Je décrirais la conscience comme un aimant rassemblant tout ce qui pourrait constituer le soi à un moment donné, le soi formant quant à lui un noyau toujours changeant, en aucun cas assimilable à l'être. La conscience de soi émerge assez tardivement dans la vie si j'en juge par mes souvenirs d'enfance et de jeunesse. Avant la fin de l'adolescence, ma vie n'était pas dirigée par un tel sentiment intérieur. Passé ce cap, je suis frappé en revanche par le nombre de sursauts, souvent dramatiques, où le soi s'est ressaisi pour mieux affronter son destin, comme dans un processus de survie ou d'adaptation. Frappé aussi par ces crises où je m'évadais dans un contexte plus vaste que la réalité pour me libérer des vicissitudes du présent. Dans tous ces cas, la conscience de soi m'a servi de guide pour mieux me conduire dans l'existence, quelquefois au prix d'une fuite hors du réel. A présent son rôle pourrait se relâcher car je n'ai plus tant besoin de m'adapter au monde réel. Je pourrais ainsi recouvrer l'inconscience relative de l'enfance. C'est le contraire qui se produit: la conscience de soi s'assigne une fin plus exigeante et plus noble encore et c'est évidemment la raison d'être de ce journal.
Je voudrais me convaincre de l'existence d'un terme de la pensée philosophique, d'un état de la réflexion personnelle menant à la formulation d'une doctrine définitive. La difficulté, j'en conviens, c'est de réaliser que ce terme a été atteint. Il est des périodes de l'existence, quelquefois très précoces, où il semble que nous ayons trouvé une position éthique définitive. Mais ce n'est souvent qu'un avant-goût de ce qui s'imposera définitivement beaucoup plus tard. Ainsi fut pour moi prémonitoire le scepticisme très sombre que je professais entre 30 et 40 ans (lecture de Cioran en particulier). C'était une puissance corrosive mais salutaire, vouée à déboucher sur autre chose, sur des conceptions éthiques plus apaisées. Plus tard, en effet, j'ai retrouvé le scepticisme mais sous une forme littéraire, donc esthétique, délestée de sa radicalité et associée à un idéalisme consolateur (Gautier, France, Loti, Proust). Et au fond cette expression apaisée et essentiellement poétique du scepticisme universel, me semble bien l'ultime resserre spirituelle, où jamais la puissance d'étonnement ne s'épuise. J'aimerais idéalement que se mesurent en moi, dans une sorte d'affrontement créatif qui ne modifie pas les lignes, d'une part le détachement philosophique, forme apaisée du scepticisme (Montaigne), et d'autre part l'ubris philosophique, respectueuse de la vie mais destructrice des valeurs consacrées de la morale et de la métaphysique (Nietzsche).
Ce journal est né de ma volonté de raviver la perception intuitive de ce qu'il est convenu d'appeler les premiers principes, notions élémentaires dont on perçoit le fondement en notre esprit et auxquels on cherche à donner une expression personnelle. Je me suis donc d'emblée et délibérément établi au point de vue de la métaphysique. Je craignais qu'avec le temps, avec l'usure de la vie, j'avais perdu ma réceptivité au temps, à l'espace, à la lumière, et que dans cette déperdition mon être lui-même, que l'être en général, m'échappait. Et j'espérais que j'étais encore capable d'être initié à ces dimensions fondamentales de la vie par l'étude profane de quelques philosophes.
Je n'ai pas fait de grands progrès sur les premiers principes car très vite la notion de l'être a pris le pas sur celles du Temps, de l'Espace et des Éléments et des Formes du monde. J'ai consacré à l'être assez de temps pour le ruiner dans mon esprit. La conséquence la plus évidente de cette première phase de réflexion a été en effet l'anéantissement de l'idée du Dieu personnel, mais aussi de celle de l'être individuel qui lui est commensale. Travail salutaire qui met fin à des années de marasme spirituel. La préoccupation ontologique, occulte et rampante, accompagnée de cette excroissance monstrueuse qu'est la pensée de Dieu, vient trop souvent en travers des jouissances de l'existence, tout particulièrement celles liées à la contemplation du monde ; elle occupe de manière totalitaire le terrain de la métaphysique, allant jusqu'à empiéter sur celui de la sensibilité. A cause de son exclusivisme, elle entrave l'accès à l'émerveillement qui s'offre à chaque détour du chemin, l'accès à la beauté du monde étant conditionné au relâchement des réflexes de survie et de perpétuation de l'individu, au renoncement à l'être pour l'Être.
Les moments où l'on se redresse, où l'on revendique sa dignité d'homme non pas face à la société, qui est une prison, mais face au cosmos, ou à une instance transcendante dont je ne connais pas la nature : ces moments-là, peu nombreux dans une existence, ainsi que les circonstances et les lieux dans lesquels ils se produisent. Il faut se garder d'en rendre compte avec les mots de tous les jours. Il faudrait s'appeler Rimbaud, ou Kafka, pour être capable de suggérer la noblesse de ces phases essentielles, pour débarrasser l'héroïsme individuel de toute la gangue de trivialité que la vie y ajoute et que le langage exacerbe, pour placer l'homme sur sa juste orbite, ou alors pour en faire une noble chose de la nature.
L'existence n'est pas tant la réalisation de ce qu'on voudrait être que l'élimination de tout ce qu'on ne voudrait pas être. Certains renoncent très vite à cette difficile tâche, si jamais ils l'entreprennent en conscience, et se contentent d'emprunter aux modèles ambiants, de se conformer tantôt à l'un tantôt à l'autre. Quant à moi, j'ai résisté au mimétisme social, y compris à celui qui aurait consisté à croire que ma différence me mettait à part. J'ai même probablement tellement résisté à tous les modèles que je suis devenu un homme sans qualités. Si j'avais à écrire ma biographie, je pourrais ainsi montrer l'effacement progressif d'une personnalité refusant, une fois passé le seuil de l'enfance et sans véritable lutte intérieure, toute forme d'identification sociale.
Si pourtant : il y a un modèle auquel je me suis conformé constamment toute la vie : celui du bon sujet remplissant loyalement ses devoirs et recherchant l'estime d'autrui. On pourrait dire que j'ai adopté cette défroque pour passer inaperçu. Mais c'est surtout par manque d'audace que j'ai préféré me fondre dans le monde. Comment, avec toute cette réserve intérieure et ce déficit de connivence sociale, ai-je pu réussir professionnellement et rester adapté à mon monde ?
Ma personne ne constitue ni une unité ni un tout, mais je demeure persuadé que mon existence montrerait une certaine continuité si je parvenais, par l'écriture, à restituer les étapes de mon itinéraire intérieur. Attester la continuité de l'élan organique qui m'anime depuis que j'ai conscience d'être relié à une instance transcendante qui s'est manifestée à moi à certains moments-clés de l'existence. Ces moments éclairants et édifiants sont parfaitement repérables. Je pourrais presque à l'instant en dresser la liste. Mais l'enquête rétrospective est-elle sage ? N'est-il pas dangereux de remuer les sédiments de la vie ? Puisqu'il s'agit de continuer à vivre, une vague perception sera bien suffisante.
Quand même, juste pour aller un peu plus loin. Dans quelles circonstances me suis-je redressé pour la première fois, après l'adolescence ? Où et quand ai-je décidé pour la première fois que je ne m'abandonnerai pas passivement au flux de l'existence et que je ne laisserai pas les autres dicter mon sort ? Quel fut le point départ du dialogue, devenu dès lors permanent, entre ma conscience et ce qui la dépasse ? Précédemment dans ce journal, j'avais fait de la conscience l'instance de retour vers le soi mais aujourd'hui je la vois plutôt comme la veilleuse en nous de l'ordre cosmique, capable de nous faire entrapercevoir l'au-delà du monde et nous faire quitter notre enveloppe d'animal social.
Je crois pouvoir faire remonter cette interrogation essentielle à l'âge de 15 ans quand j'ai compris que j'étais différent et que mon orientation sexuelle aurait des conséquences pour la vie entière. La chance qui m'a été donnée dès ce moment c'est de ne pouvoir faire le départ entre le désir et le sentiment amoureux. Cette association entre le désir et l'amour me fut d'emblée naturelle et l'âme a tout de suite parlé au corps pour lui donner la juste mesure des choses. J'ai vite senti qu'un désir, a priori troublant, mais qui voulait du bien à l'autre n'était pas une anomalie. J'insiste sur ce point pour montrer le rôle positif du dialogue de la conscience avec des valeurs supérieures, indépendantes des codes sociaux et des préjugés. L'amour est la vie-même ; il nous met à l'écart de la société et nous en émancipe en nous plaçant dans l'ordre universel.
Si l'on n'est pas d'abord fidèle à soi, à qui peut-on l'être ? La fidélité à soi commence par la réconciliation avec son passé. Il n'est pas possible de continuer à vivre sans ressentir cet accord intime avec ce que j'ai été. Si je ne vais pas à la recherche de ces moments où ma conscience a fait un grand pas d'écart, alors je ne conserverai de mon existence que le souvenir de tribulations contingentes traduisant un pur asservissement au temps. Aujourd'hui que j'ai le privilège d'être une conscience nue se suffisant en quelque sorte à elle-même, j'ai les moyens de me pencher sur mon passé d'une manière positive et de reconstituer les étapes d'une libération commencée de longue date. Il me semble que je n'ai vécu que pour me protéger des vulgarités de la vie, que cette mise en garde permanente a été ma vie elle-même.
Souvenirs qui s'imposent malgré moi. Dans la catégorie des grandes interrogations de la conscience, je revois cette superbe pinède aux senteurs de l'été tout près de l'océan dont je perçois encore le bruit des vagues. Les oiseaux étaient insensibles à ma plainte intérieure. La nature elle-même n'était d'aucune consolation. J'étais véritablement seul face à un moi qui semblait s'esquisser. J'avais 20 ans. C'était la première fois que je prenais conscience du tragique de l'existence. Je n'étais pas seul à ce moment précis. Il y avait des gens de mon âge dont la plupart ne me semblaient pas avoir franchi le seuil. Ils étaient encore dans l'enfance tandis que moi je subissais la grande initiation. La vie dévalait devant moi de manière inexorable et je comprenais qu'il faudrait désormais résister et rester vigilant, me prendre en mains. Il y eut l'avant et l'après.
Il y a des choses que je peux écrire sans retenue avant l'aurore. Je fais alors vivre mon avatar idéaliste, spiritualiste et mystique, personnage auquel l'homme de l'après-midi, sceptique et critique, est étranger, qu'il juge même ridicule. C'est la preuve que plusieurs êtres vivent en nous, pas seulement ceux, innombrables, qui se succèdent au long de la vie, mais aussi ceux qui se disputent en nous au cours d'une seule journée. Le personnage du petit matin est parfaitement sincère et authentique. Comme tous les autres avatars dont je suis fait, son existence est conditionnée à ma capacité à parler de lui, soit par l'écrit, soit, dans l'ordinaire de l'existence, par le monologue intérieur. Chacun a son heure, chacun à son heure. Chacun a son langage, chacun à son langage.
(1) Rejet de l'idée de l'unité et de l’être en soi. Stade de réflexion extrêmement fécond qui liquide nombre des interrogations (ontologie, éthique et théologie notamment) remplissant les traités de philo mais qui me sont devenues artificielles. Selon cette nouvelle vision, la recherche du soi est une quête impossible.
(2) Évidence de la multiplicité de nos façons d'être au monde, envisagées comme autant d'avatars de soi qui se succèdent au cours du temps où qui se concurrencent en nous au présent. Cette évidence remet en question la notion de caractérologie qui m'a un temps retenu (et dont je ne me suis pas assez fait l'écho dans ce blog). Ce que je remets en question dans la notion de caractère c'est tout ce qui pourrait relever d'une conception essentialiste de l’individu. Je m'explique ainsi pourquoi Sainte-Beuve n'a jamais abouti dans son entreprise de faire une typologie des personnages qu'il décrit dans ses Lundis. Ce qui s'est finalement imposé à lui, comme à Saint-Simon, comme à Proust et aux autres, c'est que l'individu humain, comme toute plante, est surtout intéressant par la variété des façons de se présenter au monde.
(3) Affirmation de la conscience de soi, expression en nous de la volonté, force de nature biologique indissociable de l'aperception de notre propre corps, mais aussi tremplin de l’âme qui, elle, est capable de s’affranchir du corps. Je reste dualiste tout en sentant qu’il faut que je revienne sur cette question de l’âme comme appel vers l’ailleurs, ou vers l’altérité, alors que la conscience de soi est avant tout rattaché à son quartier général.
(4) Indissociabilité de la conscience de soi des outils de langage, conscience et langage étant entièrement coextensifs. La notion de langage englobe ici tous les systèmes complexes de signes, de mots, de symboles et d'images, compatibles avec notre organisation biologique. Je considère le langage est la base fondamentale de la conscience.
Il me semble aujourd'hui que cette façon de voir les choses revêt une certaine cohérence. Le scepticisme, qui se profilait comme conséquence de la ruine définitive des conceptions métaphysiques, éthiques et ontologiques, et dont j'avais cru pouvoir faire mon miel jusqu'à une période récente, semble dorénavant laisser la place à un certain optimisme sur le rôle et la puissance des signes et des langages, lesquels nous lient au monde et le structurent à notre intention.
Perte de réceptivité à certaines formes d'expression littéraire, notamment à la fiction (roman, nouvelles, contes). J'y reviens de temps en temps comme pour vérifier que ma résistance est bien définitive (par exemple ces derniers jours avec les Nouvelles fantastiques de Théophile Gautier, pourtant parfaites dans la forme). Il n'y a rien à faire. Je peux ressentir un plaisir extérieur, rester aussi admiratif qu'auparavant, mais la frustration domine car cet aliment ne me nourrit pas : il est devenu inassimilable.
La pensée crée originellement des solidarités entre les mots, les mettant en scène selon les règles ambiguës de la grammaire et de la linguistique. Mais cette alliance est fragile et temporaire : à force d'exercice, les mots, signifiants de la pensée, finissent par prendre le dessus et la signification s'altère, un processus qui affecte aussi bien le philosophe dans son cursus propre que la philosophie dans son développement historique. La pensée prend presque inévitablement le chemin de l'absurde (structuralisme par exemple) et c'est à titre de perversion du langage qu'elle est alors intéressante à étudier.
Conviction d’avoir trouvé la bonne formule en m'attachant à l'alliance étroite entre les mots, autrement dit aux faits de langage (Leiris), et la conscience nue – et non pas la pensée - qui s’exprime à travers eux.
Ce n’est qu’à leur insu que les faits de langage sont liés à la pensée. Ils n’ont pas été faits pour philosopher. Ils dérivent d’images primitives, des Idées et des Formes platoniciennes, des principes éternels en rapport au temps, à l’espace et aux quatre éléments.
L’image, après un long détour par l’inconscient, le rêve et l’imagination, finit par surgir dans la conscience, comme au premier matin. Le mot s’impose alors comme résurgence d'une source perdue, comme remémoration d’une image primitive. La poésie peut alors commencer.
Quel genre d’universalité peut-on accorder aux choses perçues ayant un mot pour les désigner ? Je pense ici à l'analyse littéraire des quatre thèmes élémentaires - feu, eau, air et terre - par Bachelard. Chaque élément nommable de chacun de nos univers, du plus intime au plus éloigné, est-il essence ou substance ? Un jour je suis persuadé d'y voir une essence, le lendemain un mode de la substance. Et ces jours mis ensemble enrichissent mon intelligence du monde. Dans tous les cas, le langage est le dépositaire de la vie cachée des images. Surgissement, évidence, mobilité, confusion, métamorphose. M’abandonner au pur langage, faute de pouvoir m’appuyer sur des concepts, ne signifie pas renoncer à la promesse d’une révélation transcendante. Au fond je suis réaliste au sens que les scolastiques donnaient à ce qualificatif : je crois que chaque mot contient réellement sa part d’universel. Les mots, en tant que signes vivants (qui, réunis, constituent le verbe), seraient autant de sésames vers l’intelligence des premiers principes.
Je ne suis plus rebuté par le caractère inépuisable des conceptions humaines, illustration de la plénitude du monde. La philosophie, comme discipline intellectuelle, a tendance à réduire la complexité et à rechercher la bonne solution selon des critères qu'elle voudrait irréfutables. Postulant l'Un ou le Tout, ou, quand elle est acculée à l'impuissance, le Zéro, elle n'aime pas l'irréductible. Moi aussi j'ai pensé que chacun avait besoin de se fabriquer un message simple à emporter, un système ou un Dieu, bref une opinion ferme qu’on peut transporter avec soi comme un lare domestique. Mais peu à peu ce besoin m'a paru artificiel. La simplification philosophique s'accorde plus facilement à l'unité et la totalité qu'à la plénitude et à la variété. Lorsque c'est à contrecœur qu'on renonce à la simplification philosophique, alors on devient pyrrhonien, sceptique ou nihiliste. Si c'est de plein gré, on entre plus facilement en sympathie avec l'universel, l'esprit étant disposé à accueillir tout ce qui vient à sa rencontre. A quoi sert le doute radical ? Le nihilisme n'est-il pas orgueil et clôture ? Sceptique je ne l’ai été qu'un moment. J'ai vite compris que la solution n'était pas à ma portée de toute façon, qu’il fallait chaque matin reprendre la cueillette des signes au cœur desquels gît le mystère et non pas attendre qu'ils viennent se conformer docilement à mon intelligence.
La lecture comme appel à une forme de conscience primitive, plutôt une subconscience qu'un inconscient (Bachelard faisant référence à la permanence en nous de la perception des éléments), occultée par l'existence mais susceptible d'une renaissance via un langage personnel. Mes livres de prédilection (philo, essais littéraires) sont pourtant surtout au service de l'intelligence conceptuelle. Ne devrais-je pas plutôt me plonger sans plus attendre dans le bain de la poésie ? Pourquoi utiliser la médiation des concepts pour parvenir à l'essence des choses alors que je suis convaincu que les lieux communs de la pensée font obstacle à la réception poétique du monde. J'aimerais bien sûr ne pas en rester à ce stade ; je l'aurai dépassé quand j'aurai trouvé un langage personnel.
Considérer l'immense majorité du corpus philosophique comme le produit d'un excès de pensée s'apparentant aux conceptions préscientifiques sans garde-fou du siècle dit "des Lumières" (cf. Bachelard dans la Formation de l'esprit scientifique) et qui doit son intérêt à cet excès-même. Une bonne illustration serait la radicalité logique du système de Spinoza, aussi insensé que la christologie mais capable comme elle de prendre racine dans les esprits et, en fin de compte, de leur faire du bien. Quand j'écoute Alain de Libéra dans ses conférences du Collège de France sur la philosophie du Moyen-Âge j'ai quelquefois l'impression d'une profonde ironie chez lui, et qu'au fond l'intérêt qu'il attache à la matière de son enseignement est parfaitement détaché. Les aberrations de la pensée sont intéressantes dans le cadre d'une tératologie de la pensée, une tératologie qui prendrait en compte les aspects génétiques et dynamiques du développement des idées et qui tenterait d'élucider comment on engendre des monstres viables. C'est pour ça qu'il faut lire Nietzsche, philosophe contempteur de la philosophie, tout en détectant ses propres déraillements, lesquels sont loin d'être anodins.
Ma petite enfance n’a pas laissé d’empreintes marquantes dans ma mémoire, à l'exception peut-être de quelques humiliations. Je me contentais d’être là : l'école, la maison, la plage, le sable, la forêt, le bruit de la mer et l'odeur des pins, les jeux avec les camarades. Peu ou pas de conscience de ma présence et de ma résistance au monde ; aucune forme d’appropriation du monde matériel, notamment d'objets particuliers - cette différence avec le Leiris de la Règle du jeu me frappe. Je me demande si je ne refoule pas mes pensées d'enfance dans les cryptes de la mémoire, dans des réduits si intimes qu'aucune voix ne peut aller les y dénicher. Seule une fiction pourrait artificiellement donner corps à ce quasi néant, formé de choses probablement insignifiantes et, à ce titre, incomparablement plus intéressantes que les autres (Leiris encore).
Les idées sont les degrés d’un escalier sans fin. On ne s’arrête pas longtemps à une pensée : elle en appelle toujours une autre. Quelle dérision ! De la philosophie il n’y a de stable que les lieux communs de la sagesse à destination des lycéens, et dont je me soucie comme d’une guigne, même quand ils sont bien dits !
Admettre que mon monde intérieur est fini, ce serait l'animer uniquement de ce que j’ai déjà reconnu comme mien. Pourtant chaque jour apporte son motif d’égarement et de dispersion. Tant de choses extérieures m'attirent que je ne sais plus où donner de la tête. J'ai l'impression que mon éclectisme est un échec.
Certains comprennent tôt dans la vie combien ce repli sur le monde familier est sage. Est-ce délibéré ? Y ont-ils réfléchi ? Je parle de sagesse, mais y a-t-il des penseurs consacrés qui ont fait l'éloge du fini comme signe de la sagesse ? On pourrait ranger des pyrrhoniens comme Montaigne ou Alain dans ceux-là, ou encore les pragmatistes comme W. James. Mais quand on passe en revue les grandes philosophies, on a l'impression que l'horizon de la sagesse est à jamais repoussé.
Aujourd'hui, je parle d'une pensée finie, proportionnée à la durée de l'existence humaine. Une pensée qui fait sa priorité de trouver une demeure définitive avant qu'il ne soit trop tard, afin qu'advienne le moment où elle pourra enfin se lover dans l'existence et jouir un moment de sa réunion avec elle. Il est légitime à mon âge de chercher le port définitif, c'est-à-dire le lieu imaginaire où je me tiendrai apaisé jusqu'à la fin. Alors je n'ambitionnerai pas d’être plus que je ne suis, d’être autre que je ne suis.
Chaque période de la vie a ses besoins et ses exigences propres. On ne vit pas à 65 ans comme à 40, ni dans son corps ni dans sa tête. On voit pourtant des retraités essayer de reproduire un modèle de vie extérieure très actif (sorties, voyages, associations, etc..), ou se créer des devoirs artificiels pour tuer le temps. Le monde alentour est encombré par l'activité absurde de retraités qui ne savent pas tenir en place. C’est bénéfique pour la consommation donc pour l’économie. Moi j'ai opté pour un régime au ralenti.
Ce qui est vrai pour l’activité extérieure l’est aussi pour la vie intérieure. De ce point de vue, j’observe deux tendances contradictoires en moi : me délester peu à peu de ce qui encombre, ce qui est raisonnable, ou continuer à accumuler, ce qui est absurde. Raisonnable de s'alléger pour mieux se rassembler avant l’ultime voyage. Absurde d'accumuler un savoir pléthorique, qui entrave le progrès sur la voie de la sagesse.
Percevoir ce qui se cache derrière les choses, renouveler ma perception des notions fondamentales telles que le temps, l'espace, les éléments matériels. C'était ma folle ambition au début de ce blog. Après m'être égaré sur le terrain périlleux de l'ontologie, je réalise, après quelques lectures superficielles sur la phénoménologie, que cette approche philosophique pourrait relancer ma curiosité pour l'ontologie et, plus globalement, pour la métaphysique. J’ai l’impression, sous réserve de confirmation, que la phénoménologie corrige la tendance de l'esprit humain à confondre l'essence des choses avec la visée de la conscience pour atteindre cette essence. Pour la phénoménologie, l'essence est postulée, jamais acquise. La phénoménologie est alors une forme d'ascèse, le sujet considérant l'objet dans la mesure où il se met en situation de le transcender. N'est-ce pas ce que j'essaie de faire ? L'ontologie est renvoyée à une tendance de l'esprit, à un désir du sujet percevant son objet et ne se présente plus comme une définition de l'objet sans rapport avec le sujet.
Au fond c'est consentir à déplacer la borne de l'esprit humain de l'absolu de l'essence (l'être sub specie aeternitatis) vers le relatif de l'existence. L'homme pressent les essences sans jamais pouvoir les atteindre, l'essence suprême étant Dieu. Cette préscience s'impose à lui d'abord comme un besoin irrépressible de l'esprit. Rejeter cette préscience sous prétexte qu'elle est vaine et non fiable reviendrait à amputer une partie des forces de l'esprit. L'objet est indissociable du sujet. Son essence, préfigurée par son existence, est conçue comme une visée dynamique du sujet percevant.
Pour certains, la liberté intérieure c'est donner libre cours aux multiples avatars du soi, aux sois de circonstance, dont la conscience serait en somme la régulatrice. Pour moi la liberté intérieure réside dans le choix du meilleur avatar, celui qui se rapproche le plus d'un certain idéal, surtout quand la vie extérieure n'impose plus de contraintes (survivre, gagner sa vie, acquérir la sécurité, la reconnaissance, etc.). Le soi idéal n’est pas définitif, c’est une tendance, un à venir.
L'obstination à vouloir comprendre les conceptions philosophiques a du bon tout de même, même s'il m'arrive quelquefois d'en douter. En lisant l'article Phenomenology du Stanford Encyclopedia of Philosophy, je réalise que mon souci d'accéder à l'au-delà des objets du monde réel sans en rester à une perception routinière, ressemble, en toute immodestie, à la conscience phénoménologique husserlienne. En effet, il ne s'agit pas de s'identifier aux objets extérieurs pour mieux emprunter à leur essence puis atteindre à la commune essence (attitude d'immanence) mais au contraire d'acquérir une conception transcendantale de ces objets, liée sans ambiguïté à mon statut de sujet mais dégagée des liens de la réalité. Rien de plus platonicien aussi.
Images qui s'offrent à profusion, obsession folle de les voir mieux qu’elles ne se laissent voir. Je suis inondé de beauté, en toute saison. Que demander de plus ? Je n'ai pas même à inventer, à trouver un langage. Il me suffit d'ouvrir les yeux. Alors : pourquoi ce manque ? Ce ne sont pas les images du réel qui m'échappent, ce sont les images de ces images, celles qui figurent dans mon imaginaire, et celles-ci attendent bien mes mots pour vivre enfin, pour être délivrées.
Il est une catégorie particulière de lecteurs, et j'en fais partie, qui ne sont ni critiques ni commentateurs de profession mais qui se nourrissent substantiellement des œuvres littéraires pour nourrir leur intelligence du monde. Ces lecteurs dérobent leurs mots aux vrais créateurs, comme Prométhée le feu au ciel.
Je serais prêt à abandonner de pans entiers d’un savoir qui, dans un premier temps, me paraissait pertinent, à laisser tomber tous les traités de philosophie et d'histoire, pour ne conserver que Bergson et Bachelard, en y ajoutant toutefois une anthologie poétique, un traité élémentaire de linguistique et les Évangiles. Qu'en sera-t-il de ces bonnes dispositions dans un an, dans un mois, ... demain même ?
En prenant plus de recul encore, en essayant de comprendre la direction de mon mouvement intime sur le long terme, j'en viens à penser que ce que je cherche, au-delà de toutes mes velléités, c'est de m'identifier à une certaine abstraction de la réalité, à une réalité simplifiée, épurée, qui recèle tout le sens que je suis en mesure de donner au réel. Cette abstraction est le produit d'une chimie intime qui s'est opérée durant toute l'existence et dont je n'avais pas forcément conscience sur le moment. Et aujourd’hui, tout aussi inconsciemment, j'élimine de mon existence tout ce qui pourrait entraver ce processus d'identification. Cette signification particulière que je confère au réel est chaque jour plus élaborée mais le chemin est irréversible.
L'homme est ce qu'il devient, certes, mais il arrive un temps où son monde, - ce réel transfiguré par ses propres soins, - est si près d’être achevé que l’effort, s’il y en a, consiste essentiellement à s'adapter à ce qu'il se trouve être devenu, à bien se reconnaître dans le cadre qu’il a lui-même façonné. Cette pensée complète, je crois, tout ce que j’ai pu dire précédemment sur la conscience comme lumière du for intérieur. Je ne parlais alors que du présent. Mais la vie individuelle, dans sa durée, est la construction plus ou moins consciente d’une représentation du monde extérieur, et c’est bien hors de soi qu’on dépose un peu de soi, de son vivant déjà. Si je persistais à vouloir écrire ma biographie, il faudrait garder cette idée en tête : ne pas me limiter aux moments, par ailleurs si importants, où la claire conscience a pris le dessus, mais essayer de décrire comment le réel a été progressivement transposé, comment j’en ai fait mon affaire en quelque sorte.
Le même jour. J'ai eu besoin d'écrire ce qui précède car je suis perturbé par un engagement extérieur qui me force à sortir de mon rêve et à subir l’agitation propre au travail et aux responsabilités. Je sens clairement que c'est un retour en arrière, une régression dans mon parcours personnel. Notre principale motivation c'était avec T. de sortir momentanément de notre isolement et de faire connaissance avec les protagonistes de cette action collective. Mais ce mouvement vers les autres est troublant à ce moment précis de l'existence. Je sens bien qu'il y a chez moi un inexplicable reste d'illusion sur les hommes. Je croyais avoir dépassé ce stade. Je l'ai dépassée, c'est évident, mais alors pourquoi essayer encore ?[1].
Ce reste d’illusion sur les hommes est toujours présent en moi au moment où j’édite ce texte, c’est-à-dire dix ans plus tard. La question n’est donc pas de liquider l’illusion, qui perdurera jusqu’à la fin, mais de renoncer définitivement à en faire quelque chose.
Je l'ai déjà pressenti : chacun de nous est expliqué, individuellement, par la nature et par les formes de nos sentiments amoureux. J'entends ceux que nous avons éprouvés tout au long de notre vie. J'avais presque oublié cet héritage caché en moi. Or ce n'est pas parce que l'amour s'est assagi et a pris la forme d'une liaison conjugale fidèle que je dois me désolidariser de mon passé amoureux, de mon passé d'amoureux. Il contient les déterminants d'un être possible, ceci au-delà des échecs, des impasses et des déceptions auxquels il est associé et que je ne dois pas considérer comme des scories de la vie.
En matière artistique, la création authentique est l'expression d'un état d'urgence. Et il n'y a pas d'urgence plus dramatique que le sentiment de sa propre fin. C’est un état de gravité euphorique, les images et les mots semblant chaque jour plus justes, plus familiers et plus dociles, comme si cela devenait enfin à ma portée.
Pour étendre, même artificiellement, ma capacité à saisir immédiatement la réalité qui m’entoure, je serais prêt à quelques compromissions : dépasser les bornes métaphysiques, croire aux esprits, invoquer les puissances irrationnelles, m'inventer des sympathies cosmiques, ou, plus trivialement, dénaturer le sens des mots. Mais le plus noble effort, le plus capable de faire bouger les frontières, ne consiste-t-il pas en un simple usage de mes capacités ? En vieillissant, je suis de moins en moins disposé à user de subterfuges. Je revendique juste la part de vérité qui m’a été allouée, nécessairement infime.
Dans le même ordre d’idées : renoncer à l’originalité à tout prix. Dans ce journal, je m'épuise à donner une forme personnelle à ces minuscules conquêtes du savoir. Le plaisir suffirait. Il ne s'agit pas de peser au trébuchet le gain en sagesse, mais de croire simplement à la réalité d’un progrès. Si je voulais laisser un témoignage un tant soit peu original, ce serait mon autobiographie qu'il faudrait écrire. Mais le minerai est trop impur et son extraction encore trop pénible. Il faudrait l'écrire comme un chant du cygne, instinctivement. Je n'en suis pas encore là !
Ce type d’engagement extérieur n'est plus fait pour moi ! Séduit au départ par l’opportunité de travailler avec des gens plus jeunes, j'ai vite compris que je n'étais pas à ma place. A ce stade de ma vie, je suis au-delà de ces préoccupations qu'on dit citoyennes. Par ailleurs, après quelques semaines de pratique, je vois se dessiner les dissensions entre personnes, les sources des conflits à venir au sein de l'équipe. Cela me rappelle trop le monde professionnel.
Un signe de plus montrant que la voie que j'ai choisie, celle de la retraite complète est la bonne. Je n'ai aucun besoin de m'impliquer socialement ni de trouver des divertissements de cette sorte. J'ai troqué l'activisme habituel des gens de mon âge par une intranquillité intérieure qui me semble un bien meilleur guide. Chercher, chercher toujours, sans jamais essayer de se masquer la vérité, ni renoncer à l'objectif de s'en approcher.
Renouveler la perception du monde qui m'entoure et substituer aux abstractions des images : tel est l’enjeu de mon parcours d’écriture. En cheminant dans cette direction, j'ai senti la nécessité de parvenir à me libérer de l'emprise des concepts pour mieux atteindre les idées primitives, celles qui demeurent solidaires des Formes et des Éléments. J’ai eu l’intuition que Bachelard pouvait être un guide excellent, notamment par ses ouvrages sur l’imagination de la matière et sur la genèse des images littéraires qui en dérive. Son propos peut être qualifié de sémiologique, puisque les mots y sont traités comme des signes traduisant les percepts subconscients ou, si l’on préfère, flottant entre conscience et inconscience.
Pour aller un peu plus loin dans le sevrage, j'ai entrepris de lire, dans le but de les commenter ultérieurement, des œuvres romanesques ou autobiographiques d'écrivains essentiellement descriptifs capables de transfigurer la réalité extérieure d'une manière originale. Certains m'étaient déjà assez bien connus, comme Gracq et Giono ; d'autres ont été de purs objets de curiosité, comme Leiris et Bosco (ce dernier suggéré par Bachelard lui-même). Mon projet était de m'initier au commentaire littéraire sur une ou plusieurs des œuvres lues (ou relues) récemment, à savoir : Gracq : Un balcon en forêt, Les eaux étroites ; Leiris: Fourbis ; Bosco: Malicroix, Hyacinthe ; Giono: Le moulin de Pologne, Un roi sans divertissement.
J'ai publié un billet sur Les eaux étroites de Gracq mais je n'ai jamais pu trouver une écriture personnelle intéressante, ne serait-ce que dans le registre du pur commentaire. Lecture trop rapide, sans doute, ne permettant pas de me glisser véritablement dans la peau des auteurs. Il faudrait s’en tenir à un seul d’entre eux et l’étudier à fond avant de pouvoir prétendre à la pertinence et à l’originalité. Gracq est actuellement mon préféré. Sa langue capte le monde physique de manière immédiate, sans recours exagéré aux artifices conventionnels du lyrisme, de la métaphysique et des symboles. La mémoire et l'imagination, pourtant vivement sollicités dans le processus de création qui précède l’écriture, sont rarement montrées comme telles dans l’œuvre : comme si le monde extérieur entrait d’emblée dans le tissu des mots. Nec plus ultra : Gracq a habité ou hanté les mêmes lieux que moi : la vallée et l'embouchure de la Loire, la Vendée, Nantes, Rome (où j'ai vécu deux ans), la Brière. Des lieux que je ne connais pas encore, comme les Ardennes, sont devenus grâce à lui des centres d'attraction magnétique.
Mon impuissance à écrire en images (et non en concepts) s’explique aussi par le fait que je crois créatif d’incorporer au commentaire à la fois mes propres réminiscences et mes perceptions de la nature au quotidien, dans un mouvement d’identification à l’écrivain que je lis. Cette tendance traduit chez moi une aspiration autobiographique mais elle complique terriblement la tâche du modeste commentateur que je me contenterais d’être !
Lorsque j’essaie d'identifier ce qui, dans mon environnement familier, constitue une ouverture essentielle sur le monde physique, je nomme spontanément le jardin et la flore. Je me demande alors si certains livres ne pourraient pas me livrer des clés sur cette vision quotidienne personnelle de la nature, qui est une véritable imprégnation tellement elle est associée au corps, au travail physique même. J’ai souvent recours pour ce faire à l’approche phénoménologique des ouvrages de botanique (j’en ai de nombreux dans ma bibliothèque et dans ma liseuse électronique). C’est la morphologie des plantes qui m’intéresse en ce qu’elle traduit des formes et des essences éternelles (et non la biologie végétale sensu stricto). J’aime associer ces formes au vocabulaire spécialisé qui les désigne et, tout particulièrement, aux racines grecques des mots. Cette double curiosité (forme des plantes + grec ancien) me rapproche de l’univers des Idées platoniciennes, c’est-à-dire de l’un de mes terreaux spirituels favoris. Ainsi de pures images me ramènent-elles spontanément à l’universel, un universel où règnent ces principes mixtes que sont les Idées, concepts sans dialectique et sans grammaire. Émanation des formes du monde, certes, mais ayant perdu leur nature de pures images.
Si mon environnement quotidien est celui du jardin et de ses plantes, ce qui suppose une certaine perception des détails, ma vision la plus spontanée est celle des paysages : elle est donc macroscopique, voire géographique, comme chez Gracq. C'est par effort d'attention et souci d’étude que je suis amené à m'intéresser aux détails, notamment ceux des plantes, contrairement à quelqu’un comme Leiris, qui est littéralement obnubilé par le détail des objets. Pour l’étude des paysages, je me suis trouvé un guide. Il s’agit de Philippe Descola, professeur d’anthropologie au Collège de France. Ses cours des années 2011 à 2013 sur La forme des paysages, pourraient constituer une forme d’initiation à la grammaire et à la nomenclature de ces images-idées, ou idées-images, si particulières.
S’agissant de ma propre vision, je pense finalement que la dimension du cadre est indifférente ; qu’il s’agisse des plantes ou des paysages, je rattache les formes, par un mouvement spontané de l’esprit, à leur signification générale, incapable de m’en tenir aux images uniques que la perception immédiate me propose. C’est idiosyncrasique : je ne me changerai pas de ce côté même si je suis épaté par le génie descriptif des grands créateurs ou, plus simplement, par la faculté qu’ont certains de mes proches d’entrer dans le détail des choses sans jamais ressentir le besoin de s’en extraire.
Il y a cependant des images qui pour moi restent pleines d’elles-mêmes et qui ne songent pas à rejoindre je-ne-sais quel statut universel. Celles de la mémoire et de l’imaginaire. Celles-ci, je pourrais les mobiliser dans mes essais d’écriture autobiographique. Mes premiers essais, outre leur maladresse, étaient en contradiction avec l'aspect prospectif de mon existence actuelle. La mémoire, cette source si féconde d'images, y était mise au service de la contemplation statique et complaisante d’un moi passé et dépassé. S’il fallait à présent essayer de nouveau, je me servirais de la mémoire pour faire revivre les lieux bourrés d’images où ma conscience, celle qui m’anime encore aujourd’hui, s'est réveillée, lieux qui ont suscité ce réveil, lieux peuplés ou dépeuplés, lieux d’amour ou de solitude, qui assurent la continuité de l’existence. Ces lieux de réminiscence, comme ceux de notre imaginaire, sont des provisions de vraies images, d’images uniques qui ne cherchent pas à s’évader de leur condition d’images. Elles me parlent de situations particulières où j'ai été intensément au monde.
Une force souterraine travaille en moi qui ne me laisse pas en paix tant que je n'ai pas donné une traduction à ses appels informes, soit par des pensées expresses, soit par des actes. Deux instances du moi essaient ainsi de communiquer et de se comprendre. La première, que je ne saurais nommer - l’esprit ? - préside à l’autre, qui pourrait être la conscience.
D'où ces réveils très matinaux hantés par des interrogations essentielles qui durent jusqu’à ce que j'aie formulé avec mes propres mots les impératifs spirituels présentés à la conscience. L'esprit, toujours renaissant, est plus fort, beaucoup plus fort, que moi, que "le moi". Je perçois ceci très concrètement. Il ne s'agit pas d'une perception que j’ai empruntée aux livres, ni d'une facilité de la conversation. Non, l'esprit est bien là, ne m'appartenant pas tout à fait, ne sachant comment se manifester à la conscience qui, elle, est mienne. L'esprit frappant à ma porte semble soucieux de me voir prendre le bon chemin, il s'inquiète de mes errances, essaie de me signifier quelque chose mais il me semble que son langage n’est pas le mien, qu’il n’est pas connaissable immédiatement. Je garde toutefois la capacité de rester attentif à cet informulé qu'il véhicule. J'essaie sans relâche de lui proposer des interprétations, des solutions.
Ce matin, j’interprète le message du jour sous cette forme : " avant tout, veiller à mourir réconcilié ". L'esprit me prescrit de ne pas trop désirer, de ne pas trop regretter, de ne pas me noyer dans la diversité et la multiplicité du monde, de ne pas essayer de rattraper le temps perdu. Avant de me rendre à son invitation, je lui résiste un peu : comment parvenir à éteindre en moi l'aspiration au savoir universel sans perdre l'instinct de vie dans le temps qui pourrait m'être encore imparti ? Mais ce message de réconciliation définitive finira par s'imposer. J'avais déjà compris qu’une certaine pratique de la philosophie était le meilleur outil pour y parvenir.
Je vois ici la première manifestation de la notion d’esprit comme manifestation de l’immatériel. L’esprit, extérieur à moi, me parle en ami, sans doute indirectement et par le moyen de je ne sais quel messager.
Difficulté à entrer dans les deux premiers tomes de la Règle du jeu de Leiris (Biffure, Fourbis). A être capable de les commenter. A en pénétrer le sens de manière pertinente, à dialoguer virtuellement avec l'auteur, à saisir mes sympathies et mes antipathies. Cette difficulté ne peut être surmontée qu'en lisant très lentement, en attachant de l’importance à chaque détail, et, s’agissant de Leiris, à chaque mot. Car pour Leiris, le sens ultime réside dans le mot. Toute phrase prépare chez lui l’avènement d’un mot. Il ne peut donc être question de le lire en galopant à travers les pages. Ce ne peut jamais être une lecture de pure distraction. Au fond la concentration indispensable dans l'acte de lire ressemble ici à celle du lecteur de philosophie. La ressemblance s’arrête là car il ne s’agit pas ici de dialectique mais d’une littérature à la fois pure, car extrêmement soucieuse de la forme, et impure en tant que mélange complexe de genres littéraires.
Pour le résumer, ou plus exactement pour garder des traces de lui, je me suis amusé à faire une combinatoire de mots-clés que j’ai disposés à plat sur Power Point et auxquels j’ai associé des illustrations, comme dans un collage. Pour commenter la Règle du jeu avec quelque pertinence, plusieurs nouvelles lectures seraient nécessaires, chacune s'attachant à un aspect particulier de l’œuvre (les gens, les objets, les idées, les mots eux-mêmes). A l'issue de ces lectures multiples le sens profond de l’œuvre finirait peut-être par se révéler par effet de superposition, comme les textes à demi-effacés d’un palimpseste. Ce travail n’est pas à ma portée. Je l’imagine selon les jours soit comme une véritable recréation, soit comme un exercice de style parfaitement inutile.
Plus tard. L’effort que je consacre à la lecture de Leiris est bien méritoire. Je m'immerge dans une forme de préciosité littéraire, je me laisse impressionner par un brillant exercice de style. Mais ne serait-il pas temps de revenir à plus de simplicité?
A la réflexion, cette manière visuelle de donner une interprétation personnelle de certains livres (qui ne sont ni suite logique d'arguments ni récit) reste intéressante. Envisagée ici pour la Règle du jeu, elle s'appliquerait très bien aussi aux ouvrages de Bachelard sur la psychanalyse des éléments. Dans ces ouvrages, la combinatoire des mots-clés, des mots-concepts est plus importante que la dialectique, que la grammaire même. Loin des phrases, qui pourraient ici être pesantes, on pourrait imaginer un langage visuel utilisant les mots comme matériaux souples et concrets au travers d'assemblages à géométrie variable capables de faire vibrer leurs significations respectives et d'améliorer l'intelligibilité de leurs rapports. Il ne serait pas interdit d'y ajouter un glossaire pour lever toutes les ambiguïtés. Au-delà du procédé temporaire permettant d'illustrer à ma manière la vie des mots, je sens bien que j'aurais besoin d'être initié à la philosophie du langage, notamment pour mieux comprendre l'articulation entre langage et perception.
Dans mes expériences de lecture, je choisis habituellement la difficulté : je me fais les dents sur des matériaux à haute teneur intellectuelle, comme pour me prouver que je suis capable de d’analyse et de réflexion ! Aujourd'hui j'aurais envie de faire plus simple, à savoir d’écrire en utilisant le matériau dont je suis le seul dépositaire et que personne ne peut me disputer : mon existence et ma vie. L’existence, ce serait la pierre qui roule et la vie, la trace laissée par cette pierre sur le chemin. Le soliloque intérieur accompagne l’existence et la mémoire reconstruit la vie. Journal et autobiographie pourraient ainsi remplacer livres et étude.
Remplacer ? Les deux vont de pair et c’est leur alliance que je célèbre finalement dans ce journal de lecture. L’étude peut venir en soutien de la vie intérieure si je le veux ainsi. Elle peut aussi, il est vrai, se nourrir d’elle-même et finir par ne plus interférer avec l’âme, provoquant alors une certaine lassitude. La vie intérieure peut-elle se nourrir exclusivement de littérature et d'art sans jamais avoir recours à l'expérience personnelle ? A quoi sert la vie, notre vie, si le beau, le vrai et le bien se trouvent uniquement dans les livres ? Je crois que les livres facilitent l’accès à nos propres trésors, et ceux que je choisis (après bien des hésitations c’est vrai) sont ceux que je crois capables d'établir un pont vers le moi le plus profond. L'écriture personnelle à ma portée est alors un dialogue entre l'auteur et moi, une rencontre entre ses idées et celles que je crois miennes. Il ne s'agit pas seulement d'une recherche d'inspiration, mais bien d'un échange et d’une confrontation. Ce ne peut être le fait que d'un nombre limité de livres et donc d'auteurs, d’où les nombreuses fausses routes, la lassitude, l’impression de temps perdu.
Le corps, désormais, est l'organisation physiologique minimale au service de soi. Il demande de ma part infiniment de respect si je veux en faire, plus que jamais, le véhicule et l'abri. Il ne sera plus tendu vers l'autre, attendant le signe ou le don. Il ne se présentera plus que vêtu de la dignité de son âge, sans attente de réciprocité. Seul T. le reconnaîtra dans son essentielle nudité.
Se souvenir de la définition de l'âme comme image du corps (Aristote). J'aimerais ajouter que le corps est à son tour l'image de l'âme, que corps et âme sont deux miroirs se reflétant comme miroirs, miroirs qui se modifient insensiblement avec le temps.
Seules les œuvres contemporaines (Leiris, Barthes, Gracq, Breton, Kafka, Pessoa, etc ...) pourraient m'apporter ce surcroît de vision que j'attends de l’existence. Faisant écho à des tendances personnelles, profondes en moi mais qui pourraient n'être jamais vécues, ils me montrent le chemin ou, plus exactement, ils subissent les épreuves auxquelles je ne serai jamais exposé mais qui me sont néanmoins familières. Eux, en tant que créateurs du XXe siècle, ont ressenti la nécessité, quasi-historique, de repousser les frontières que leurs prédécesseurs avaient tracées. Leur sensibilité, leur génie, leur force spirituelle les enjoignaient de le faire. Et je suis moi-même un homme de la deuxième moitié du XXe siècle ; je porte en moi, consciemment ou non, passivement ou activement, tout ce qui m’a précédé. La conscience individuelle est dépositaire, qu’elle l’admette ou non, de l’histoire collective, tout particulièrement en matière de sensibilité littéraire. L’ennui c’est que le lecteur moyen n’a pas gagné en capacité intellectuelle. Il est donc contemporain d’une culture qui finit par le dépasser complétement. Là encore, il faut choisir ses auteurs avec tout le risque d’arbitraire que ça implique. Combien est plus confortable la lecture des écrivains du passé, comme Gautier, France, Loti et Sainte-Beuve ! Mais je n’ai à attendre d’eux si je veux progresser. Ronronner avec eux, oui, ça c’est toujours possible.
Comparaison de la méthode de Sainte-Beuve liant l'œuvre à la vie et à la psychologie de l'auteur, d'une part, à la méthode Poulet – Richard - Bachelard faisant appel aux sources imaginaires et à la métaphysique d'autre part. Il me semble que ces deux méthodes critiques devraient être toujours conduites de concert. La vie c'est un mouvement, un jeu changeant d'influences. L'imagination, comme les conceptions métaphysiques, se modifient sensiblement avec le temps. Je constate que Poulet et Richard substituent, d’une manière au demeurant magistrale, à la dynamique vitale une dynamique des idées (ou de l'esprit) prêtée aux auteurs. Chez les deux essayistes (Poulet et Richard) le procédé de création est le même. Une situation de départ qui va graduellement se modifier, s'altérer, s'inverser même, les idées les plus contradictoires pouvant se présenter successivement chez un auteur donné. L'inconsistance et l'incohérence de l'être est sauvée par l'hypothèse d'une dynamique interne, détachée de l'existence matérielle, qui relie de manière diachronique toutes ces visions hétérogènes.
Sainte-Beuve utilise des traits de personnalité plus élémentaires que ceux de Poulet et de Richard, relevant plutôt de la caractérologie de La Bruyère, mais, comme eux, il relie leurs fluctuations aux péripéties de l’existence matérielle. Sainte-Beuve rêvait de créer une typologie des personnages de l’histoire littéraire mais il n’est jamais parvenu à une telle synthèse. Je fais l’hypothèse qu’il y a renoncé car plus il entrait dans les détails des biographies, plus il réalisait le manque d’unité de la plupart des grandes existences. Poulet et Richard partent d’un point de vue presque opposé : ils sont d’emblée persuadés que l’individu humain n’est que mouvement et variation, que c’est en vain qu’il s’efforce de retenir l’unité en soi. Chez eux on perçoit également une intention de caractérologie utilisant non pas les traits psychologiques stricto sensu mais les aspirations métaphysiques des créateurs. Autant dire que les personnalités y sont encore plus fuyantes et insaisissables que dans une typologie des tempéraments psychologiques traditionnels. L’objectif impossible auxquels je soupçonne que Poulet et Richard aspirent c’est de découvrir les lois du mouvement intérieur, ce qui fait qu’un homme, en son for intérieur, n’est jamais le même.
Évolution du complexe vers le simple ; retour à un état primitif, totipotent, non genré, allié naturel de la nature et du cosmos. Dans ce retour à l'origine le corps et l'esprit sont liés, l'un ne va pas sans l'autre. Nous crevons de trop-plein, la vie nous rend pléthoriques, encombrés au point d'empêcher tout émerveillement face à la plénitude du réel. Je préférerais n'être rien qu'à jamais quelqu'un. Et puisque la mort est inéluctable, et pas si éloignée, je préfère m'acheminer paisiblement vers un état indéterminé, indifférencié, où tout en moi devient accueil, accueil pour tout, y compris pour le néant.
Dans les lectures philosophiques, accueillir ce qui remet en question la rationalité triomphante. Je fais le pari qu'il existe un mode d'appréhension du réel qui ne respecte pas les conventions de la pensée rationnelle. La phénoménologie en fait partie, en tant que tentative assez récente, mais on pourrait aussi invoquer les pratiques magiques du Moyen-âge et de la Renaissance dont certaines formes ont perduré jusqu'au XVIIIe. Je me demande même si les disciplines nées du structuralisme, derrière leur déguisement formel, ne constituent pas un retour vers une conception herméneutique, régressive, de la connaissance. Et c’est n’est pas pour me déplaire.
Je fais l'hypothèse que l'érudition et l'accumulation des connaissances empêche l'honnête homme d'accéder à sa propre vérité, celle qu'il emporte dans sa tombe et qui le rattache à un certain ordre, cosmologique, philosophique, théologique. Ce que Leiris appelle sa règle du jeu. Loin d'aller quêter cette règle dans la forêt des possibles que nous propose la culture, il s'agirait, au contraire, de déconstruire le savoir, de remettre en cause les connaissances qu'on a pu grappiller de manière aléatoire çà et là, afin de mieux recueillir, par suggestion ou par illumination indirecte, le peu qui nous est destiné en propre. Le livre, pourvu qu'il soit bien choisi, n'est, au choix, qu'un outil, un prétexte, une étincelle, le lieu d'une prédation délibérée.
Je me suis ainsi trompé jusqu'ici sur l'importance que j'accordais aux livres. L'étude trop appliquée entrave mon progrès intérieur en tant que lecteur. Il ne s'agit pas en effet d'être capable de rendre compte objectivement du contenu d’une œuvre, mais de capter des résonances qui m'auraient jusqu'ici échappées. Les auteurs viennent à moi s'ils savent que je suis accueillant. Ce sont des modèles que j'atteins par un effort sympathique d'identification et qui me révèlent à moi-même. Pour y parvenir il me faut quitter temporairement ma peau et me mettre en puissance de découvrir une règle de plus dans ma propre Règle.
Le savoir de la Renaissance, étroitement lié au langage, prétend appréhender la nature dans son être-même. Ce savoir est le produit d’une quête individuelle entée sur le désir, basée sur l’universelle analogie. Pensant aller au-devant de la vérité scientifique, l’intellectuel de la Renaissance faisait de sa recherche l'objet d'un discours positif sur le cosmos, un objet pleinement littéraire au fond. Le savoir classique, quant à lui, n'a souci que de la cohérence interne de l'entendement, des règles d'évidence, communes et partageables (Bacon, Descartes). Sciences et Lettres se sont alors séparées. En se détachant de l’essence des choses et en se réduisant à comprendre le mécanisme des phénomènes, l’homme classique pouvait envisager de faire du monde matériel son butin personnel, un objet purement utilitaire. L'objet de la quête préclassique était autrement plus ambitieux : l'accord de l'individu avec le cosmos.
Il me semble que la quête préclassique de l'alliance avec le cosmos selon le principe de l'universelle analogie reste à l'ordre du jour, qu'elle s'applique au particulier, à l'artiste ou au philosophe. Même sans prétendre au statut de créateur on peut entretenir au fil des jours le sentiment d'un émerveillement inépuisable face au monde. Il serait stupide, même de nos jours, de dénoncer le caractère illusoire d'un tel émerveillement. Plus généralement, il me semble au contraire que jouent en nous simultanément toutes les tendances spirituelles qui se sont succédé depuis les temps les plus primitifs. La renaissance a été une période de revendication de l'individu en Occident, ceci dans le sens d'une plénitude aussi totale que possible. Il serait difficile de ne pas faire nôtre cette revendication de nos jours.
Dans les Mots et les choses, Foucault montre que les fondements de l'âge classique doivent être recherchés dans l'évolution des fonctions du langage plus que dans celle de la rationalité stricto sensu. Pour comprendre les conceptions du monde au XVIe et XVIIe siècles, l'intéressent plus Cervantes et Montaigne que Galilée et Bacon.
Dans l'imaginaire du monde matériel, distinguer les formes et les substances. Aller à la rencontre des formes est plus immédiat, plus spontané. En général on s'en tient là. La perception des substances dans notre environnement familier, c'est-à-dire de tout ce qui peut se concevoir dans l'unité de son être propre, exige en comparaison un certain effort de sympathie, une intention plus affirmée. Cette faculté me semble siéger dans une zone sous-jacente de la conscience, là où l'encore informulé n'est pas définitivement ineffable.
L'imaginaire des substances peut se passer de la vue, contrairement à l'imaginaire formel. Dans cet imaginaire, chaque sens peut suppléer aux carences des autres ; il circule au dehors et au dedans ; il nous associe intimement au monde. L'imaginaire des formes me semble au contraire nous mettre à distance, car il élude la référence définitive. Générant à l'envi des propositions aléatoires, il ne nous relie pas à quelque chose de stable ni de protecteur. Je ne suis pas même certain que, malgré son infinie variété, l'imaginaire des formes puisse définir un individu dans son être intime. On serait pourtant tenté de l'affirmer chez les véritables artistes, mais derrière la manière d'un peintre (son style, sa marque de fabrique), il y a, bien en amont, et beaucoup plus déterminant, un imaginaire personnel des substances.
L'imaginaire des substances, même s'il est plus profondément ancré en nous que l'autre, peut-il révéler la clé individuelle (la Règle) ? A tel moment il peut paraître en effet comme la marque spécifique de l'individu. Mais l'association est fugace et glisse, par stades successifs, inéluctablement et insidieusement, vers l'Un, la Substance des substances, l'Être. Ce rôle de véhicule, de moteur, tenu par l'imaginaire des substances ne lui confère-t-il pas finalement toute son importance ? Se mettre en état de relater ce voyage à travers les essences jusqu'à l'essence des essences n'est-il pas le véritable enjeu. Serai-je capable de le faire mien ?
Un autre jour. J’ajouterai cette nuance : si nous nous acheminons tous vers l'Unique en nous identifiant aux substances que nous présente successivement notre imaginaire, le voyage individuel vers cet objectif commun est bien propre à chacun. C'est dans ce voyage que réside la personnalité, non pas dans le but commun ni dans l'un quelconque des stades transitoires.
A la relecture, cette réflexion sur les deux imaginaires anticipe fortement mon projet actuel et en éclaire le fondement. Dans ma révision du texte initial, j'ai évité d'employer le terme d'imagination qui véhicule un sens étranger à mon propos. On reste bien ici dans le domaine de la perception du monde réel, ou considéré tel par le sujet, et des représentations personnelles associées à cette perception. L'ensemble de ces représentations constituent un imaginaire. La distinction entre l'imaginaire des formes et celle des substances aurait mérité également un effort de définition. Je l'ai esquivé faute, peut-être, d'en avoir eu une vision bien nette à l'époque. Aujourd'hui je rattache clairement les formes à l'univers platonicien et les substances à l'aristotélicien, deux univers orthogonaux fondés sur des métaphysiques complémentaires. Platon considère que le sujet humain a la capacité de recevoir les formes (ou Idées) qui nous sont données par l'Être appartenant au monde d'en-haut. Aristote propose au contraire de rechercher l'essence dans les substances postulées du monde d'en-bas. Bien entendu, un esprit sain se doit d'adopter ces deux métaphysiques, conjointement ou en alternance. Celle de Platon est universaliste car elle se réfère à une communauté idéale de la pensée humaine qu'il convient de dévoiler progressivement. Celle d'Aristote, beaucoup plus exigeante, indissociable d'une éthique individuelle, suppose un effort d'attention au monde réel en vue de pénétrer les essences qui le peuplent, à savoir les substances, lesquelles ne sont pour la plupart que des hypothèses de l'esprit. Je simplifie bien sûr, les étiquettes "Platon" et "Aristote" ne servant qu'à préciser ma pensée. Mon étude en cours de Bachelard et de l'imaginaire de la matière et des éléments se rattache à une vision aristotélicienne de la réalité : l'être est dans les choses, non avant ni après elles. Je réalise aujourd'hui que ma lecture de Bachelard est fortement empreinte d'une certaine métaphysique du monde matériel, que Bachelard, préférant se référer pour l'essentiel à la psychanalyse jungienne et, quoique superficiellement, à la phénoménologie, n'a pas abordée directement. De même qu'il n'a pas élaboré de doctrine personnelle sur les universaux en relation avec les origines du langage alors que ses études si foisonnantes appellent à l'évidence des développements sur ce thème.
Se connaître soi-même .... La clé du mystère personnel .... N’est-ce pas un enjeu dépassé pour moi ? Et une curiosité plus vaine encore si elle concerne les autres, leur vie, leurs œuvres, leurs succès et leurs échecs. Je suis arrivé à l'extrême limite de cette entreprise avec la lecture (rapide) des manuels de caractérologie de Gaston Berger et de Emmanuel Mounier ! Ce qui m'importe surtout c'est de me délester de tout devoir moral, de toute responsabilité envers moi-même. Je n'ai à répondre de rien de ce que je fus, suis ou serai. Ce qui compte désormais c'est de faire le deuil du moi pour mieux participer à ce qui n'en relève pas. En tant que créature, jamais je ne pourrai dépasser ma prison individuelle, mais en m'allégeant du moi je peux être un peu plus solidaire de chaque être, aimé ou non, animé ou non.
C'est peut-être ce qu'a voulu faire Michelet à la fin de sa vie. Son élan généreux de sympathie universelle s'est étendu de l'homme, en tant que collectif, que peuple ou ensemble de peuples, à toute chose créée, ou plutôt toute entité créée : mer, insecte, oiseau, etc. Je crois que Hugo tend comme Michelet vers cette profonde sympathie universelle. A lire aussi plus tard : des textes de poésie objective pénétrant au cœur des choses et donnant l'illusion de ne pas émaner du poète lui-même. Poètes qui, en dépit de l'obstacle du langage, se substituent à ce qui n'est pas eux et qui restituent une certaine idée de l'éternité sans jamais lui prêter leurs désirs, leurs souffrances, leurs frustrations. Exemples : Eureka d'Edgar Poe, Art poétique de Paul Claudel.
Ma frustration actuelle, que j'espère passagère, avec les essais de Bachelard sur l'imaginaire des éléments. Cette partie de son œuvre est au cœur de mes préoccupations intellectuelles mais il traite ce thème de l'extérieur, en analyste immensément érudit, sans rechercher une unité dont il serait le garant et qui permettrait de dépasser le simple état des lieux. Peut-être n'a-t-il pas eu le temps de faire une synthèse. Bachelard donne en effet matière à une ample réflexion métaphysique sur les liens entre le langage et la perception des forces élémentaires. Armé de quelques idées maîtresses je pourrais tenter une synthèse sur la base de mes résumés détaillés des essais concernés. Rien de prétentieux là-dedans puisque c'est à cela que je suis conduit. Seuls le courage et l'opiniâtreté me font défaut.
La plupart des gens qui, à partir d'un certain âge, semblent maîtriser leur existence appartiennent à deux catégories distinctes. Les plus nombreux sont ceux qui vivent harmonieusement dans un lieu fermé, leur maison virtuelle, j'allais dire: leur prison virtuelle, un lieu bien à eux construit patiemment durant la vie, fait de toutes les choses qu'ils y ont accumulées, qu'ils adorent comme autant de fétiches et qui les occupent en permanence; choses stables, choses conquises et choses possédées, qui consolent ceux d'entre ces gens qui, derrière leur équilibre apparent, ressentent malgré tout le caractère éminemment dramatique de la destinée individuelle. Leur vie progresse comme s'enrichit une collection, selon un double processus de remplissage et de préservation. Elle est essentiellement rétrospective. La conscience y semble chaque jour un peu plus détournée de son vrai métier.
L'autre catégorie, sans doute minoritaire, est constituée de ceux qui, au contraire, ont tendance à se déprendre de tout ce qui risquerait de particulariser leur destinée de manière irréversible. Non qu'ils ne s'attachent à rien et qu'ils refusent toute forme d'appropriation. Mais leur conscience leur dicte de se mettre en garde. Au-delà de certaines concessions faites à la société durant leur vie pour gagner pain et reconnaissance sociale, ils n'ont de cesse de retourner à une existence indifférenciée, où tout est toujours possible, le lieu virtuel où ils demeurent n'ayant pas de limites prédéterminées. Ce lieu est changeant, mobile, c'est la roulotte du berger. Mais il a une direction à défaut d'avoir une stabilité. Leur conscience est ouverte, prospective, inquiète, soucieuse de comprendre.
J'ai la prétention de faire partie de cette deuxième catégorie.
L'écriture enchaîne et contraint la mémoire spontanée. Le rythme, lent et linéaire, de l’écriture est incompatible avec le foisonnement anarchique des souvenirs qui font un gentil tintamarre dans l'esprit. Par divers processus (surgissement, répétition, association, empilement, télescopage, glissement etc.), ils forment un récit intérieur aux dimensions multiples, irréductible à l'alignement de signes ordonnés selon des règles sans rapport avec la vie. Il y a sans doute une manière de transformer la mémoire brute pour la rendre coextensive au langage. Ma mémoire restera muette tant qu’elle n’aura pas trouvé une méthode personnelle de distillation des souvenirs.
Avais-je raison de croire que la perception renouvelée du monde extérieur à laquelle j’aspire pouvait ne pas exiger pas de mon esprit qu'il postulât des essences, donc in fine une essence : celle de Dieu ? N'est-ce pas une illusion de croire qu’on peut faire l'économie de l'être pour l’être, donc de la pensée métaphysique, pour penser le temps, l'espace, les éléments matériels. Dans mon souci de réforme intérieure, je croyais possible de faire l'impasse sur le fondement métaphysique du monde matériel. En persistant dans cette voie, je risquais de restreindre mon univers mental aux mots et au langage, ultime resserre de l’objectivité humaine. Une telle ascèse mentale et spirituelle aurait débouché sur un véritable asséchement du monde.
Outre ces restrictions que je m'imposais, je dévalorisais ma tendance à l'abstraction, la considérant plutôt comme un signe de limite intellectuelle. Je considérais alors que l'abstraction appauvrissait la perception du réel et l’imaginaire du monde en les réduisant à des substances, des formes, des idées, des concepts. J'oubliais que l'abstraction spontanée du sujet est une manière d'atteindre l'essence des phénomènes, d’y participer comme conscience active, de s'inscrire au cœur des choses.
Cette abstraction spontanée est bien une mise entre parenthèses de ce qui entrave l'intelligence de l'unité derrière la plénitude du monde matériel. Elle est mise au service de mon imaginaire - le répertoire vivant de mes représentations et la façon dont je suis capable de les mobiliser et de les orchestrer - et nullement de l’objectivité absolue que revendique la phénoménologie. Pour moi l’imaginaire des essences, auquel cette forme d’abstraction permet d'accéder, est radicalement subjectif et il est capable de m'affranchir des lexiques et des dictionnaires prétendant rendre compte de la plénitude du monde.
Résumons. Ne plus brider en moi les tendances tant métaphysiques qu'abstractives, afin de construire une vérité personnelle qui m'élève au-dessus de l'existence quotidienne sans jamais m'enfermer dans le labyrinthe du langage. La conquête personnelle des essences, ne concernerait-elle que les plus modestes objets, est au cœur de mon émancipation. Connaître le butin de cette conquête contribuerait à avancer dans l'élucidation de mon mystère personnel. Et peu importe pour le moment qu'il puisse exister une résolution ultime du mystère individuel, une synthèse, un terrain d'entente final où toutes les subjectivités se rejoindraient et s'aboliraient pour définir une vérité unique qui s’appellerait Dieu. C'est trop anticiper. Je ne veux pas prendre de raccourci et risquer de manquer une étape essentielle.
J'aurais dû ici mieux expliquer pourquoi j'avais au début de mon parcours une réserve sur l'abstraction. C'est que, par habitude, je l’assimilais à l'abstraction mathématique (géométrique ou logique), laquelle peut faire l’objet d’un consensus de nature transcendantale entre tous les sujets. Sa caractéristique essentielle est finalement d’éliminer le sujet en créant un univers d’objets absolus, unanimement acceptés. Or ce mode d'abstraction n’est pas satisfaisant dans le contexte de la perception du monde réel, du monde familier qui est offert à notre contemplation. L'abstraction spontanée doit ici être rétablie, fort naturellement, dans sa signification de base : celle d’une opération intellectuelle visant à atteindre le cœur des choses (je préfère ce terme plutôt que celui galvaudé d’être ou essence) sur lesquelles la conscience dirige une intention. Contrairement à l’abstraction mathématique, l’abstraction spontanée peut prendre la forme d’une révélation. Elle crée des univers personnels qui se cherchent, s’échangent et se mesurent en permanence les uns aux autres. C’est frappant dans la création artistique.
En maints endroits de ce journal (et plus encore par la suite) je récuse l’idée d’être (donc d’essence) surtout appliquée au soi, au moi, à la personne, lesquels me paraissent relever plutôt d’une ontologie du devenir. Je suis plus nuancé lorsqu’on l’applique le concept d’essence aux objets que le monde propose à notre contemplation. Nous sommes programmés, nous humains, à postuler une véritable essence à ces objets, le consensus sur ce qu’est cette essence n’étant jamais atteint et le langage restant impuissant à la nommer avec exactitude. L’essence (ou l’être des choses) est alors le lieu où se retrouvent, se confondent et, finalement, s’abolissent, le sujet et l’objet, le langage étant le témoignage de la recherche immémoriale et désespérée du consensus impossible. L’essence appartient conjointement à qui la cherche et à quoi elle se destine. Finalement l’intentionnalité n’est pas dirigée vers l’objet, même à titre transitoire, mais de manière immédiate vers ce qui le transcende et ne suppose même plus son existence au monde (épochè ou réduction phénoménologique).
Option de lecture de Gracq et Leiris: identifier les moments, peut-être pas si nombreux, où les signes cèdent la place aux essences, les abstractions livrant la fameuse clé individuelle ou, selon Leiris lui-même, la règle du jeu. Plus subtil encore : les moments où la posture supposée objective de traduction de l'étant est en réalité un dévoilement de l'être. Le butin de la quête des essences extérieures par l'écrivain éclairant sa personnalité de l'intérieur.
Mettre en question le prestige des images visuelles, celles que l'on reproduit au moyen du dessin et des couleurs, pour valoriser les formes qui s'inscrivent, elles, dans le regard intérieur et qui sont dissociables de la vue. Il est probable qu'un aveugle de naissance dispose d'un répertoire inépuisable de formes en connexion étroite avec les sens dont il dispose : ouïe, toucher, odorat. Ces formes sont des abstractions mentales. Je fais l'hypothèse que la vue accapare tout, absorbe tout, lisse la réalité, sature la perception dans toute son ampleur et nous empêche d'accéder aux essences. L'artiste dans l'âme n'est sans doute pas trompé par la vue ; il la considère probablement comme un simple instrument ; le vrai peintre utilise le sens de la vision pour percevoir ce qu'il y a derrière les images, et non pas pour reproduire ce qu'il a devant les yeux. Je développe ici maladroitement un lieu commun mais j'avais besoin de l'écrire ce matin. Je fais mon éducation.
Plus je me rapproche de la fin plus je pressens l'issue heureuse : la fusion avec le monde élémentaire et avec la nature, hors de toute réalité humaine. Et tout mon effort, plus ou moins conscient, est d'identifier, puis de nommer, les partenaires du moi intime et du monde extérieur qui soient capables d’aller à la rencontre les uns des autres.
Le devoir moral vis à vis de sa propre vie, le salut pour employer le seul gros mot qui convienne ici, est rendu d'autant plus difficile à l'homme contemporain que ce dernier ne bénéficie plus aussi spontanément qu’autrefois de la médiation de Dieu, ni de ses médiateurs. Il est inutile de revenir en arrière, de se trouver artificiellement un Dieu, et encore moins un prêtre. Ça n'a plus de sens. On passerait à côté de soi, on abandonnerait lâchement la partie noble de soi. Dieu peut servir d'ersatz, d'outil de communication, et moi-même j'en abuse ici, mais la noblesse de l'homme contemporain en quête de salut consiste à affronter sans filet le vertige de sa condition. Pour l'individu, c'est un progrès, pour la société un péril.
Me détacherai-je des livres pour saisir ma vie à bras-le-corps, et, dans ce cas, non pas seulement ma vie présente, qui s'assèche, mais aussi ma vie passée que la mémoire enrichit encore ? Nous sommes faits d'une merveilleuse économie : tandis que notre existence au jour le jour se dépeuple, notre esprit accueille généreusement tous les matériaux du passé qui, pour notre plus grande consolation, ne demandent qu'à être rassemblés. Il faut insister sur ce terme de consolation : c'est un besoin vital quand on vieillit.
Je crois désormais appréhender les ouvrages de Bachelard sur l'imaginaire et la poétique des éléments sous le bon angle. Dans ce processus de longue haleine, Bachelard analyse comment les mouvements spontanés de la rêverie et de l'imagination ayant un rapport avec les éléments physiques (terre, eau, air, feu) ont été captés puis assimilés dans le langage. Il s'agit pour lui d'examiner comment le poète puis l’homme ordinaire ont converti en mots les éléments constitutifs de leur imaginaire des substances, mais aussi les Idées et les Formes que l’intuition est capable d’inférer à partir de leur existence au monde. Un captage puis une naturalisation respectueuse des mouvements de la vie. On pourrait comparer le projet bachelardien aux paraboles évangéliques où les mots donnent un nouveau souffle, par-delà la symbolique, à des mouvements spontanés de l'âme. Comme dans les paraboles, les mots et les imaginaires travaillent de concert dans un processus d’amplification perpétuelle qui semble ne jamais devoir s'épuiser. Comme dans les paraboles, on finit par ne plus savoir lequel a précédé l'autre du mot ou de la représentation mentale, et par se convaincre qu'ils sont nés appariés. Tenter d’en faire un glossaire à mon usage et pour toutes les situations de la vie
Dernières tergiversations sur l'écriture autobiographique. Je n'y suis pas spontanément porté mais je reconnais la richesse potentielle des souvenirs comme minerai à exploiter par l'écriture. Y compris pour une vie d'apparence banale comme la mienne. On peut à l'envi s'utiliser comme prétexte, n'en jamais finir avec celui qu'on a été. Je comprends fort bien qu'un écrivain professionnel puisse trouver là un bon filon. Je comprends aussi que cela puisse se substituer à une psychanalyse. Mais pour moi qui écrit pour vivre, pour mieux me projeter dans l'existence, l'autobiographie risque d'être une entrave.
Seuls les souvenirs faisant spontanément irruption dans le présent pourraient être accueillis dans ce journal d'idées. Il peut y en avoir beaucoup comme ça, car je dialogue avec mes avatars du passé comme avec des interlocuteurs présents. Il ne s'agit pas d'évocation, de nostalgie, de consolation par le souvenir. La mémoire n'est pas forcée, sommée de livrer ses secrets. Non, elle s'impose spontanément et contribue au moment qui passe, donc aussi à l'avenir. Regarder à jamais devant moi.
Dans ses essais sur l'imaginaire poétique des éléments Bachelard essaie de piéger des images dans les mots. Chasse gratuite et approximative, la capture idéale étant reportée à des jours meilleurs. J'y vois une rare honnêteté intellectuelle. C'est la matière de ses ouvrages, à savoir l'imagination, qui autorise une telle approche. Ce qui me frappe c'est que beaucoup de philosophes, notamment les faiseurs de systèmes, utilisent les idées ou les concepts de la même manière que Bachelard utilise les images, mais avec la prétention de prononcer une vérité définitive. Il faudrait relire certains ouvrages philosophiques en donnant aux idées la qualité de pures images et analyser comment la raison philosophique est en fait le résultat d'un processus impressionniste où le langage n'est jamais véritablement maîtrisé, où le gauchissement possible du sens se perçoit à chaque phrase. Pire encore, mais intéressant pour cette raison-même, un processus dans lequel l'imagination délire au point de ne plus pouvoir trouver d'équivalent dans les mots. La théologie chrétienne, et notamment la christologie, m'intéresse à ce titre, c'est à dire comme création imaginaire, délirante au sens propre du terme et prétendant bien entendu à la vérité, bref comme une magnifique aberration de l'esprit.
Éprouvé récemment à l'occasion de certaines plongées au cœur de la nature pendant les beaux jours. L'être pensant semble bien capable, en dépit de la pensée elle-même, d'approcher la plénitude du vide. Certaines circonstances favorisent en chacun de nous l'exercice d'une capacité contemplative que l'on prétend propre à l'homme. Dans ces états contemplatifs la volonté semble abolie mais l'instinct veille toujours et la contemplation m’apparaît comme l'aptitude animale à concentrer son attention sur le point qui grandit à l'horizon, le murmure couvert par le bruit des feuilles, la forme qui rampe indistincte.
Je révise mon opinion sur la supériorité prétendue de la peinture sur la littérature pour atteindre l'essence des choses. J'attribuais jusqu'ici aux arts picturaux une puissance supérieure de suggestion mais je réalise que la peinture impose au spectateur une vision concrète d'où il est souvent difficile de s'évader pour atteindre aux images fondamentales, indépendantes de la vue elle-même. La vue restreint d'emblée l'essor de l'imagination face à une représentation picturale très personnelle. Si l'on veut retrouver le sens et les essences, il faut pouvoir mobiliser le regard intérieur capable de susciter l'invisible. Or l'impressionnisme et l'abstraction imposent au spectateur une interprétation de l'invisible. Dès lors, plus aucune liberté pour celui qui regarde : il doit entrer dans l'imaginaire du peintre ou en être d'emblée rejeté. Par comparaison la peinture figurative me semble plus accueillante pour l'imagination car elle peut à la rigueur se regarder comme un visage ou un paysage, laissant le spectateur libre de choisir son cadre et sa profondeur de champ, et, peut-être même d'aller voir derrière le tableau. De même, la littérature descriptive, en n’aliénant pas le lecteur à des images définitives, permet plus facilement à l'imagination d'élaborer une contre lecture personnelle visant au cœur des choses, à ces images fondamentales dont je parlais plus haut.
En écrivant ceci, je me demande si l'admiration que je voue aux proses descriptives de Théophile Gautier et de Julien Gracq ne tient pas à leur réussite à rivaliser avec la peinture, une peinture qui inclurait de surcroît le mouvement. Mon admiration pourrait toutefois n'être fondée que sur des motifs superficiels et il faudrait examiner (1) s'il s'agit chez eux d'une pure virtuosité verbale, (2) en quoi leur création visuelle est originale et constitue une véritable vision et (3) si leur univers visuel est un pur décor, aussi beau soit-il, ou si, au contraire, il livre l’accès à l'essence des choses. Une telle relecture serait passionnante.
Je fais l'hypothèse que le regard moderne, ou plutôt post-moderne, est allégé à la fois des superstitions archaïques et des certitudes paralysantes de la science. Regard premier, mais non primitif, regard régénéré qui n'aurait pas pu exister "avant". Important pour qui recherche comme moi à remettre en question son aperception habituelle du monde extérieur, notamment du monde physique. Il suffirait de libérer l'imagination de l'influence sourde de l’objectivité scientifique sans pour autant régresser vers la naïveté primitive. Par ailleurs, il faut faire confiance au langage comme conducteur et comme référent, tout en se méfiant de l'érudition qui étouffe l’intentionnalité du sujet. Ce regard premier et régénéré est peut-être celui d’André Breton.
L'être et le temps. L'être individuel, si cette expression a un sens, est un devenir dont la valeur se mesure à la qualité du temps pour le rejoindre, le reconnaître, lui donner sa vraie place. Comparons ce temps à celui de l'acquisition d’un savoir pratique. Voici au moins trois ans que je suis parti à la recherche de mon être dans une démarche patiente, méthodique et studieuse, en demandant aux livres de me prêter assistance. Petit à petit, il me semble que je parviens à émerger de moi-même, mais ces gains de lumière sont à peine perceptibles, ne le sont en tout cas qu'à moi, et encore ne le sont-ils que dans l'atmosphère hallucinée du petit matin. Par comparaison, dans ce même temps de trois ans, l’étudiant acquiert un métier, assimile un corpus de connaissances qui lui permet de se placer dans le monde du travail, de se faire reconnaître ses compétences dans tel ou tel domaine. Cela est efficace, le rendement de l'effort est excellent pour l'étudiant sérieux, il est perceptible et monnayable. En comparaison, quelle dérision que cette recherche des vérités intimes à emporter dans la tombe ! Quelle marche lente et peu productive ! Mais je crois cette connaissance infiniment supérieure à l'autre, sans commune mesure même. Le temps est ici une mesure spécifiquement humaine, non pas évidemment dans sa seule durée. On choisit alors d’être au monde et non plus dans le monde.
On pourrait objecter : pourquoi mon obsession à être au plutôt que dans, pourquoi ce souci de savoir vers quoi je m’achemine, puisque je suis destiné à m'éteindre bientôt ? Continuer jusqu’au bout à être dans le monde ne serait-il pas une façon plus sage de préparer l'oubli définitif ? A ceci, je répondrai par deux arguments : (1) je ne peux échapper à cette invitation venue d'ailleurs et (2) le mouvement irrésistible qu’elle suscite donne sa qualité à l'air que je respire dans l'immédiat présent, au point de se substituer totalement au besoin d’être dans.
Cette pensée avance un argument supplémentaire sur la définition de l’essence individuelle comme un devenir, une postulation, un progrès, le lieu d’une recherche. L’interrogation sur l’être du soi à la fin de la vie peut paraître inutile, superfétatoire, voire embarrassante car empêchant de vivre au jour le jour. A quoi bon, surtout lorsqu’on ne croit pas que la vie se prolonge au-delà de la mort et que l’on ne conditionne pas son salut à la décision d’une instance supérieure ? Je propose ici une réponse : la véritable naissance, la renaissance si l’on préfère, se déroule quand les tensions propres à la phase dite active de la vie se sont relâchées. Libre à chacun de ne pas vouloir renaître à soi, de ne pas se réinventer. Mais ces derniers avatars du soi que l’introspection façonne se rapprochent pourtant bien de l’essence individuelle. N’est-ce pas le but de la vie ?
Pas facile de me déprendre de la philosophie philosophante, inépuisable répertoire d'idées à partir duquel j'essaie laborieusement de me composer une doctrine personnelle. Pourquoi ne pas préférer aux idées les mots ? Je suis en effet devenu plus soucieux de rechercher la sagesse dans les mots où elle s'est déposée que dans les concepts où elle prétend s'imposer. C'est par mon pouvoir sur les mots qu'elle peut se dévoiler, se déployer, prendre un sens personnel. Ces mots évocateurs, et leurs assemblages, ce n'est pas dans les ouvrages de philosophie que je les trouverai, mais dans la poésie et dans ces écritures du moi où la conscience affleure entre le rêve et la veille, entre le visible et l'invisible. J'attends aussi de ces écrits particuliers qu'ils suscitent en moi des réminiscences souples et légères, se liant sans raccords à la pensée pure, et capables de donner plus de vie à ma propre écriture.
L'émancipation à laquelle j'aspire implique de se libérer du pouvoir et de l’emprise des sens, de veiller au moins à ce qu'ils ne prennent pas le dessus sur l'imaginaire. Chez l'homme qui a vécu, qui a amplement fait sa récolte de réel, tout peut se reconstruire dans et par l'imaginaire, grâce aux réminiscences. Cette idée me paraît lumineuse. Comme pour la culture et l'érudition, il n'est plus temps pour moi d'amasser de nouveaux matériaux et de continuer à butiner. La vision est là, en moi déjà, déposable dans des mots ayant la puissance de révélateurs. Cette vision qui cherche son expression, le véhicule pour son émancipation, c'est à la fois mon dernier soupir et le contenu de mon âme. C'est l'âme enfin. J'aimerais en rester à cette définition qui n'est dans aucun dictionnaire.
Janvier 2024
jean.de-rycke@orange.fr
Janvier 2024
jean.de-rycke@orange.fr