc à la généralisation, semble appauvrir le vocabulaire même si elle oblige à toujours plus de concision, de pertinence, de justesse et de précision ; la botanique descriptive et la critique littéraire, qui visent au détail, semblent au contraire l'enrichir à l’envi.

Quant à rendre compte de la vie elle-même, comme j’aimerais pouvoir le faire, cela supposerait une forme d’écriture encore différente : bourgeonnante, glissante, déportée, rebondissante, ramifiée, réfléchissante, démultipliée, où l'image triomphe. Exactement comme dans une flore où chaque unité taxonomique est insérée dans un réseau aux multiples entités connectées entre elles par une structure logique ne visant pas moins qu'à restituer l'intention du Créateur.

Je suis le garant

D'une part, le détachement et la désidentification. D'autre part, le souci de l'autre et l'amour du prochain. Est-ce incompatible ? Quelle est la part de moi encore capable d'aimer, si je ne tiens plus à moi ? L'amour pour toi ne serait-il pas l'ultime recès de l'amour de moi, quand tout le reste s'est retiré ? D'une part, l'abandon du moi pour aller à la rencontre de l'Esprit. D'autre part, la tension vers Autrui. Il ne s'agit pas de trouver un compromis mais bien d'accéder au terme supérieur où ces deux tendances se confondent, et dont je suis le garant. Conflit élémentaire d'une âme bien vivante à quoi se réduisent tous les autres conflits. Simplification radicale à laquelle j'aspire dans le silence de l'aube.

Face à l'abomination

Pour mettre un terme à toutes les subtilités éthiques dont ce journal est rempli, se poser cette question : jusqu'à quel point es-tu capable, toi privilégié, protégé, confit dans ton confort petit bourgeois, de résister aux tortures, morales ou physiques, sans y perdre ta dignité ? Réponse : n’en sachant rien je préfère préparer en silence une forme de résistance absolue contre l’impensable auquel je serai peut-être exposé un jour. Face aux abominations dont est capable l'homme pour détruire ou dégrader son semblable, il n'y a en effet qu'un remède : mourir utilement au bon moment.

La vacuité enfin

Ces quatre dernières années j'ai essayé de rassembler de moi ce qui méritait de l'être. J'ai finalement compris que je n'avais nul besoin d'être à moi-même ma propre justification, que je n'étais le dépositaire d'aucun passé ni le moteur d'aucun projet. C'est sur la vacuité que je nourris le sentiment de l'existence. Je ne me raccrocherai à aucune branche, mon souci prioritaire étant que l'image intérieure soit aussi fidèle que possible à la réalité.

Un viatique

Ces dernières années, j'ai élaboré un viatique métaphysique à usage personnel. Un certain équilibre a été atteint dans ma croyance et il serait dangereux d'aller trop loin. Je résume en trois points :

1. Je suis réaliste au sens scolastique, c’est-à-dire que je crois à la réalité extramentale des Universaux, des Idées, des Formes et des concepts premiers. Extramentale c'est-à-dire émanant d'un intellect non humain (pour simplifier). Mon intellect est relié à un Intellect suprême qui m’impose sa présence au-delà de moi, et qui me rassure au point d'installer en moi une forme de quiétude.

2. Je suis dualiste car je crois que la matière et l’esprit forment un tout sans toutefois se confondre, que la matière dérive de l'esprit qui la précède dans la Création et qui demeure son commensal dans l'éternel présent. Par esprit, j’entends le principe originel, l’esprit des spiritualistes, l'immatière si l'on préfère. Comme corollaire, je crois que le monde matériel, tel que la science le connaît, est, par principe, entré dans le temps, qu'il a eu une origine et qu'il aura une fin mais que l'esprit, l’immatière, lui survivra avant de procéder à d’autres créations. C’est la logique qui m’impose cette croyance et la logique n'est peut-être pas qu'humaine.

3. Je vis sous le double ciel de l'immanence et de la transcendance. Je les vis dans la simultanéité ou l'alternance et non pas dans la contradiction. Mon sentiment de l’existence, pour être satisfait, les exige toutes deux.

[Note 1]

J’assimile les concepts premiers aux impératifs catégoriques de Kant que je réinterprète en toute hérésie comme étant transcendants, donc émanant de l’Intellect suprême et nous reliant à lui, et non pas seulement transcendantaux c’est-à-dire assujettis aux conditions a priori de la connaissance purement humaine.

Les deux mondes et leurs deux modes

Je me figure en effet le monde vu par l’homme comme scindé en deux strates où immanence et transcendance jouent chacun leur partie.

- le monde des Intelligibles humains, auxquels nous accédons individuellement par le fait de notre naissance puis à la suite d'un processus continu d’étude et d’apprentissage ; monde immanent dans lequel nous baignons en permanence, orbe croissante dans laquelle s'inscrit notre existence et qui nous rattache très graduellement, sans solution de continuité, mais aussi sans espoir d’y accéder jamais, au monde transcendant des Intelligibles absolus, dont les intelligibles humains sont des images réduites et tronquées, mais fidèles et non trompeuses. La transcendance se vit ici sous le mode d’une recherche personnelle désintéressée, exercée au nom du simple don d'existence, selon un double mode abstractif (via l'induction) et apophatique (ce que ça ne peut pas être), et bien sûr, en mobilisant les connaissances scientifiques à notre humble portée sur la nature et l’origine de l’univers matériel et de la vie.

- le monde matériel dans sa double dimension cosmique et vitale, univers complexe, insaisissable, parfois épouvantable, incommensurable à l’homme, obligeant l’humanité à créer des microcosmes, des niches et des retraites, l’art et la poésie, mais aussi des mythologies, des livres sacrés et des dieux transcendants à notre image. Le christianisme dans sa version primitive me semble à cet égard un compromis acceptable à la fois pour interpréter le monde tel qu’il se présente dans sa double nature familière et étrangère (immanence) mais aussi pour s’en élever, voire pour s’en relever (transcendance). Le dogme trinitaire m’apparaît comme le constat des limites de l'intellect humain à définir l'Être unique. J'envisage la matière théologique chrétienne, jusqu'au Moyen-âge tardif, comme un merveilleux effort collectif pour spécifier Dieu dans des langages désespérément humains (hébreu, grec et latin). C'est à ce titre qu'il m'intéresse. Il me semble que la recherche personnelle de transcendance lorsqu’elle se rapporte au monde matériel (donc à celui de la vie et de la chair si présentes dans la Bible) peut prendre appui en confiance sur l’Écriture. Tous les matériaux sont là, offerts à notre inventivité.

Voilà les deux mondes dans lesquels se déroule mon existence (et probablement celle de tous ceux qui me ressemblent). On aura remarqué que la dichotomie que je décris ne sépare pas les mondes d’en-bas et d’en-haut, ce monde-ci et l’autre monde. Les deux mondes que je décris forment ensemble le réel dans son entièreté. Certes, pour simplifier, pour ne pas me décourager, j’ai tendance à me replier, via la philosophie, vers le seul monde des intelligibles humains, sous ses deux modes de l’immanence et de la transcendance, et je néglige de plus en plus - car le crédit de temps humain qui m’a été alloué s’épuise - le monde matériel et son épuisante complexité.

Je suis en effet rebuté par la difficulté à appréhender le monde matériel, fatigué par toutes les incursions inutiles que j’y fais, notamment dans le maquis des productions littéraires et artistiques. Et pourtant, hors la Bible, j’ai identifié dans mon parcours de lecteur quelques grands livres qui abstraient le réel - matière et vie – jusqu’à la transcendance. Comme ils se comptent sur les doigts de la main, je pourrais sans doute me confier exclusivement à eux sans me sentir débordé par la tâche.

Après la pause

Cette pause post-hivernale, faite de jardinage intense entrecoupé par la lecture de Jouhandeau et de Cioran, doit maintenant céder la place à une nouvelle phase d’étude philosophique calquée sur la matrice en trois points exposée plus haut (Un viatique). Deux maîtres essentiels évidemment : Platon et Aristote. Mais aussi la synthèse médiévale qui en est faite par Alain de Libera dans ses cours du Collège de France, et, toujours et encore, Bergson. Je crois que la lecture de Bergson, notamment de L’évolution créatrice me permettra d’approfondir ma réflexion sur la dualité (ou l'association) matière-esprit, d’une part et sur le vivant, d’autre part. J'ai d'ailleurs regrettablement omis d'inclure la question de la vie dans ma profession de foi spiritualiste.

L'imaginaire de notre jardin

Ce jardin est le théâtre d'un certain imaginaire que je partage avec T., un imaginaire peuplé d'esprits élémentaires qui finissent par échapper à notre vigilance tant ils sont foisonnants et turbulents. J'aimerais y reconnaître les formes fantastiques ou mythologiques évoquées dans une certaine littérature et qui traduisent l'attachement de l'homme à la nature, aux plantes, aux animaux, aux éléments, au temps et à l'espace. Je cherche les signes de rattachement du microcosme au macrocosme. Je m'y perds là aussi tant c'est inépuisable.

Aujourd’hui, fort de mon ignorance et de ma naïveté, je pourrais personnaliser ce jardin, lui infuser la substance imaginaire dont je suis fait. J'en prends conscience, de manière très incidente, en lisant les commentaires de Marie-Claire Bancquart, sur la Rôtisserie de la Reine Pédauque d'Anatole France (collection de La Pléiade). Mon attention est attirée par les esprits élémentaires que le fol Astarac voit partout : sylphes de l'air, ondines de l'eau, salamandres du feu, gnomes de la terre. À ceux-ci il faudrait ajouter toutes les divinités ou semi-divinités des anciennes mythologies qui se cachent dans les arbres, les forêts, les jardins, celles des Métamorphoses et de l’Âne d'or.

C'est l'esprit de la Renaissance encore attachée à la culture gréco-latine, ce sont les correspondances universelles, c'est l'analogie entre macro et microcosme. Ce sont les délires de l'illuminisme, de l’ésotérisme et de l’hermétisme, telles qu’ils revivront encore dans les fins de siècle ultérieurs, notamment, dans la Rôtisserie, à la fin du XVIIIe. Dans ces ouvrages je voudrais pouvoir puiser le sentiment de ma pleine appartenance au microcosme de notre jardin, et renforcer son lien organique avec le cosmos.

Autres objets de nos désirs

Le désir, au moment où il est ressenti, aspire à un objet qui n’a pas encore de substitut dans notre imaginaire. Passé un certain âge, nous construisons sans relâche ces substituts mentaux aux objets de nos myriades de désirs. La vieillesse, ce n'est pas tant l’asséchement du désir que la recréation du monde dans l’enceinte en expansion de l’âme. Certes, c'est plus facile au milieu d'un beau jardin et dans une belle maison que dans une prison. Mais le prisonnier est doté de ce même pouvoir de création imaginaire. Et l’âme du vieillard devient si riche qu'elle finit par se répandre dans le monde. Le mouvement du désir est alors retourné : le monde vient à lui et non lui au monde. Partant, le monde n'est plus à posséder mais à accueillir.

L'idée du jour

La liberté que je me suis octroyée c'est de parcourir à grandes enjambées des champs entiers de la philosophie pour dénicher l'idée du jour. Ces trouvailles philosophiques, une fois rassemblées, finissent par construire un système personnel que j’ai l'impression d'avoir édifié de mes propres mains. Je voulais dégager ici l’idée qu'on peut faire de la philosophie un usage personnel sans être un spécialiste. On n'est pas tenu d'être fidèle aux textes ni de se réclamer d'une école de pensée. On joue avec les idées pour le plus grand profit de l'esprit.

Le ça de ma pensée

Une intense curiosité me porte vers la métaphysique, mais je ressens l’extrême lourdeur du processus intellectuel que cela sous-entend. J'aimerais pouvoir m'y frotter en poète, comme l'aile de l'oiseau au contact de l'air. Je me crois en quête d'une vérité qui me collerait à la peau comme si elle m'était destinée de toute éternité alors qu'elle n'est que d'emprunt et le résultat d'un pur mimétisme. La pensée dont je m'imagine l'agent est plutôt un ça dont l'originalité ne réside pas dans des idées que je formule avec mes propres mots mais dans l'expression de la vie authentique. Elle n’est pas tant la réponse à des questions que je me pose que le sillage laissé par un bateau ivre. L'agent de pensée que je suis exploite le bouillon d'idées dans lequel il a été jeté par hasard et l’être auquel cette pensée se rapporte, et qui survit par elle, est un soi sans durée mais qui, tout de même, suit un cours.

Un en un

Flottant et indécis, tel j’apparais dans cette phase de ma vie. Certains m'ont fait comprendre que je manquais par là-même de fiabilité. Ils ont raison : c'est que je redeviens libre, maître de mon vouloir donc de mon non-vouloir. Je reprends la main et aucune instance extérieure ne me dictera plus mon comportement. Je comprends que ça puisse en déconcerter plus d’un. Tel Dieu, un en un, je finirai par ne plus dépendre que de moi

Pour l'apprivoiser

Je me réfugiais alors dans l'imaginaire grâce à la lecture et mon existence était dédoublée. Efficace et responsable dans mon travail, j'étais à la fois ici et ailleurs, accompagné en permanence par mes amis les écrivains, notamment par les romantiques. La vie authentique était à l’intérieur : étanchéité presque parfaite entre ce que j’étais et ce que je consentais à montrer de moi. Lorsque j’ai quitté le monde du travail, la réalité m'est apparue plus acceptable et la lecture des philosophes m'a rétabli sur mon assise. Maintenant elle m'aide à mieux apprivoiser la mort. J'ai compris que la philosophie n'est pas uniquement une grammaire de l'intellect et une discipline pour mettre de l'ordre dans la pensée mais aussi une évasion vers l'idéal et vers la transcendance. Ce n'est pas pour rien que j'ose me ranger du côté des "platoniciens".

Raison et liberté

J’entends ici par raison la faculté de bien juger, à laquelle on accède par une saine réflexion et qui s'applique à toutes les situations auxquelles l'existence nous expose. La raison ainsi définie est pratique et subjective : elle ne prétend pas accéder à la connaissance fondamentale des choses, à leurs causes et à leurs conséquences, mais elle s'autorise à tout appréhender de l’humain et permet de mieux se conduire dans l'existence. Le non est l'outil majeur de la raison car il permet d'éliminer les mauvais arguments. La liberté, notion relative, se mesure d’ailleurs à la capacité de dire non.

[Note 2]

A cette époque je ressentais une forme de culpabilité à devoir dire très souvent non et je ne réalisais pas à quel point c'était l'expression de ma liberté recouvrée. La raison, en tant que faculté de bien juger, n'est soumise qu'à la conscience, c'est pourquoi elle est l'outil de notre liberté. Quant à la négation comme méthode d'accès à la lumière, j'en fais désormais un usage étendu puisque je vais jusqu’à l'appliquer à la recherche du sentiment de l'Unité primordiale.

Flottement du vouloir

Lorsque j’examine au temps t le fonctionnement de ma propre volonté, je vois bien que le vouloir (forme mobile) est un acte mental destiné à générer un voulu (forme fixe) en vue d'un acte extérieur (le faire ou plutôt l’à faire). Dans cette séquence complexe, le jugement (la raison) sert de guide incertain, peu sûr de lui. Au temps t donc, je me mets en demeure de prendre position par rapport à mille questions auxquelles j'apporte, simultanément, provisoirement et fictivement, quatre réponses : (1) je voudrais, (2) je ne voudrais pas, (3) je voudrais ne pas, (4) je remets à plus tard. Lorsque l’horizon du faire ne se profile pas de manière impérieuse, mon indécision peut macérer dans son propre jus, jouir d’elle-même. Qu'il est bon en effet de ne pas vouloir, ou plutôt de laisser au vouloir, en tant que processus, tout ce qu'il a de conditionnel !

Cette mobilité et ce flottement du vouloir sont-ils autant de signes de la liberté humaine ? Oui, quand il y a peu de risque qu’elle nuise gravement à la conduite de la vie, ce qui est mon cas actuellement. Est-ce une liberté de nature métaphysique, quelque puissance qui m'a été concédée de toute éternité en tant que membre de l’espèce ? Cette idée me plaît assez, mais je ne veux pas forcer ma croyance précipitamment. La seule chose que je puis affirmer aujourd’hui c'est que le vouloir, en tant que voulu hypothétique, n'est en rien aliéné au nécessaire. Le voulu, - c'est-à-dire le vouloir qui finit par se figer en une forme prête à s’engager dans le faire, - peut être décrit comme le produit combiné du jugement et de l’énergie vitale. Il n'est pas lié à une nécessité, à l'effet implacable de causes immédiates. Au contraire, son déterminisme (d’ailleurs tout relatif) m’apparaît essentiellement comme l'effet du futur sur le présent. On s'engage dans le présent en anticipant ce que pourrait être l'avenir mais on n'est pas contraint à le faire, donc à le vouloir vouloir, pas plus qu’à vouloir le vouloir.

Est-ce que Dieu ne nous obligerait pas un peu quand même ? Au moins dans certains cas, dans certains secteurs de notre volonté ? Au niveau individuel, c'est très improbable. Et c'est ici le seul plan qui m’intéresse car s'agissant de toute l’espèce, il est certain que l'homme est moins « nécessité » que l’animal, qu’il a acquis cette liberté de moduler son vouloir et son agir sur les anticipations fluctuantes de l'avenir et pas seulement par réflexe et automatisme. Est-il besoin de l’écrire ? Oui.

Cause physique et condition logique

C'est une déficience courante de l'esprit - qui doit peut-être être mise au rang des tares génétiques de l’espèce - que de confondre cause et condition. Cette confusion en entraîne une autre : celle entre causalité et logique, entre production d'un événement et inférence d'une proposition. Ainsi, quand on parle de condition nécessaire et suffisante, notion logico-mathématique, on pense à tort cause nécessaire et suffisante. Or une cause n'est rien d’autre qu’une cause, tandis qu'une condition a deux statuts différents selon les règles de la logique. Ainsi, une proposition p est-elle une condition nécessaire à la proposition q, si q ne peut être vraie qu’à condition que p soit vraie. Mais cette condition peut ne pas suffire à elle seule pour faire que q soit vraie. Une proposition p est une condition suffisante à la vérité de la proposition q si elle suffit à elle seule pour que p soit vrai. Une condition suffisante au point de vue logique est-elle nécessaire ? Non, par forcément, car il peut exister d'autres conditions suffisantes que q. On peut donc définir un troisième statut : celui de condition nécessaire et suffisante, définissant une proposition p sans laquelle q ne peut être vraie et qui suffit à elle seule à valider q. À noter, que dans ce cas, q a aussi pour p le statut de condition nécessaire et suffisante. Une parfaite réversibilité qui montre bien que la condition logique n'a rien à voir avec la causalité, laquelle implique une séquence temporelle, complétement étrangère à la logique propositionnelle. C'est comme si l’esprit, fréquemment, spontanément et erronément, assimilait l’inférence logique à un mécanisme physique impliquant une séquence temporelle.

Usage

Les gens dits entreprenants, ou d'initiative, capables d’imprimer à tout prix leur marque sur le réel, donnent l'impression d'une grande liberté. Je n’en suis pas sûr. On pourrait juger au contraire qu'ils usent du réel faute de pouvoir user d’eux. Le soi envisagé comme sujet d'usage prévient selon moi bien des gâchis et des gaspillages.

Avatars, hypostases, jouets

Ces dernières années, j'ai nié avec insistance l’unité de l’être dans le temps et noté à quel point m'étaient étrangers ces avatars de moi qui se sont succédé dans le passé. Aujourd'hui je suis convaincu que l'unité de mon existence est purement rétrospective, qu'elle ne résidait pas dans un projet mais dans une fin dont mes diverses hypostases n'eurent pas conscience mais qui a fait son chemin à travers elles. A présent, ces personnages prennent un nouvel intérêt en tant que jouets d'un dessein qui les dépassait. Au-delà de leurs inconséquences, ils ont eu le mérite, qui me les rend plutôt sympathiques, de préserver les possibles.

Détachement

Tout le tourment vient de cette volonté forcenée de m'appartenir. Alors qu'il suffirait d'user de moi comme d'un esprit-corps non rattaché personnellement au cosmos, de ne retenir de moi que l'esprit philosophique qui, une fois le moi mis entre parenthèses, se sent capable de décrypter de manière désintéressée les signes du monde. Abandonner en somme - et le moment est arrivé - toute préoccupation existentielle. Détachement volontaire, non seulement des autres, cela ne date pas d'aujourd'hui, mais de celui que j'appelle moi, phase essentielle dans la conquête de la dignité intérieure.

[Note 3]

Je retrouve ici la recherche obsessionnelle du statut d’objectivité radicale par lequel le sujet revendique pleinement son pouvoir d'exploration poétique du réel tout en élidant de lui ce qui y fait obstacle, c'est-à-dire le soi proprement dit, le souci d'être et de devenir, la peur de la mort, le besoin du salut. J'en suis toujours là quelques années plus tard. Je n'en démords pas et, sur cette conviction fermement établie, je devrais maintenant entrer en matière.

Connaissance première

Ayant perdu toute obsession du salut personnel, j'ai restreint la pratique de la philosophie à l'acquisition méthodique d'une connaissance première, d'une gnose à emporter le jour venu, et que j'aurais patiemment édifiée à partir de principes généraux hérités des métaphysiques antiques (Platon, Aristote, Stoïciens et Épicuriens) et des cosmologies contemporaines (voir par exemple les ouvrages de Jacques Merleau-Ponty). Rien à voir à première vue avec le sort de ma petite personne. Et pourtant ce travail si distancié de l'esprit ne vise-t-il pas à inscrire ma trajectoire individuelle dans le temps, et, le comble : hors du temps !

[Note 4]

C'est l'écueil évidemment mais il n'est pas fatal. La gnose, quels que soient son thème et ses fins, transcende, par nature, les préoccupations purement existentielles du sujet et efface sa présence au cœur même de son étude. Idéalement, ce n'est pas sa propre trajectoire qu'il inscrit dans et au-delà du temps, c'est celle d'un Tout duquel il finira par ne plus se distinguer.

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Ma liberté

Ma liberté, si cette expression veut dire quelque chose, s'accroît du moi que j'en soustrais. Elle est une aspiration au vide, se vit dans l'immédiat présent et ne se prolonge ni dans le futur ni dans l'ailleurs. Elle ne suppose aucune exigence intérieure. Pour l'exercer je dispose de mes sens, de mes sentiments et de la culture dont je suis le dépositaire, avec, en premier lieu, la langue française

Les mots indiscernables

La pensée philosophique est un chemin que l'on trace entre les repères instables que sont les mots. Souvent un mot prend une valeur tellement magique qu'il s'installe dans la place sans qu'on y prenne garde, allant même jusqu'à se rendre indiscernable. Ainsi pour le mot "libre". La logique devrait traquer dans les propositions les mots qui ont perdu toute signification objective.

La Pornographie de Gombrovicz

On est tenté dans un premier temps de faire la comparaison avec les Liaisons dangereuses. Deux adultes pervers essaient de s'introduire dans la vie de deux jeunes gens au sortir de l'adolescence, qui les fascinent par leur beauté animale et par l'attraction qui semble les pousser l'un vers l’autre. Si l'on s'en tient à l'épure, le récit décrit la manipulation de cette partie de l'instinct érotique de la jeunesse qui répond au désir des adultes vieillissants. Ces deux mondes érotiques, la jeunesse et la maturité, ne sont pas fermés l’un à l'autre. L'adulte mûr frappe à la porte de l'adolescent mûr, lequel se montre sensible à cette sollicitation et finit par y répondre au-delà de toute attente et en pleine réciprocité. Il ne s'agit pas ici, évidemment, d’en venir à un quelconque acte sexuel. La pornographie, érotisme poussé dans ses derniers retranchements, mérite mieux. Il s'agit ici d’abord de symboliser, de manière sophistiquée, en poses artistiques, l'amour physique le plus échevelé, afin d’être en mesure de le dépasser, puis, dans un second temps, de passer à un acte à la hauteur de la situation, à savoir le crime, le crime complice commis envers un tiers.

L'analogie avec les Liaisons dangereuses est finalement superficielle. Il y a bien dans l'un et l’autre cas une manipulation des jeunes par les adultes, mais dans la Pornographie, les jeunes sont conscients de ce que les adultes attendent d'eux et ils y répondent en parfaite connaissance de cause. Ils sont conscients de leur pouvoir d'attraction et parfaitement dépourvus de naïveté malgré leur caractère primitif. Ils partagent le désir du mal avec leurs aînés. A la différence des Liaisons, l'enjeu n'est pas la possession érotique du faible par le fort. Celle-ci est dépassée - on pourrait dire dialectiquement - par le crime de sang, un crime accompli en toute complicité à l'encontre d'un tiers et au nom d'un pacte avec le diable.

Sylvie de Nerval

Sylvie de Gérard de Nerval, que je relis pour mieux comprendre l'essai de Georges Poulet : Sylvie ou la pensée de Gérard de Nerval (dans Trois essais de mythologie romantique). L'amour idéal et inaccessible (Aurélie la comédienne à travers Adrienne la religieuse à moins que ce ne soit le contraire) versus l'amour réel et familier (Sylvie). C'est un lieu commun qu'on retrouve dans tant de romans mais aussi dans les vraies vies, comme la mienne. Pour moi les amoureuses étaient des amoureux, mais le dilemme n'a rien de fondamentalement différent. Quand on est jeune et très idéaliste, comme je l'étais, on met la barre très haut. Et, bien entendu, on la met à une hauteur telle que la réalisation (comme par exemple de vivre ensemble pour la vie) en devient impossible. L'idéalisme amoureux est une forme de négation de la réalité qui renvoie l'amoureux à lui-même, qui l'emprisonne dans son dilemme et le dispense d'engagement avec l'autre.

Conflit si banal, si automatique chez certains, que l'intérêt et la beauté de la nouvelle de Nerval ne réside évidemment pas dans cette tension entre idéal et réel. Non, la réussite de cette œuvre majeure de la littérature française réside pour moi dans le rendu de la fuite du temps s'effectuant selon plusieurs paliers, dont les trois principaux sont les suivants :

Temps A (suggestion). Le narrateur parisien, amoureux transi et éconduit d'une comédienne (Aurélie) est rappelé à son enfance dans le Valois à la lecture dans le journal de l'annonce d'une fête traditionnelle ; arrivé sur place, il retrouve certains des protagonistes de son enfance dont Sylvie, une dentellière du pays qu'il a aimée autrefois et à laquelle il reste attaché par un amour véritable, partagé, raisonnable et néanmoins demeuré chaste.

Temps B (résurrection). Grâce à elle, Sylvie, l'évocation du passé fait ressurgir l'amour idéal pour Adrienne, jeune fille de l'aristocratie vouée au couvent, amour impossible qui s’identifie confusément à celui que Gérard ressent pour Aurélie la comédienne.

Temps C (désillusion et dégradation). Temps majeur qui se décompose lui-même en plusieurs paliers. Retourné plus tard encore sur les lieux, ceci à plusieurs reprises, le narrateur assiste à l'installation progressive de Sylvie dans sa nouvelle vie de femme mariée, emportant avec elle les souvenirs de l'enfance.

Cette fragmentation du temps vécu du souvenir aboutit, en dernier ressort, à sa dégradation irréversible. Le temps de la résurrection qui, chez Proust, est associé à une transcendance salvatrice, est au contraire ici le point culminant d'une courbe qui conduira à la chute. De ce point de vue, Nerval est plutôt dans la lignée de Chateaubriand et des Mémoires d'Outre-Tombe et de la Vie de Rancé. Mon analyse est bien sûr trop réductrice : ces paliers multiples du temps de la mémoire se télescopent dans le récit ; Nerval passe subrepticement d’un palier à un autre, pour revenir plus tard au premier, et prend ainsi soin de nous égarer dans les méandres de son propre esprit (souvent Chateaubriand procède ainsi également).

Puisqu’il s'agit ici, principalement, de rendre compte des résonnances des lectures dans mon aventure intérieure personnelle, je voudrais noter que pour moi, contrairement à Nerval et à Chateaubriand, et à l'instar de Proust, la mémoire doit s’entendre comme une force positive qui, loin de désagréger le temps, le crée, l'instaure, lui confère sa consistance. Peut-être que le temps est uniquement mémoriel, sans fondement ailleurs que dans l'esprit. Peut-être que le temps n'est qu’un voyage spirituel, un voyage dont je n'arrête pas de faire les préparatifs sans me décider à prendre la route.

Bien que j'insiste ici sur les implications métaphysiques de cette nouvelle, ce qui m'a le plus séduit c'est l'infinie humanité qui se dégage du récit. Sa douceur, son respect pour les êtres, pour les humbles, pour les traditions populaires remontant au paganisme. Son ancrage dans la géographie du terroir historique qu'est le Valois (entre autres : les influences florentines apportées par les Médicis, Henri IV et Gabrielle d'Estrées, la tradition néo-classique des philosophes du XVIIIe, particulièrement en matière architecturale). Pas d'intellectualisme ici, juste une vision fraîche et réconciliatrice de la vie provinciale, rousseauiste en diable, idéalisée donc, mais vraie car sans clichés ni notations trop folkloriques. Le plaisir du lecteur est lié ici à la redécouverte en lui d'une force aimante, presque virginale, trop souvent délaissée mais encore intacte.

La volonté floue

C'est vertigineux de réaliser qu'au même moment nous pouvons vouloir, ne pas vouloir, et vouloir que ne pas. La concomitance de ces trois possibles en nous donne du crédit à l'idée que nous sommes libres de vouloir ce que nous voulons. Mais cela rend compte aussi, a contrario, de la situation si fréquente d’irrésolution dans laquelle les possibles s'affrontent simultanément dans notre for intérieur nous laissant impuissants à faire un choix, et, qui plus est, à passer à l'acte. Si l'on y regarde de plus près, on perçoit le biais qui nous laisse croire que tous les possibles siègent en nous en même temps, et qui nous donne ainsi l'illusion de la liberté. En fait l'arbitre permanent qui est en nous, est à chaque instant soumis à des déterminants multiples et fluctuants ; il est littéralement ballotté par eux à l'échelle infinitésimale du temps. Il en résulte, selon le cas, une impression de totipotence ou, au contraire, d’impuissance. Lorsque nous ne sommes pas contraints à agir, c'est l'impression de liberté qui domine : tout est encore possible, alors pourquoi ne pas faire durer le plaisir. Lorsque l'action s'impose au contraire et qu’il faut prendre une décision, c'est alors l'impression d’impuissance qui prend le dessus. Mais dans les deux cas le sujet-agent n'est rien autre que le lieu où toutes les causes déterminantes s’affrontent selon un rapport qui fluctue à chaque instant t. La volonté (ce que du moins la philosophie appelle volonté) n'est donc pas libre et, pis, ces deux notions, volonté et liberté, n'ont selon moi rien à voir l'une avec l'autre.

La seule différence qualitative qui existe entre les personnes, de ce point de vue, réside dans deux facultés (ou groupes de facultés) individuelles : (1) l'aptitude au jugement sur la situation présente qui identifie et analyse les raisons et les causes qui nous inclineraient d'un côté plutôt que d'un autre ; (2) la force de volition, ou acte de la volonté permettant de franchir le pas séparant le vouloir du faire. C'est d'ailleurs à cette deuxième faculté que se rapporte le sens familier du mot volonté. Tout est ici si subtil qu’on a vite fait de conférer à la volonté humaine, considérée de manière grandiloquente dans les vieux traités de philosophie comme une "puissance", pourvue d’une dimension métaphysique que, selon moi, elle n'a pas. Je me contenterais volontiers de l'analyse psychologique contemporaine.

Je crains que le concept philosophique de volonté ne reste à jamais flou pour moi, tout comme celui de liberté. Lorsqu’ils ne sont pas accompagnés des qualificatifs appropriés et mis très concrètement en situation, lorsqu’on les brandit comme autant d’entités métaphysiques nues, ces mots m’apparaissent chacun comme un tonneau des Danaïdes qu'on n'en finit pas de remplir et de vider. La lecture de A. De Libera (Cours de 2016 du Collège de France sur la Volonté et l'action) aura au moins servi à dégonfler une baudruche de plus.

Le raisonneur invisible

Le temps est syllogisme, et le syllogisme temps. Le syllogisme introduit la qualité dans le concept de temps. C'est un temps utile, un temps qui progresse. C'est du temps humain et dans l'absolu il pourrait être contracté jusqu'au zéro. On peut en effet imaginer que pour Dieu, pour lequel le temps n'existe pas, l'activité syllogistique, aussi complexe soit-elle, est instantanée, au sens absolu du terme. Et il est si tentant, pour nous aussi, d’abréger le temps du raisonnement et de la délibération (à défaut de les abroger), si tentant de se dispenser de la mineure ou de la majeure des syllogismes, si excitant de sauter ainsi d'un enthymème à un autre, et ainsi jusqu'à élider toutes les étapes intermédiaires. Si tentant de se laisser guider par le désir de ce qui suit, celui de transgresser, et de permettre ainsi au péché de s’insinuer dans le processus. Le désir humain est-il une stratégie de raccourcis pour d'atteindre plus vite au but, à la jouissance ? Comme le désir, l'intuition se présente sous la forme d'une synthèse spontanée, irraisonnée et s’imposant immédiatement à la conscience. Quel est, dans les deux cas, le raisonneur invisible qui effectue le travail pour nous ? L'inconscient ? Le Daimon ?

Le regard croisé des Formes

La plénitude est implicite dans le concept de "choses". Pas une chose sans une infinité de choses. Elles s'affirment ensemble, dans un réseau qui fait prise, d'emblée. Qui dit une dit une infinité. Un élément du monde sensible, quel qu'il soit, n'est pas à lui-même sa propre justification. Sa présence au monde n'est établie que par d'autres présences. Cette intuition respecte le jaillissement et le foisonnement de la Création qui n'est pas une fabrique rationnelle, respectant des étapes, mais l'effet instantané des regards croisés que les Formes se portent les unes sur les autres. D'emblée tout est là ; d'emblée toutes les choses sont engendrables. Le temps est artéfactuel et, partant, l'évolution l'est aussi.

Janvier 2024

jean.de-rycke@orange.fr