Ma vie, médiocre approximation d'un idéal, s'écrit à vue et à tâtons. J'en vois le terme mais pas la fin. En dépit de cette insatisfaction foncière, j'utilise l'énergie des mots pour comprendre qui j’aurais pu être à partir de qui je fus. Écrire ma vie suppose que je privilégie la mémoire de la vie intérieure, telle qu'elle s'est manifestée dans des circonstances particulières que je suis capable de nommer immédiatement sans recourir à je ne sais quel processus de réminiscence involontaire. Tout est là, étalé devant mes yeux : il suffirait de maîtriser l’art de transcrire.
La réminiscence involontaire est selon moi artificielle pour accéder au passé de la vie intérieure. C’est un procédé d’art dans l’art, génialement mis en valeur par Châteaubriand, Nerval, Proust et les autres, mais qui ne me semble ni généralisable ni même naturel. La vie intérieure, y compris dans son chaos, reste inscrite dans le présent de la conscience. Il faut juste un peu de concentration et de méditation dans le silence de la nuit pour que les souvenirs prennent chacun à leur tour le relief qui leur revient. La difficulté réside non tant dans la remémoration que dans sa transcription.
Plonger dans la complexité des idées pour mieux accéder à la simplicité. C'est le mouvement qui me porte quand j'étudie les cours de philosophie médiévale d'Alain de Libera du Collège de France. Ma patience à l'écouter et à le lire tient au projet sous-jacent d'anthropologie chrétienne, qui m'intéresse au plus haut point. J'ai l'impression que le professeur recherche lui aussi les signes élémentaires qui se cachent derrière la folle complexité de la pensée théologique.
Par sa constitution même, l'esprit se soucie systématiquement de savoir si les choses nommées ou nommables sont effectivement. Or l'important n'est pas qu'un mot désigne une chose existante mais que cette chose postulée prend sa place dans une pensée lui conférant un certain statut de vérité. Elles sont dans. Dieu, Soi, ne sont pas donnés d'emblée. Ils n'existent pas au sens propre, ils prennent leur place dans une pensée fluctuante qui les définit par approximation ou par défaut.
La confusion que j'entretiens entre sujet et objet ne résulte pas d'un manque de discernement. Elle est délibérée, constitutive de ma démarche : il s'agit d'une tendance profonde à cette période de ma vie. L'orthodoxie philosophique me prescrirait de ne pas persévérer dans cette direction, mais je veux d'aller dans mon sens, réaliser mon programme personnel. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ma conception de l'objectivité est ambiguë. Quand je dis faire une priorité de la perception du monde extérieur, ce dernier est bien le produit de mon imaginaire. Ainsi les choses sont-elles plus claires désormais : il y a bien un monde extérieur indépendant de moi que je veux mieux connaître. Mais ce que je mettrai dans ce monde est intégralement subjectif. C'est dire que sujet et objet se confondent à un point tel qu'il n'est plus nécessaire de prendre la précaution de les distinguer.
Sentir que le moment est venu de me tenir dans l'ultime resserre. Ses limites et ses règles ont été définies avant moi, sans moi. Mais de cet espace contraint et clos, mon esprit pourrait s'évader sans enfreindre la Loi et en respectant la Lettre. Il n'y aurait pas résignation à accepter cette limitation et à abandonner mes dernières traces d'orgueil. Comment puis-je prétendre refaire le monde à moi tout seul ? Par exemple, celui qui nous est proposé par l'Écriture est inépuisable. Qui a la chance d’y trouver l'inspiration ne se soucie sans doute plus de sa survie : il participe à ce qui le dépasse.
Ce qui m'éloigne de la doctrine philosophique chrétienne (sans mentionner la théologie !) c'est l'idée d'une survie de l'individu dans l'éternité ainsi que celle du salut individuel. Il reste que les écrits bibliques forment un tout à la fois fini et inépuisable, dans lequel chaque individu peut trouver son assise définitive. Ma culture personnelle s’est fondée ailleurs et sur d’autres matériaux, j’ai circonscrit mon aire de reconnaissance sur d’autres références et peut-être exprimé-je ici un regret.
Les deux termes de l'alternative chez le sage : ou bien une fuite hors de l'être, ou bien une réconciliation totale et assumée avec l'être. L'absolu de l'être ne réside pas dans une hypothétique permanence, voire dans l'immortalité, mais dans la finalité de la trajectoire, dans la perfection à venir. Il est possible que je puisse un jour, avant que le corps ne lâche prise, me prélasser dans l'être au lieu de le fuir. J'hésite toujours entre les deux voies. Je les mets à l'épreuve, alternativement, sans pouvoir me déterminer. Il me semble que des deux voies, la première, essentiellement contemplative, est la plus difficile. N'est-il pas prématuré de faire un choix et n'est-il pas envisageable de les rendre compatibles ?
Aucune pensée sincère n'est bénigne mais les plus violentes me semblent celles du néant. Ne sont-elles pas les images, dans un certain miroir, de la plus déterminée volonté d'être, le comble du narcissisme ? Si l'on veut analyser et comprendre les nihilistes, dont il existe maintes catégories, il faut rechercher le miroir déformant dans lequel ils se regardent : l'image du miroir est leur état d'âme. On est ici à mille lieux de la sagesse et pourtant les plus radicaux des nihilistes s'imposent curieusement comme des philosophes (Nietzsche, Cioran).
Une éthique du sujet actif et volontaire quêtant directement en son être débile les signes de l'Unique (Pascal) et une éthique du sujet caméléon essayant de se glisser dans la peau de tous les êtres, voire de toutes les choses, afin d’accéder à la transcendance via l’immanence universelle (Rousseau). Dans cette synthèse résiderait la vraie sagesse.
La forme de la démonstration chez Maurice Blondel (L'Action, 1897) n’est pas éloignée de celle de Pascal. On veut, dans un premier temps, montrer l'ambiguïté de la position antagoniste (l'esthète chez Blondel, le libertin chez Pascal) puis on élabore la solution qui permet de la dépasser. Dans la description de la grandeur et des misères de l'homme, Pascal touche le fond de la nature humaine, la nature étant envisagée ici comme la place dans la Création, donc, en fin de compte, dans la lignée animale. Blondel va encore plus loin dans le constat de nos incapacités à concilier nos aspirations divergentes, dans le divorce entre nos formidables intuitions (probablement ce que Kant appelle les jugements synthétiques a priori) et les représentations intellectuelles appauvries que nous pouvons en donner. Les deux infinis (petit et grand) et les deux esprits (géométrie et finesse) ne suffisent pas selon lui à rendre compte de la misère de l'homme. L’explication du divorce intérieur propre à l’homme repose selon Blondel sur la divergence entre sa perception de l'essence des choses (ontologie) et celle de leur existence au monde (phénoménologie). Or pour Blondel ces deux notions ont en commun leur compatibilité avec l'infini et, plus encore, avec cette variante de l'infini qu'est la plénitude. Elles convergent dans un même mouvement à ce qu'il faut bien consentir à appeler Dieu.
Autre différence entre Blondel et Pascal : pour le premier, le mouvement volontaire qui permet à l’homme d’aller au-devant de l'infini définit l'action, et, en premier lieu la pensée, envisagée comme continue, graduelle et jamais définitive ; chez le second au contraire, ce mouvement est un saut, une impulsion, une transition brutale entre deux états curieusement décrits comme stables. Le pari pascalien apparaît ainsi comme une conversion aveugle, délibérée, au dogme. Blondel, de son côté, a une vision ouverte, progressive et souple, à laquelle va ma sympathie.
Si l'on considère le temps nécessaire pour entrer sérieusement dans le moindre traité de philosophie, je ne vois pas comment les manuels, notamment ceux d'histoire de la philo, pourraient sérieusement initier à la pensée des grands maîtres. Un historien de la philosophie est nécessairement lui-même un pilleur, un compilateur. Le vrai philosophe, soit-il le premier amateur, reconstruit quant à lui en toute naïveté la généalogie entière de la pensée universelle avec un ou deux auteurs qu'il a croisés par hasard, dont il se sent intimement proche, et qu’il a étudiés aussi à fond que possible.
Quand la poésie n'existait pas, le rêve s'épanchait dans la réalité. Le savant osait relever le voile d'Isis, l'amant voyait l'infini dans le regard de l'aimé, chaque substance était explosive.
Cherchant un modèle contemporain d'écrivain ayant réussi à faire le chemin que je désespère de pouvoir faire un jour, je suis tombé par hasard chez un bouquiniste sur le journal en trois volumes de X.... que son éditeur posthume a appelé Friches. Le journal s'étend sur la période de dix ans qui précède la mort brutale de l’auteur à l'âge de 67 ans.
Ce journal est une enquête mémorielle, au jour le jour, sur sa vie. Les pensées et les impressions du jour sont inextricablement mêlées au travail de la mémoire. Peu à peu, se dégage, au fil des interrogations sur celui qu'il fut, sur les lieux qu'il hanta, sur les images dont il demeure imprégné, le contour d'un être en devenir qui s'achemine vers son destin. Un destin qu'on ne peut qu'imaginer car ces trois tomes appelaient sans doute une suite, et que l'œuvre, telle qu'il l'avait voulue, est à l'évidence inachevée. J'aurai sans doute l'occasion d'expliquer plus loin pourquoi elle m'apparaît telle.
Une autre caractéristique de cette œuvre qui m'interpelle si fortement, c'est qu'elle se présente comme une quête poétique chez un homme qui ne s’y croyait pas prédisposé. Il revendique dans ce livre sa juste part de poésie et il la cherche presque désespérément dans les matériaux que lui propose sa propre vie, présente et passée. En bon scientifique, - car il était biologiste de formation -, il procède même méthodiquement, ce qui le rend d'autant plus touchant. Il cherche, tel un alchimiste de l'esprit, le secret de la transmutation des idées en images, de l'intellect en imaginaire, persuadé qu'il n'y a pas de solution de continuité entre les deux. Que seule une urgence venue des profondeurs de l'être est l'opérateur de cette transmutation. Il a, sur ce sujet de l'épanchement de la poésie dans le quotidien de la vie, des références littéraires que je partage entièrement, et quand il parle de Gérard de Nerval, d'André Breton, de Valéry Larbaud ou de Lawrence Durrel, c’est spontanément que je me mets dans ses pas.
Mes recherches préliminaires ne m'ont pas permis de retrouver des informations complémentaires sur sa biographie en dehors des indications, souvent elliptiques, qu'il en donne lui-même. J'ai été ravi d'apprendre, en parcourant le numéro spécial d'une revue qui lui était consacrée que Julien Gracq admirait son journal, notamment pour sa prose descriptive. Il la décrit comme « une tentative souvent réussie de trouver, au sein d'une même phrase, le juste équilibre entre la réalité objective et la transposition poétique. ».
Friches se présente comme une recherche du temps perdu organisée autour de trois noyaux organisateurs : les lieux et moments très précis où la conscience du narrateur l'a sommé de reprendre en main son destin (Lieux d'une conscience) ; les amours qui l'ont marqué et celle de l'amour unique qui a fini par déterminer sa vie (L'Autre et les autres) ; et l'émancipation spirituelle comme un chemin de longue haleine, dramatiquement interrompu par la mort (L'imperceptible saut).
Dès ma première lecture de ces livres réservés aux happy few, j'avais ressenti une profonde affinité avec l'homme qu'était X.... Mais à l'époque, faute d'avoir assez vécu, je n'avais pas encore compris à quel point il m'était proche. La relecture des trois volumes m'a replongé dans un monde intérieur si consonant avec le mien que je me fais ici un devoir d'être son modeste interprète et messager.
X… c’est un avatar imaginaire de moi, évidemment. Je retrouve ici la formulation du projet autobiographique qui devrait prendre la suite de ce journal d’idées. Je n’ai pas grand-chose à modifier : la transposition poétique, les références littéraires, la tripartition (lieux, gens, émancipation spirituelle).
Viendra un jour où ce mouvement d'expansion hors de moi-même s'arrêtera pour refluer autour du vrai noyau. Celui de l'amour qui revendique son nom. Tels des talismans, j'ai extrait de ma bibliothèque les recueils de poèmes de Constantin Cavafy, Sandro Penna, Walt Whitman, Federico Garcia Lorca, Jean Genet, Pier Paolo Pasolini. Mon écriture est gonflée de désirs et si la mémoire me fournit les matériaux les plus vivants, le présent m'en offre d'aussi subtils qu'un grain de voix, une silhouette, une présence, une existence. Autant de choses que jamais je ne songerai à posséder, ni à attirer dans ma sphère. Choses qui font irruption dans ma vie sans crier gare et qui sont autant de dons gratuits. Combien doit être malheureux celui qui, par impatience ou par arrogance, finit par assécher le désir et combien plus malheureux encore celui qui veut posséder l'objet de son désir ! Le bien inaliénable, celui vers lequel nous nous retournons après avoir vainement essayé d'échapper à nous-mêmes, c'est ce noyau incandescent fait de toutes nos amours et de tous nos désirs amoureux, passés et présents.
Pas de réceptivité au monde sans envie du monde. Toutes les mains que j'ai serrées, toutes les lèvres que j'ai pressées. Une indépendance très tardive. Quelque chose se défait sans relâche, qui est conçu pour se défaire. Chaque instant efface celui qui le précède. Un ruban d'oubli. Pourquoi faire rendre gorge au passé ? Je pourrais m'en aller seul sur les routes, mon baluchon sur l'épaule. Allégresse et confiance.
Distinction pascalienne des trois ordres : le corps, l'esprit, la charité. Il est important de les avoir distingués et d'avoir mis à part la charité, don de Dieu, espoir d'un tel don. Expectative heureuse, inauguration d'un univers tellement plus large que celui qui est circonscrit par les deux autres ordres. Et j'ai l'audace, moi incroyant, de me sentir personnellement concerné, de ne vouloir pas en être écarté.
La charité est une notion chrétienne qui parle à la sensibilité des agnostiques ayant préservé en eux la foi en leur prochain et capables, dans la vie de tous les jours, de capter les plus légers signes de cette humanité. On peut la rattacher à cet idéalisme profane (celui de Victor Hugo et de George Sand) qui privilégie la pensée intime de l’autre à toutes les constructions théoriques de l’humanisme philosophico-politique (qui gardent évidemment toute leur valeur).
Ce serait une folie de faire de l'homme le sujet d'un monde d'où l'homme s'est retiré. Pour longtemps encore, je le crains, je ne saurai rien de l'alliance entre l'homme et le monde : c'est une réponse que la mort peut-être me révélera. Mais j'ai compris pourtant que le monde n'existe pas sans un révélateur vivant, sans désir, sans amour, sans alter ego. Dans cette alliance de l'homme et du monde les valeurs semblent s'inverser. M'intéressent désormais les éthiques du retournement et de la conversion où l'Autre est à l'origine de tout.
Quand je parviens à détacher mon destin de tout ce qui a été écrit et de tout ce qui pourrait s'écrire encore, quand je vis de la pure substance dont je suis fait, quand je parviens à interrompre le bavardage philosophique, quand je m'affranchis de la nécessité de trouver des modèles extérieurs, bref : quand je m'abandonne en pleine confiance au flux de l'existence sans l'amarrer aux livres et aux idées consacrées, alors il m'apparaît que je suis simplement en train de préparer ma mort. Les livres ne font que retarder la prise de conscience. Comme un dernier adieu qui n'en finit pas. La poursuite de la vie intérieure est conditionnée à ces ruptures, à ces conversions. Il est légitime de craindre la phase finale, de l'esquiver au risque de perdre définitivement le fil, on encore d'avancer vers elle avec une infinie précaution pour éviter les fausses pistes. Mais j'ai trop usé de ces formes d'atermoiements. Il faudrait maintenant être beaucoup plus hardi.
J'ai retrouvé cette expression de prendre congé dans les dernières pages du Journal de Gide (année 1949 je crois). Comme lui, je pense qu'il n'est jamais trop tôt pour prendre congé. Le congé dont il est question ici est celui de la société, précédant celui de l’existence. A bientôt 66 ans, je pense et j'écris ça sans me faire violence, car j'aime ma vie et je ne recherche pas à y remédier. La mienne m'apparaît rétrospectivement comme favorisée. Et prendre congé fait pour moi intégralement partie de la vie ; c'est une façon naturelle et banale de l'achever, mais il y faut du temps. La phase préliminaire, celle que je vis actuellement, exige d'arrêter de remplir à tout prix le temps. La vacuité, sœur de la méditation, en fait partie. Il faut veiller à ne pas perpétuer en moi cette manie de l'action extérieure (sociale ou professionnelle en particulier), surtout si c’est pour quémander la reconnaissance. Près de moi, je vois des gens de mon âge occuper anxieusement leur temps, se chercher de nouveaux devoirs, rattraper le temps perdu, ceci dans une agitation aussi étourdissante qu'absurde. Comme s'ils ne se faisaient pas confiance et qu'ils cherchaient par tous les moyens à détourner leur regard de la vérité.
Moi-même, ces dernières années, je me suis appliqué une variante de cette médecine. Je me suis persuadé que la vieillesse pouvait être l'âge de l'étude libre, pour moi celle des lettres et des sciences humaines dont la vie professionnelle m'avait trop détourné. Ce faisant, j'ai souvent attaché ma pensée à des objets extérieurs n'ayant que de lointains rapports avec les priorités que la conscience s’assigne à cet âge de la vie. Je vois certaines causes à cet entrainement inutile : (1) la routine qui nous fait répéter aujourd'hui ce que nous faisions hier, fût-ce sous des déguisements nouveaux ; (2) la conviction erronée que l'activité est l’auxiliaire obligatoire de la conscience ; (3) la crainte de la déchéance des forces, notamment intellectuelles.
Or tout cela m'apparaît vain à terme. La seule utilité des activités inutiles c'est d’être dépassées et le seul enjeu qui vaille c'est la conduite de la vie intérieure, laquelle suit son cours sur le mode non pas du vieillissement et de la déchéance, mais, tout au contraire, celui d'un accomplissement propre à l'âge, chaque jour inédit et plein de surprises. Prendre congé : une belle étape de l’existence.
J'aimerais ce matin prononcer leurs noms, à défaut de de parler d'eux. Les invoquer, parce qu'ils sont mes protecteurs définitifs, mes porte-voix, les amis pour toujours, les figures tutélaires que je célébrerai, les intimes qui me chuchoterons à l'oreille. Ils m'accompagneront jusqu'au bout. Définitivement apaisé, certain de leur présence à mes côtés, il ne me reste plus qu'à cultiver mes relations avec eux, les pratiquer exclusivement, les connaître sur le bout des ongles, mais aussi les mettre en rapport, créer un monde imaginaire où ils s'interpellent. Enfin je veux vivre d'eux en leur consacrant le pauvre reste de mes jours. Je n'affecte aucun enjeu, aucun défi à mon amour et à ma vénération. Tout est déjà acquis : ce qui importe maintenant ce n'est pas de percer des mystères, de trouver des serrures aux clés ou des clés pour les serrures, mais de les célébrer sur un mode intime, libre, spontané, non érudit. Des chants d'amour qui puissent, ensemble, faire un Chant d'Amour.
L'ascèse, une façon de remonter le courant du désir vers sa source, progressivement, sans brutalité, sans effort surhumain, sans contrôle artificiel, mais avec opiniâtreté. Sa source présumée c'est l'origine même de la vie, c'est donc l'esprit, le lieu de tout.
Dans quelle mesure nos conditions d'existence conditionnent-elles notre façon de voir ? Qui serai-je et que penserais-je si je souffrais d'une maladie incurable, si j'étais enfermé dans un cachot, soumis à la torture, si j'étais hanté par la culpabilité ou par un tourment moral insupportable, si je n'avais pas de quoi manger à ma faim, si j'étais dans l'incapacité d'aider mes proches en détresse, si j'avais à affronter en permanence des dangers physiques pour lesquels je ne suis pas préparé ? Aurais-je alors recours à la foi religieuse pour dépasser mon misérable statut humain et préserver l'esprit, ou m’en passerais-je au point de confondre cette misère physique avec la noblesse humaine ? Jusqu'où peut aller notre capacité à ne vivre que de nous ?
Je n'ai évidemment pas aujourd'hui de réponse à ces questions et toute tentative de réponse serait pure arrogance. Il faut ici laisser parler les autres. Les victimes, les persécutés, les exilés, les déportés, les résistants, les grands malades du corps et de l'esprit. Pas ceux qui se prélassent en l'être, pas ceux qui envahissent la littérature de lieux communs. Pas eux non, mais les stoïques et aussi, plus difficiles à reconnaître, ceux des mystiques qui ont emprunté le nom de Dieu pour parler de l'homme véritable dont je voudrais être moi aussi capable de parler.
L'échec serait d'être complaisant envers un moi qui, protégé contre les vicissitudes, deviendrait peu à peu imperméable aux autres, à leurs souffrances, à leurs attentes, à leurs appels. L’impasse serait de m'abandonner au pur égotisme. Il faut privilégier le dialogue avec des auteurs qui traitent frontalement de l'humaine condition.
Un certain monde s'appauvrit dramatiquement pour moi. Ma conscience traverse une phase où le lien particulier qu'elle avait jusqu'alors entretenu avec le monde se dissout. Dans le même temps, elle conçoit à peine un monde nouveau, fragile encore, fugitif et évanescent, voué à remplacer le précédent, mais qui tarde à s'imposer. Il faut souvent me contenter de l'espoir que ce monde nouveau émerge véritablement et me mettre à l'écoute de tous les signes de sa naissance.
Cette représentation renouvelée du monde est plus libre et plus personnelle que la précédente. Elle crée de nouvelles solidarités, tant avec les hommes qu'avec les éléments naturels. Mais il faut veiller à ne pas multiplier à l'excès les sympathies et à ne pas mettre celles-ci à l'épreuve de manière désordonnée et dans je-ne-sais-quel-espoir de trouver ma voie propre. C'est de l'intérieur que le mouvement doit s'imposer, non pas par mimétisme ni par engouement.
Souvent je dois me contenter du constat de cet appauvrissement du monde tel qu'il est. Je reste démuni, inquiet, incertain de pouvoir le remplacer par une autre vision, une autre représentation. Mais souvent aussi je suis frappé par la nature lumineuse de ce constat venu de je-ne-sais-où, un appel qui m'encourage à vivre encore et à me dépasser.
Ne pas perdre ma trace, persister en moi et malgré moi : tel est mon souci presque constant. Je m'en évade de moins en moins en vieillissant, comme si l'objectif ultime de cette attitude devait être la confusion parfaite entre moi et moi. Contre vents et marées, je tiens toujours le bon bout. Avant d'en arriver à cette identification parfaite, je dois renforcer le lien, lui donner de la substance, régénérer son pouvoir conducteur, avancer selon la direction qu'il m'indique.
Il m'arrive pourtant de me perdre, et alors la sagesse m'invite à errer aussi longtemps que je n'ai pas retrouvé le chemin, à prendre garde à ne jamais m'engager irréversiblement dans l'un de ces pis-aller que la vie nous offre à profusion pour mieux nous éloigner de nous-mêmes. L'errance est une manière de ne pas se fourvoyer et de préserver l'espoir. Mais moi j'ai l'impression d'avancer. Une alternance de progrès et de vide intérieur : voilà de quoi est faite mon ascèse. S'il le fallait absolument, je m'en tiendrais au vide car mieux vaut le vide que la diversion.
L'infini que nous pouvons appréhender familièrement, c'est celui qui est lié à la notion de temps présent. Le présent n'est pas même une seconde : c'est une fraction infiniment infime du temps. Vécue intensément dans son insaisissabilité, cette limite, - cet infiniment petit - définit même le grain de l'existence. Condamnés à avancer, nous ne pouvons arrêter le temps et nous reposer concrètement en lui.
L'être roule comme une vague et il se réduit à ce qu'il est au moment où il l'est, à savoir, toujours et à jamais, dans la réduction infinie du présent. Tout est à refaire à tout moment, et le moment n'est lui-même presque rien. C'est dans ce sentiment de fugitivité éternelle et de reprise continuelle de soi que réside le sentiment de l'existence.
Cultiver le sentiment de l'existence procure une jouissance à vide n’apportant aucune connaissance, ni de soi ni d’autrui, ni du monde ni de la vie. Il est d'ailleurs insaisissable en tant qu'objet de connaissance. Il ne se donne pas lui-même d'objets extérieurs et quand il le fait il tourne en rond, rumine le vide, produit une pensée onaniste (Pessoa). Ou alors, cet objet extérieur auquel on croit pouvoir identifier l'existence comme sentiment, cet objet dicible, nommable, c'est à la rigueur Dieu dont certains penseurs existentialistes savent s'étourdir pour éponger les débordements de leur anxiété (Pascal, Kierkegaard).
Pourquoi ne pas me contenter de m'attacher à ce qui m'entoure, de considérer le macrocosme comme une extension de mon microcosme, de bâtir mes représentations sur la foi de ma perception spontanée du monde, sous l'effet du pur entraînement de vivre, sans souci d’accumuler des informations et encore moins d’en faire mon butin ? Le sentiment de l'existence exercé dans sa plénitude s'oppose à la connaissance, à la science et à la philosophie. L'écrire, là maintenant, me semble d'une telle évidence que j'ai presque honte de ma naïveté.
Sujet d’élection : ma participation à la terre. Science et imaginaire s'y côtoient et se nourrissent l'un de l'autre. Par mes lectures je construis une représentation de la nature faite à mon intention, un peu comme les romantiques allemands, comme eux en effaçant les barrières entre sujet et objet, mais avec le souci de respecter ce que je sais de la science contemporaine. J'imagine que je partage cet objectif avec les gens qui ne veulent pas mourir idiots, autrement dit définitivement séparés.
Ecrire ma vie c'est me remémorer les circonstances (temps et lieux) où l'appel de la conscience a été si impérieux qu'il a modifié le cours de cette vie. Mis bout à bout ces moments forment un tout, et ce tout pourrait bien être moi.
J'appelle conscience l'instance supérieure régnant au-dessus de ma vie et capable de lui conférer son unité. Dans ses instanciations successives elle s’appuie sur le sentiment de l'existence, sans toutefois s'y confondre. Tandis que la conscience nous rassemble autour d’un centre qui est le soi, le sentiment de l’existence nous accorde au milieu dans lequel nous baignons. La conscience tisse ses interrogations sur la trame formée par le sentiment de l’existence. Deux instances en une, irréductibles l'une à l'autre, marchant et évoluant de pair, et nous faisant ce que nous sommes. Écrire sa vie c’est reconstituer l'histoire changeante de cette alliance.
C’est finalement sur le sentiment de l'existence que repose la continuité et, peut-être même une forme de permanence. Les élans les plus décisifs de la conscience doivent y trouver un accueil. Considéré dans son ensemble par un regard rétrospectif, le passé vient y former de multiples boucles dans le présent. A chaque instant de ma vie, je suis le garant de tout ce que j'ai vécu auparavant, le sentiment de l'existence étant le filin auquel les appels de la conscience viennent spontanément se rattacher.
La pensée de l’association entre ces deux facultés de l’esprit que sont la conscience et le sentiment de l’existence, je ne l’ai pas empruntée aux livres et elle se trouve toujours au cœur de ma doctrine dix ans plus tard. La notion de conscience directrice, l’hégèmonikon des stoïciens, est familière mais celle du sentiment de l’existence, qui construit ses réseaux de solidarité hors de l’enceinte du moi, est plus intuitive. Les cosmologies familières que nous édifions au cours du temps, souvent non formulées ou informulables, inconscientes ou subconscientes, les croyances sur mesure, y compris religieuses et aussi élémentaires soient-elles, préviennent l’écartèlement et renforcent l’unité et la permanence de la personne. Les faits de conscience viennent s’y greffer, s’y enraciner, prendre date. Cette association pourrait rendre compte du mécanisme de la mémoire si on ne considérait pas cette dernière comme le pur enregistrement d’informations gravées dans la substance cérébrale.
Il n'était pas trop tard pour composer une philosophie à mon usage personnel. C'est ce que je fais spontanément dans ce journal d'idées. Je n'invente rien, je raboute quelques lieux communs pour constituer une vision cohérente au travers de laquelle je continue à me découvrir, à me révéler à moi-même. La philosophie est pour moi un outil d'introspection et ma démarche est éminemment personnelle. Et pourtant je ne fais que brasser des matériaux de pensée figurant dans les manuels de base. Il y a deux stades dans la saisie philosophique pour le quidam que je suis : reconnaitre les idées qui m'interpellent puis les recomposer sous la forme d'une doctrine personnelle. Je suis prêt à soutenir qu'un certain tempérament philosophique, avec ses caractéristiques propres, peut s'acquérir de cette manière. L'idéal serait d'acquérir une véritable culture philosophique, et, avec elle, la capacité critique qui me permettrait de comparer les conceptions, les systèmes, les doctrines. Mais le temps m’est compté : quelle utilité y aurait-il à repousser toujours les limites du savoir ? Pas pour bien vivre ni, surtout, pour bien mourir.
L'existence au sein du monde matériel : comment le réel passe dans l'habitude et pourquoi il est périlleux de l'en déloger par trop d'analyse et d'intelligence. Nécessité de reconnaître les aspects positifs, voire nobles, de l'habitude et savoir en parler comme d'un entretien spontané avec les choses (Maine de Biran).
Selon cette intuition, la connaissance spontanée que j'ai acquise du monde physique et de la nature, la connaissance qui m'importe le plus à ce stade de la vie, est déjà passée dans l'habitude donc, peut-être, dans l'instinct ; elle contribue à mon bien-être immédiat et à mon sentiment d'appartenance au monde, à ce que j’appelle ailleurs mon sentiment de l’existence. Ce n'est donc pas nécessairement quelque chose à acquérir ou à découvrir par de nouveaux outils de perception (comme je le croyais dans un premier temps), ce n'est pas l'objet d'une quête ni un enjeu. Ça s'est construit, pas à pas et insensiblement, avec le temps, et c'est entré dans l'habitude comme composante de mon tempérament. Ça ne se réforme pas et ça ne s'améliore pas du jour au lendemain, sous l'effet de la seule volonté. La seule chose dont la conscience peut s'assurer c'est du résultat bénéfique de l'habitude. Pour moi, la certitude d'être à ma place ici-bas, dans mon jardin, dans ma maison, dans mon trou.
Habitude, soit, mais alors comment en parler sans d’abord la faire émerger dans la conscience de laquelle elle avait fini par se soustraire, sans être l’observateur de mes propres mécanismes vitaux ? Tel est bien mon souci car pour moi la plénitude de la vie est devenue indissociable de la capacité à en rendre compte jusqu’à un certain point.
Urgence, largement partagée, j'imagine, par les gens de mon âge. Lorsque ce sentiment a fait sa place en moi, il y a quelques années, je l'ai spontanément associé à la notion de salut. Notion chrétienne, a priori étrangère, mais pour cette raison même, source de curiosité. S'il existe bien chez moi une aspiration au salut, c'est que j'ai trop souvent manqué à mes devoirs d'existant, trop composé avec la nécessité, trop été soucieux de prendre ma place dans la société, pas assez aimant ni généreux. Au début de cette remise en question, il y a quatre ou cinq ans, j'ai ressenti le besoin de comprendre le Christ et l'Évangile. Je me suis préparé à une conversion, et même à un pacte avec le dogme. Il fallait aller jusqu'à cette extrémité pour prendre conscience de l'impasse que c'était.
Exit la religion. Exit l'appel chrétien. Restait cette urgence dans sa forme authentique et toute personnelle. Elle n'avait pas encore pour moi de nom et je ne voulais pas en hâter la signification. Aujourd'hui le voile se lève un peu : ma vie est un tout que je dois boucler pour être le maître de ma mort.
Mais que puis-je pour mon salut, moi qui ne crois qu'au devoir humain ? Pourquoi, dans mon incrédulité foncière, ne suis-je pas plutôt devenu nihiliste et indifférent à tout ? Pourquoi ne continué-je pas d'aller au petit bonheur avant de disparaître, déchargé de la responsabilité d'y être pour quoi que ce soit ? Pourquoi retenir ce qui va de toute façon à vau l'eau ?
Arrivé à ce point je bute sur la réalité de la condition humaine, sur les limites de mon intelligence, sur la carence de mes moyens d'expression. L'homme sage pourtant ne renonce pas. Il accepte de s'avancer jusqu'aux confins de l'incompréhensible. L'urgence existentielle, sentiment indépassable, c'est peut-être cela : assumer son tour de parole pour faire progresser, même imperceptiblement, la frontière du dicible. Et pour cela, user de tout ce qu'on est, au moment où on parle, de tout ce qu'on est capable de porter de ce qu'on fut et qu'on véhicule encore aujourd'hui.
L’urgence, le salut si l'on veut, a toujours chez moi une base rétrospective. Il ne s'agit pas de gagner une place ailleurs et pour l'éternité mais de reconstituer "mon tout", tel qu'il s'est manifesté au petit bonheur pendant l'existence, et de le faire quand il est encore temps - puisqu'on meurt avant de mourir. S'il y avait une autre vie après la mort, il faudrait bien choisir celui de nos "moi" qu'on emporterait. Dans tous les cas on ne peut échapper au devoir de sauver de ce qui est sauvable. Le grand modèle, c'est ici Rousseau (Rousseau par Jean-Jacques, Les confessions).
Rationnel/irrationnel. Trop simple ! Où est la frontière ? La logique poussée à ses limites, usant d'un langage réduit à des signes sans réalité, n'aboutit-elle pas à des absurdités ? En vérité, la ligne de partage n'est pas entre le rationnel et l'irrationnel mais entre ces deux nécessités de l'esprit humain : connaître et exister, connaître ou exister. Connaissance et existence se traduisent toutes deux dans le langage humain mais tandis que la première ne retient du langage que son aspect conventionnel et objectif, la seconde use beaucoup librement de l'ambiguïté. Le soliloque intérieur, voix qui parle sans interruption au fil des heures, qui nous entretient inlassablement de nous et du cosmos, est un défi à la linguistique. Et sans ce soliloque, sans ce défi permanent aux règles, à quoi l'existence se réduirait-elle ? La réalité, elle est là avant tout : dans ce langage détourné, sainement irrationnel, et pourtant porteur d'une signification essentielle. Pas besoin, pour la démonstration, d'aller chercher chez ceux des écrivains qui dévoient délibérément et méthodiquement les règles du langage, qui le transforme en une matière poétique. Non, chacun le fait en permanence dans le recès secret ou gît le mystère de l'existence.
Les deux fonctions du langage. Tout pour moi, aujourd'hui, pourrait se réduire à cela. Déjà j'avais gommé la frontière artificielle entre sujet et objet. Maintenant j'abolis celle qui sépare abusivement le rationnel de l'irrationnel. Il ne me reste donc plus que le langage nu et, qui plus est, le langage qui se met au service de l'existence, qui ne se préoccupe plus de connaissance sinon pour en détecter, par jeu, les limites, et qui jouit de toutes ses capacités.
Ces réflexions sur le pouvoir de la langue me sont suggérées, toujours très indirectement bien sûr, par mes lectures actuelles : Barthes dans son autobiographie intellectuelle (Roland Barthes par Roland Barthes) et Jean-François Revel dans sa critique de la philosophie contemporaine et notamment du structuralisme et de la sémiologie (Pourquoi des philosophes ? et La cabale des dévots). Revel prend la philosophie à la lettre et il a dès lors beau jeu de critiquer les philosophes qui abusent des règles de l'esprit (au sens classique du terme) ou de ceux qui font passer le vieux pour du neuf. Je comprends, au nom du bon sens partagé, sa critique pleine de verve et d'ironie. Il est mon porte-parole à certaines heures et je lui sais gré de dénoncer cette foire aux idées à quoi tend la philosophie universitaire. Mais, à d'autres heures, je ressens le besoin de me retourner vers Barthes pour profiter pleinement de son message à lui, de son ironie infiniment plus subtile, de son double-jeu assumé. Que dit-il ? Que tout se réduit à des effets de langage - y compris chez le critique des philosophes et des philosophies qu'est Revel ! Barthes nous rappelle à cette fonction primaire du langage qu'est la fonction sémiologique : elle donne corps et relief à l'existence en nous permettant de capter les signes qui en émanent et en débordent. Sous couvert de glose et de langage savant (sans doute ironiquement et comme pour donner le change à l'académie), il dévoile dans cet ouvrage le langage qui précède celui de la communication sociale et de la connaissance objective. Il déplace la signification et les règles (il appelle cela le déport) sans attenter au devoir de partage. Il joue au sens propre.
Alors : Barthes ou Revel ? Les deux sans doute, alternativement mais certainement pas conjointement, car ils sont irréconciliables. J'ai peut-être toutefois exagéré les oppositions car Revel dans les ouvrages cités ne s'appesantit pas sur la critique de la sémiologie de Barthes. Peut-être avait-il senti que son objet est plus littéraire que philosophique. Revel remet les choses à leur place, en bon réactionnaire. Barthes, quant à lui, élargit l'horizon, franchit les frontières, et redonne liberté et énergie à la langue dans son application à l’existence. Je préfère bien sûr me mettre dans ses pas.
Mon esprit transite désormais dans les zones d'incertitude. Il veut inventer et se réinventer et c'est en pleine confiance qu'il avance en terre inconnue, recevant comme bénédiction tout ce qui vient inopinément à sa rencontre. Il a bien sûr ses limites : il ne vit pas que de lui-même et emprunte ses idées à des écrivains aimés. Il les convoque à son gré, les interprète, les manipule, les fait se croiser, et parvient à extraire de ce curieux processus d'assimilation quelques pensées qu'il croit utiles à l'existence. C'est une fonction de la vie à défaut d'être une fonction vitale. Exactement comme le désir qui cherche à s'accomplir.
L'étendue de mon esprit est tributaire du périmètre que j'affecte à ma propre existence, à la nature du terrain qu'elle parcourt spontanément, mais aussi à sa capacité de repérer chez certains écrivains ce qui lui fait naturellement défaut. Plus que l'inconnu ou l'insaisissable, c'est bien l'incertain qui est désormais son terrain d'action, cet incertain qui nimbe la conscience et qui constitue le propre du langage.
Celui-là n'a rien compris. Il s'est laissé définitivement piéger par le sens dit commun, force dont il n'y a rien à attendre pour le renouvellement intérieur et qui fait de nous un semblable parmi nos semblables. Celui-ci, au contraire, a préféré prendre les chemins de traverse et faire des détours dans la campagne, partager le pain des gens en rupture et transgresser les règles à l'insu des bienpensants. Mais il se garde bien de revendiquer son non-conformisme et d'en laisser paraître aucun signe. Il garde ainsi toute liberté de transformation, tout pouvoir de métamorphose.
Revendiquer une vision du monde, consacrer les dernières années de sa vie à la bâtir, trouver les mots pour l'exprimer, l'emporter dans sa tombe. Prétention extraordinaire ? Non, très banale selon toute vraisemblance. D'autant que la vision dont il est question n'est pas tant basée sur la culture et l'érudition que sur l'expérience personnelle passée au filtre de la réflexion. Il ne s'agit pas de rechercher à l'extérieur les matériaux de cette vision mais en moi les signes de sa présence, d'en faire un tout qui me relie à un certain type humain.
Au fond, parvenu à cette phase ultime, je ne m'applique pas seulement à conférer rétrospectivement une cohérence à mon existence mais je m'intéresse au projet initial, à l'esquisse inconsciente que la vie n'a accomplie que très incomplètement mais que je me sens capable de reconstruire in extremis en usant de la mémoire et de l'imagination. Mon pari est qu'en laissant le verbe suivre les derniers méandres de la vie intérieure, je retrouverai la vision de mes 20 ans et la destination du projet imaginaire que je me proposais alors.
La vie "intérieure" semble parfois à la traîne du vécu, comme une force d'inertie, de résistance, et pourtant elle nous en protège. Elle va son chemin, conquiert son autonomie, prend de l'importance avec le temps et finit par faire valoir ses propres exigences, au point que le vécu lui-même n'a d'importance que relative.
L'homme qui avance est confronté à chaque pas aux paradoxes de la raison. La logique poussée jusqu'à ses limites est même un dérèglement de l'esprit, le vestibule de la folie, ce qui d'ailleurs en fait son intérêt. Face à la raison, et comme alternative à elle, la transcendance m'apparaît comme une force très saine. Contrairement aux fausses antinomies générées par les insuffisances du langage et qui font de la pensée une boucle refermée sur elle-même, la transcendance, dans son dialogue souvent conflictuel avec la raison, fait progresser le sentiment de l'existence, lequel nous assure un véritable statut en ce monde.
Ma tendance la plus spontanée serait d'aller non pas vers Dieu mais vers l'au-delà du monde matériel. Le monde matériel me semble en effet le vecteur d'une forme de transcendance et non pas uniquement le lieu de la pure immanence comme c'est généralement admis. C'est un puissant révélateur, un transformateur de vie, le promoteur d'un nouvel ordre possible, le mobile d'une conversion. Le truchement qui nous permet d'y pénétrer n'est pas la foi mais l'imaginaire.
Garder cependant en réserve, on ne sait jamais, la possibilité de la transcendance divine. Écouter attentivement ceux qui en parlent de manière éloquente. La transcendance divine finira peut-être par s'imposer en moi avec une évidence aussi forte que celle de l'imaginaire du monde et peut-être en étroite alliance avec lui, comme me le suggèrent les paraboles évangéliques où les substances matérielles sont présentées comme autant de signes du divin.
L'homme dont la voix porte encore choisit d'aller vers les autres, même si les autres ne l'attendent pas. Il n'est pas rebuté par la difficulté de toucher son prochain. S'il est vraiment en bout de course et qu'il ne peut plus parler fort, il se repliera vers les quelques proches qui lui restent puis, en dernier recours, vers l'ultime interlocuteur. A celui-là il demandera de mettre sur sa vie le cachet de l'unique, le cachet de l'authentique. Évolution naturelle de l'existence. Statut banal que celui de toutes les personnes âgées qui dialoguent en sourdine, chacun de leur côté, avec leur qui de droit personnel. Immense communauté humaine dont j'entends d'ici le bruissement.
Le recherche d'une vie authentique me livre au devenir en m'éloignant du très improbable être-en-moi. Ceci ne me semble ni tragique ni absurde. Je suis optimiste sur l'issue de l'aventure intérieure car dans ma balance personnelle le projet l'emporte largement sur la réalité du moi. Je me demande d'ailleurs d'où nous pouvons bien tirer cette notion d'être appliquée à nos chères petites personnes, nous qui sommes pur devenir donc pure fluctuation. L'essence, notion sans équivalent dans la réalité matérielle, n'est peut-être qu'un vestige grammatical égaré dans la conscience, une infirmité générique de notre intellect que la culture occidentale amplifie et dont les philosophes font bien à la légère le théâtre de nos névroses. Pour moi, pas de drame ni de solution. Je me définirai comme un quiétiste intranquille.
J'ai l'impression qu'une étape de mon parcours philosophique s'achève. Pour résumer très grossièrement, j'admets maintenant que la frontière entre le monde et moi est incertaine et je m'imagine plus facilement comme pur devenir. Je me suis rendu compte que les idées de la philosophie ne servent pas tant à comprendre objectivement le monde qu'à mieux traduire les fluctuations du sentiment de l'existence (connaissance versus existence). Les idées, même les plus abstraites, sont les morphèmes d'un langage en recomposition permanente. Elles n'ont de vérité que dans l'alliance d'un jour avec la sensibilité individuelle. La philosophie en tant que philosophie est peut-être un leurre, un leurre autant qu'un jeu. Mais on ne peut se passer de jouer.
Malgré mes efforts, l'imagination, la mémoire, la sensibilité esthétique ne me semblent pas avoir tiré grand profit de cette cure de l'intellect. Avec Bachelard je pensais aborder les confins entre les idées abstraites et la poésie, passer insensiblement d'un domaine à l'autre. J'ai été studieux, mais plutôt que de me confier à un tel intercesseur j'aurais dû entrer intrépidement dans le chaudron de l'écriture autobiographique. Les idées y seraient restées les éléments de base mais comme autant de monades, douées de désir et de sensibilité, associées en combinaisons éphémères, se fixant temporairement sur des lieux, des espaces, des choses. Les mots n'auraient qu'effleuré l'incident, masqué tout repérage, et m'auraient pourtant immergé dans la poésie du monde. Est-il encore temps ?
Philosophies française et écossaise de la première moitié du XIXe. Philosophies équilibrées en rapport avec les besoins intellectuels de l'honnête homme, raisonnablement cultivé, de cette époque. L'éclectisme cousinien, tant décrié par la suite, remplit bien la fonction de philosophie portative à l'usage de l'homme éclairé, spiritualiste juste ce qu'il convient. Une philosophie de juste milieu, d'accompagnement et de soutien, un outil pour la vie, susceptible d'accommodement individuel, qui, tout en osant la métaphysique, ne fraie pas de trop près avec la religion. Moi ça me convient...pour le moment.
Pour l'amateur, l'écriture est un appui au jour le jour, à la minute la minute. Modestie dans l'objet et dans les moyens qui n'empêche pas de subtils gains dans l'ordre de l'esprit. Mode d'expression définitivement solitaire. Capture de la vie intérieure en instantanés n'ayant de réalité que dans l'instant.
L'acte de connaissance est par lui-même un acte de reconnaissance. Ainsi, quand on s'émerveille naïvement devant un paysage, comme peut le faire à sa manière, géniale, un grand peintre, c'est un peu du dessein de Dieu que l'on perçoit. Pour ne plus être seul, il faut le chercher là où il se peut qu'il ait laissé des signes.
Les principes universels et nécessaires (expression platonicienne empruntée à Victor Cousin) fondent la diversité au sein de l'unité. Ils sont les garants de l'unité et ils en témoignent concrètement. Si nous n'avions que l'Un, il nous manquerait le Tout. Or le Tout est multiple et les principes universels et nécessaires sont innombrables. Si je suis incapable d'atteindre à la pensée de Dieu faute de disposer de la pensée de l'Un, où je ne vois qu'anéantissement (ou « ruine de l’âme » comme dirait le poète), je peux en revanche m'établir sur le plan intermédiaire des principes universels et nécessaires, sans chercher à m’élever plus haut. Cette position intermédiaire me convient : je l'adopte faute de mieux ... pour l'instant.
Je ne suis pas éloigné d'une croyance, libérée du carcan de la raison, en la spiritualisation globale du monde, comme celle des alchimistes pour le monde des éléments, des vitalistes pour la vie, des jungiens pour l’inconscient collectif, et des pionniers romantiques anglais et allemands pour la Nature. Bref, celle de l'homme primitif en moi.
Durant les semaines passées, je suis passé de la conviction que la conscience réflexive est entée sur le temps de l’existence, à celle, apparemment antithétique, que l'esprit humain est le miroir des vérités éternelles. Comment concilier ces deux approches de la métaphysique, la première faisant le sacrifice de la vérité absolue pour mieux capter les signes qui viennent à notre rencontre dans la plus pure contingence, la seconde ignorant le projet individuel pour mieux se faire l'écho des idées éternelles ? Eh bien, ce matin, j'ai l'intuition qu'il n'y a pas contradiction entre ces deux positions, et même que je suis le siège de leur conciliation. La philosophie n'est pas en effet un répertoire et une classification des idées, une botanique, une combinatoire, mais une redécouverte individuelle selon un parcours marqué par la liberté et le hasard. Sans ce besoin organique et vital, de refaire pour soi le voyage en toute contingence, il n'y a pas de philosophie et peut-être même pas de vérités établies sur le mode de la permanence. Du coup, pour revenir à mon propos initial, les idées éternelles, s'il y en a, n'existent de toute façon que si elles sont vécues et incarnées, donc que si elles s’incorporent naturellement au flux de l’existence.
Le soliloque de la conscience renferme l'homme sur lui-même (existentialisme agnostique). Comme l'inconscient elle emprisonne le sujet dans la prison du moi (psychanalyse freudienne). La raison classique, en rattachant l'individu à des types, relativise au contraire le caractère tragique attaché à l’introspection et à la question de l’identité personnelle. Il en est de même pour le premier romantisme anglo-allemand qui use de l'imagination et de la rêverie pour transporter le soi vers l'ailleurs, l'antérieur, la source primitive. Cette complémentarité des lumières et du romantisme des débuts me convient et me définit assez bien. En définitive, la libération spirituelle ne doit être attendue ni d'un plongeon aventureux dans l'inconscient ni du rabâchage des interrogations personnelles mais de la confiance en la raison universelle associée à une quête poétique des idées et images originelles.
C'est étrange que la notion de liberté s'impose à nous comme un absolu alors que rapportée à nos actes individuels elle n'a qu'un fondement relatif. Il n'y a pas d'actes libres, donc pas de pensée libre, puisque la pensée est acte et que tout acte est absolument déterminé, soumis au principe de causalité. Un acte nous paraît libre parce que nous ne discernons pas immédiatement ses causes. Or il y en a toujours, y compris dans les dispositions les plus intérieures. On qualifie de libres les actes qui ne nous sont pas imposés par une personne, un pouvoir, une maladie, une disposition physique ou psychique invalidante. Soit, mais quid de toutes ces causes imperceptibles qui nous déterminent en permanence sans que notre conscience y ait la moindre part ? Pourquoi alors aime-t-on se croire libre ? D'où nous vient cette illusion ? Pourquoi cette idée contraire à notre nature ? Une réponse : il y a bien un espace-temps personnel, pas forcément imaginaire, où nous sommes véritablement et totalement libres. C’est à le définir que je m’emploie désormais.
Mon chemin se resserre mais, dans le même temps, les limites de mon être sont de plus en plus floues. Je suis en bonne santé, je ne me laisse pas aller mais j'abandonne peu à peu toutes les déterminations sociales, professionnelles, généalogiques.
Le nombre et l'espace (l’étendue dit Descartes) sont des outils de l'intelligence qui impliquent leurs propres limites. Ce que les mathématiques désignent par l'infini est en vérité une borne, donc l'aveu d'une infirmité. En comparaison, le temps, que la même impuissance intellectuelle a tendance à associer à l’espace, occupe pourtant un périmètre mental beaucoup plus élargi et qu'il partage avec la plénitude. Pour que cette plénitude se déploie sans retenue, il faut d'ailleurs la débarrasser de toute association avec l'espace et avec le nombre. Si l'infinité suffisait à définir la création, alors les innombrables trous, manques, ratés, défauts, le mal lui-même, seraient des soustractions infimes et sans effet. J'en déduis que le fini et l'infini ne peuvent être déduits l'un de l'autre et que le réel, incommensurable à l’infini du nombre et de l’espace, est pourtant doté, grâce au temps, de plénitude.
La relativité restreinte, loin d'élargir notre vision de la création, la retient dans des limites plus resserrées. Elle ampute aussi bien le temps que l'espace de leur prestige métaphysique en les réduisant à deux variables mathématiques dépendantes l'une de l'autre. Notre culture faisait de l'infini un pilier de la métaphysique alors que c'est à jamais le signe d'une impuissance.
Les personnalités hors du commun me font prendre conscience de la nullité du troupeau dont je fais partie. On doit prendre ce mot nullité dans le sens paradoxalement positif qu'on lui donnait au XVIIe. La reconnaissance de sa propre nullité est une forme de renoncement à un accomplissement personnel considéré comme dérisoire. La reconnaissance de sa propre nullité n'entrave pas l'essor spirituel. Il tend au contraire à le favoriser en nous invitant à changer d'objet de vénération.
L'histoire de la sensibilité littéraire ou religieuse, avec ses figures remarquables, est plus instructive et édifiante que l'histoire de la philosophie, des philosophes et des idées. Elle est plus complexe encore. Une manière d'en aborder l'étude consisterait, à partir de certains noyaux, groupes, écoles ou cénacles, à privilégier la dimension collective et synchronique par rapport à la dimension individuelle et diachronique. Le Port-Royal de Sainte-Beuve est un exemple remarquable de cette façon d'aborder la sensibilité littéraire et religieuse. Son Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire en est un autre exemple. Dans mes lectures antérieures, qu'il faudrait reprendre avec ce nouveau regard, figurent : la Sorbonne du temps d'Abélard, le cercle romantique de Iéna, celui du petit cénacle autour de Nerval et Gautier et celui des lakistes anglais. Voici une direction nouvelle que je pourrais donner à mes lectures.
J'ai toujours ressenti une grande difficulté à écrire de manière pertinente et originale sur la littérature. D'abord, je ne vois pas l'intérêt de résumer des œuvres ni de les paraphraser. Ensuite, si la lecture de la littérature et de la critique est d'un grand profit pour l'esprit, elle ne produit pas spontanément chez moi des pensées originales. Les conjonctions qui permettent à l'amateur de prendre pied personnellement dans des situations qui auraient pu lui rester à jamais étrangères sont miraculeuses. Et il me semble qu'en matière de sensibilité littéraire et religieuse la méthode de Sainte-Beuve, qui place chaque personnalité étudiée dans le terreau culturel complexe qui l'environne, est bien plus propre à réveiller la sensibilité du lecteur qu'une simple monographie dans un manuel d'histoire de la littérature.
Dans les deux grandes études littéraires de Sainte-Beuve que j'ai mentionnées plus haut, le détail à toute son importance. C'est le détail qui permet au lecteur attentif et assidu d'entrer de plain-pied dans l'intrigue et en résonance avec les acteurs, comme dans un roman. J'imagine que Sainte-Beuve ressentit une certaine frustration, ultérieurement, à devoir écrire pour les revues des monographies de vingt pages (regroupées dans les Lundis). Ces courts essais font mon délice depuis des années mais je reconnais que je me noie dans la diversité des innombrables personnages et situations. Lorsqu'on lit, comme je l'ai fait, les quinze volumes des Causeries du lundi, on ne sait plus ce qu’on doit en retenir et on est frustré de n’avoir pu pénétrer intimement les milieux décrits par l’auteur. Pour compléter le travail de Sainte-Beuve, selon un projet qu'il aurait peut-être d'ailleurs souhaité lui-même, il faudrait regrouper les monographies autour de foyers vers lesquels concourent les personnalités et les sensibilités. Le rôle du lecteur serait alors plus actif et sa pensée mieux orientée : il s'agirait de reconstituer les liaisons et les correspondances, proches ou lointaines, entre les protagonistes, de reconnaître les affinités et les exclusions, et même de trouver sa propre place de lecteur dans un ensemble auquel on aurait ainsi redonné vie. Une participation active en somme.
Voici d'ailleurs un certain temps que je compte réorganiser les Lundis autour de noyaux naturels, notamment pour les auteurs de mémoires ou de correspondances privées, lesquels n'ont absolument pas la place qu'ils méritent dans les histoires de la littérature. J'ai commencé ce travail à partir des tables des matières de l'ensemble des œuvres et après une première lecture de la quarantaine de volumes (de 500 pages chacun) que forment les Causeries du Lundi, les Nouveaux Lundis, et les Premiers Lundis. Pour ma seconde lecture je ferai des regroupements thématiques dans l'esprit indiqué plus haut, afin de donner plus de sens à mon projet de lecteur et m'autoriser un point de vue critique, voire historique.
Ce regroupement thématique des Lundis a été entrepris par Maurice Allem, mais pour les grands écrivains essentiellement (et non pour les auteurs de mémoires et de correspondances). Cela a fait l'objet d'une collection publiée par Garnier dans les années 1920-30 avec comme sous-titre : Les grands écrivains français. La nouvelle lecture des Lundis que j'envisage pourrait donc se faire dans cette collection plutôt que dans les Lundis originaux.
Comme son titre l'indique, l'édition de Maurice Allem laisse donc de côté les très nombreux Lundis traitant des mémorialistes et des historiens. Or Sainte-Beuve doit être considéré non seulement comme un critique et un historien de la littérature française mais aussi comme un véritable historien travaillant sur les sources secondaires en les comparant d'un point de vue critique. J'ai toujours, à la date de cette révision, le projet d'une relecture critique des Lundis traitant de l'histoire de France et de ses grands acteurs, en les abordant par périodes et par thèmes.
Je pourrais très bien me décrire comme un véritable parasite de la sensibilité littéraire religieuse, conçue comme un vaste corpus, un arbre aux mille ramifications, riche d'innombrables fruits, et dont il est impossible d'épuiser les ressources. Incapable par moi-même de m'en tenir sérieusement et durablement à une foi particulière, je les adopte tour-à-tour, comme si elles pouvaient toutes trouver leur chemin en moi. Je suis disposé à partager toutes ses sensibilités religieuses pourvu qu'elles ne débordent pas vers le Dogme, la Politique et les Églises. Je me considère comme un butineur faisant son miel de ces multiples fleurs. C'est peut-être en cultivant ce don que je trouverai le salut, bien que cette façon de faire soit bien peu orthodoxe !
Je crains de n’avoir de temps que pour approfondir le sentiment littéraire, c'est-à-dire, au fond, pour enrichir un certain vocabulaire amoureux.
Il faudrait en particulier relire Lamartine comme poète religieux (titre qu'il revendique lui-même dans le titre de son premier recueil) et non pas comme poète romantique stricto sensu. J'ai l'impression que cette perspective peut convenir à un lecteur moderne. La pose romantique, si souvent jugée désuète et chargée de clichés, pourrait laisser la place au sentiment généreux d'une union entre Humanité et Création divine. D'ailleurs je me demande s'il ne faudrait pas lire toute la poésie romantique, jusqu'à Baudelaire, Rimbaud et le Hugo tardif, dans ce climat essentiellement religieux.
On peut d'ailleurs avoir de la religion et être complétement dépourvu d’un authentique sentiment religieux (Descartes, Chateaubriand), et, inversement, avoir le sentiment religieux sans adhérer à aucun dogme (Rousseau), voire en agnostique (Senancour, Vigny, Guérin, Hugo, Renan, Sainte-Beuve). Pour ces derniers, qui sont légion, l'agnosticisme est même une revendication authentique de la foi. Je me rangerais volontiers dans cette dernière catégorie.
Quoi qu'il en soit de mes « croyances », il est clair que je m'achemine peu à peu vers un statut où je ne demande pas à un Dieu personnnel de venir à moi, ni n'aspire à le rejoindre mais où je me fonds dans l'universel en rejetant une à une, et souvent laborieusement, toutes mes déterminations individuelles. Préparation à la mort qui en vaut une autre et qui est probablement banale. Il est paradoxal de devoir se servir du peu qu'il reste en nous pour nous débarrasser de ce peu : il arrive probablement un moment où le soi devient si évanescent qu'il n'est plus même en mesure de nous acheminer vers le moment ultime. C'est peut-être la définition du dernier souffle, qui reste éternellement un souffle.
Les sensibilités littéraires dans des milieux bien définis temporellement et spatialement. Cela relève de l'histoire de la littérature et c'est intéressant quand les historiens, ou les critiques, parviennent, comme Sainte-Beuve, à inscrire les tempéraments individuels, dans leur diversité et leur hétérogénéité, dans le dispositif d'ensemble. La grande source de découverte et d'étonnement pour le lecteur réside dans la fusion entre des êtres si divers au nom d'une cause purement spirituelle. Comme si la cause elle-même était beaucoup plus réelle que ne le seront jamais les acteurs qui s'agitent autour et tendent vers elle. Cependant, on ne peut comprendre intelligemment cette unité qu'en pénétrant la diversité qui y concoure, en en préservant autant que possible la complexité, les réseaux d’influence et les interactions. C'est toute la différence avec les démarches philosophique et scientifique visant, par l’abstraction pure, à passer du particulier au général, en abandonnant au passage tous les matériaux, tous les témoignages individuels qui contribuent à donner naissance et à nourrir l'Idée. L'Idée, unique réalité, mais aussi construction collective qui émerge du divers et qui est entretenue et portée par le divers.
Je comprends pourquoi il m'arrive d'être décontenancé par la poétique des éléments (feu, eau, air, terre) de Bachelard ainsi que par les essais de G. Poulet et de J.P. Richard sur les écrivains face au temps et à l'espace. Ces critiques décomposent à l'envi la perception et l’imaginaire du monde en postulant que la personne de l'écrivain est le lieu d'une synthèse, la garantie d'une unité. Or j'ai plutôt tendance à penser que la personne n’est qu’un accident, un complexe fugace de sensations et de pensées, capable de retenir un instant un certain reflet de l'idée. Un simple révélateur. L'écrivain me semble plus intéressant à étudier dans le réseau complexe de ses influences que comme un agent chimiquement pur. C'est ce que pense Sainte-Beuve qui transcende l'individu pour accéder à la sensibilité collective. L'écrivain n’est qu’un simple réactif dans un système complexe. L'intelligence qu'on acquiert peu à peu, en tant que lecteur, de ce complexe subtil nous permet de mieux percevoir l'Idée qui y préside et de trouver des mots pour décrire son accès à la conscience.
Je suis pour Sainte-Beuve.
Essayer de lire les essais de Bachelard sur la psychanalyse des éléments naturels en élidant radicalement le sujet (qui observe, ressent et témoigne). Jusqu'ici j'avais centré mon intérêt de lecteur sur les aperceptions supposées du poète face au monde physique. Cette posture était dictée par le souci d’emprunter aux écrivains un peu de leur don de pénétration. Or Bachelard ne s'intéresse pas tant au sujet écrivain qu'aux éléments naturels eux-mêmes (feu, air, eau, terre) dont il entreprend la psychanalyse. En inversant la proposition initiale on peut dire que chaque élément naturel est sujet, et non plus objet, et que le poète est un médiateur dont la vision est simplement révélatrice.
Une lecture d'où le sujet humain est mis entre parenthèses, voir supprimé, supposerait que les éléments naturels soient des substances ontologiquement pures, selon Aristote, ou des suppôts d'Idées et de Formes, selon Platon. Ma lecture de Bachelard pourrait donc me ramener à la métaphysique élémentaire au sens propre, à cette partie de la philosophie qui s'attache aux notions dites premières. Mais Bachelard, tout en invitant indirectement à une telle lecture, s’en tient aux mots comme descripteurs phénoménologiques, sans postuler une réalité de la matière au-delà de ses constituants, de ses attributs, de ses variations et de ses mouvements. L'alchimie, à laquelle il se réfère en citant Jung plus qu’à son heure, est privée ici de sa part d'idéalisation. Au terme du processus la nature gît décomposée, sans espoir de résurrection. Poussé par le souci de ne pas oublier une pièce dans son formidable inventaire et s’accrochant désespérément au radeau des mots pour être sûr de ne pas se noyer, Bachelard n’est pas allé jusqu’à l'étape de reconstruction à laquelle il était appelé.
Ma frustration à la lecture des essais de Bachelard sur la psychanalyse des éléments n'a toujours pas été dépassée. J'entends bien y remédier une fois terminée la première vague d'étude de l'ensemble des essais. Ma prochaine étape de lecteur devrait être délibérément critique et prendre appui sur les conceptions métaphysiques rendant compte de la structuration du réel et de sa relation au langage humain. Les matériaux laissés par Bachelard constituent une friche incroyablement riche appelant une forme de revitalisation par l'ontologie, la théorie de la perception et la sémiologie, Bachelard se contentant de vagues références aux philosophies de l’après-guerre.
Plus la métaphysique se déleste des connaissances scientifiques engendrées dans son sillage, plus elle s'approche de l'Absolu. Dans l'histoire humaine elle est l'objet d'un effeuillage continu qui finira par mettre à nu le noyau irréductible. Faire de la métaphysique c'est prétendre approcher, sans ambition de jamais l'atteindre, l'ultime vérité sur l'ordre universel. Son présupposé c'est qu'il y a une vérité non traductible dans le langage humain que l'homme peut quand même entrevoir par un usage critique de ce langage.
Les catégories (ou les universaux) sont-ils les signes laissés par Dieu dans ces choses que Lovejoy (The great chain of being) appelle les entités réelles (actual entities) ? Sans cette hypothèse ontologique, à quoi sert-il de faire de la métaphysique ? Quand Whitehead dit qu'il faut dériver les principes généraux de la considération des entités réelles, et ne surtout pas faire l'inverse (dériver le particulier du général), il se place du point de vue humain bien entendu. Mais la genèse des entités réelles, autant dire la Création, n'est pas le fait de l'homme. Donc si l'on admet l'idée d'un Créateur, ce Créateur a pu procéder, quant à lui, du général au particulier. Le métaphysicien, puis le scientifique dans son sillage, font empiriquement le chemin inverse dans leur folle ambition de s'identifier au Créateur.
Cependant la résolution de l'énigme est une entreprise collective, historique, pas à la mesure de l'existence individuelle. Autrement dit : moi lecteur de bonne volonté, pathétiquement désireux d'accéder à la vérité des vérités, je n'ai aucune capacité pour conclure personnellement sur ces choses ! Je peux juste emprunter leurs croyances aux philosophes, notamment aux premiers d'entre eux : Platon et Aristote. Bien que mes convictions se construisent le plus souvent sur un mode alternatif (ou bien, ou bien) et je penche aujourd’hui du côté de Platon : je crois, ou plus exactement : je veux croire, à la réalité des universaux. Je suis donc réaliste au sens scolastique du terme.
Et si la lecture n'était que durée indifférente, diversion, remplissage. Que seul était concret le temps de l'existence individuelle, suite de pointillés dans la durée universelle. On pressent bien durant la vie que la lecture est un filet qui nous retient dans le vide et préserve nos chances. Et quand le terme approche, on réalise qu'elle a contribué à remplir nombre de vides entre les pointillés, et presque rétabli cette continuité sans laquelle il n'y a pas d'être. Mieux encore : non seulement les livres nous ont fait vivre dans sa continuité la vie qu'on n'a pas pu vivre mais aussi mille autres vies auxquelles on n'aurait jamais songé.
La vie de l'esprit pourrait désormais se jouer entre ces deux pôles : la métaphysique d'un côté, la sensibilité littéraire de l'autre. Dans cette hypothèse, la construction de la pensée ne procéderait plus uniquement, comme jusqu'ici, par menus progrès que l'écriture suit à la trace pour ne pas en perdre le fil, mais par l'élaboration insensible, dans l'arrière-cuisine de l'esprit, d'un corps d'idées faisant prise et dont on ne prend pleine conscience qu'à un stade avancé de maturation. L'écriture de la pensée prendrait alors deux formes complémentaires : d'abord, celle que j'ai presque toujours employée jusqu'ici, consistant à rendre compte de l'assimilation des idées comme autant de ponctuations dans le temps de l'existence, comme autant de butins prélevés un à un dans les livres et qui mis ensemble édifient une doctrine à mon usage personnel (ma métaphysique); ensuite, la culture acquise, insensiblement et comme par imprégnation, dans les domaines et les époques dont j'ai fini par devenir familier (les écrivains de ma vie; le romantisme de l'imaginaire; celui de la nature; la sensibilité religieuse au XVIIe siècle). Il me semble que j'ai négligé de rendre compte de cette deuxième forme jusqu'ici. Il ne s'agirait plus de me contenter de résumer ou de paraphraser mais de montrer comment l'étude m'a transformé.
Je constate, quelques années plus tard, que je n'ai pas réalisé la seconde partie de ce programme, la plus littéraire donc la plus difficile. Il me semble qu'elle est plus autobiographique que la première, qu'elle nécessiterait d'entrer dans le passé. Mais je résiste à l’intro-rétrospection ; je me projette spontanément dans l'avenir, dans l'enregistrement des progrès apportés jour après jour par la lecture et par l'étude. Un jour viendra, je sais, où le flux se ralentira et où je pourrai m'attarder sur les rives de ma vie, peut-être même m'y prélasser sans avoir l'impression de manquer à mes devoirs d'existant.
La réalité des Universaux est pour moi indéniable, mais l'homme n'est pas capable de savoir où passe la frontière entre ce qui relève de l'universel et ce qui n'en relève pas. Si l'on connaissait cette frontière, on serait capable de comprendre le processus de la Création ou, si l'on préfère, son principe : Dieu pourrait avoir conçu le noir mais serait-il alors allé jusqu'au gris et, si oui, jusqu'à quelle nuance de gris etc.… ? Être réceptif à l'idée d'une réalité des Universaux c'est admettre la possibilité de Dieu ; constater que l'esprit humain ne saura jamais où placer la frontière entre ce qui est universel et ce qui ne l'est pas, c'est nous ramener inexorablement à notre ignorance fondamentale, avec ou sans Dieu. Cette question de la frontière de l'universel, même si elle ne frappe pas l'esprit de tout le monde, est au cœur de la condition humaine, tout comme les deux infinis pascaliens et le temps bergsonien. Trois mystères proposés à l'âme humaine.
La démarche spontanée de l'esprit est d'induire, toujours induire, pour remonter aux principes, puis au principe des principes, à la source. Il y a un terme, dans ce processus de généralisation, où aucune comparaison, aucune distinction n'est plus possible. Le principe est alors à lui-même sa propre justification. On peut dire que l’Être est atteint. Cette définition de l’Être comme limite de l’intellect me convient car elle est très restrictive : elle semble ne pouvoir s'appliquer qu'aux seuls principes éternels et nécessaires, aux seules formes ou idées au-delà desquelles aucun perfectionnement n'est concevable. Il y a loin de cette définition à celle qui voudrait faire de l'être (sans majuscule) une sorte d'attribut d’excellence qu'en ridicules démiurges nous nous octroyons le droit d’accorder à nos chères personnes et à tout ce qui nous entoure.
Je suis plus que jamais convaincu que la recherche de l'Être, est une démarche de l'intellect, continue et sans terme, relevant de l'usage combiné de l'aphairesis et de l'apophatisme. L'aphareisis (abstraction et induction) est un processus visant à dégager peu à peu, comme par effeuillage, les signes de l'Être à partir d'une réalité humaine qui les voile. L'apophatisme vise à affirmer ce qu'une entité, réelle ou supposée telle, ne peut pas être. Ces deux outils de l'intellect sont mis au service de la recherche ontologique, laquelle peut faire l'objet d'une mystique de nature rationnelle (telle la merveilleuse mystique rhénane). Les ontologies qui attribuent l'être à telle ou telle entité, substance, sujet ou personne, me semblent aller un peu vite en besogne. Du point de vue religieux j'interprète la trinité du christianisme comme l'aveu de l'impuissance humaine à formuler une définition univoque de Dieu. Pour moi, les trois termes de la trinité sont simplement des signes possibles du Dieu unique, interprétés, et magnifiquement, dans le langage humain ; une formulation d'autant mieux fondée qu'elle est le fruit d'une élaboration collective historique. Signes communicables de l'Être, éléments pour une apologétique a posteriori, étapes vers l'Être, mais pas l’Être. Pour ma part je ne m'arrête pas en si bon chemin, mon souci prioritaire n'étant pas de croire mais d'aller de l'avant. Je postule seulement qu'Être n'est pas un vain mot ni une commodité grammaticale. Peut-être est-ce le signe ?
Pratiquement, dans ce processus essentiellement empirique qu'est une existence consciente, il est difficile de s'assurer qu'une limite a été atteinte. On peut se tromper ou être trop imprécis dans l'appréciation des frontières qui définissent les Idées et les Formes. Mais au moins on tient là une définition à garder en tête, une lumière vigilante pour les heures recueillies où l'on réfléchit à notre rattachement au monde sensible. Aucune réponse définitive à des questions telles que : quelle est la forme ultime que je perçois dans ce rideau d'arbres en train de perdre leurs feuilles ? ou bien : ai-je dans ma vie vécu l'amour dans toute sa plénitude ? Aucune réponse immédiate, qui serait purement intuitive. C’est le bain prolongé de la méditation, accumulant en nous quantité d'informations infimes, qui nous livre l’accès aux idées essentielles. Au bout de cette expérience intérieure, il me semble qu'un monde supérieur s'édifie progressivement, notre monde intelligible, notre monde des essences, un monde épuré, personnel donc inachevé.
Si l'on voulait atteindre Dieu d'emblée, sans étape et sans procès comme plus haut, on pourrait peut-être le faire en se plaçant dans cet espace-temps tout personnel, et peut-être pas imaginaire, où notre liberté est absolue, où ne sommes soumis à aucun déterminisme matériel, où nous agissons selon notre loi propre. Oui, nous, pauvres sujets humains, qui nous débattons continuellement dans des liens, nous sommes parfaitement capables de nous concevoir parfaitement libres, comme Dieu !
Pour l'immanence panthéiste, Dieu est de ce monde, il est tout ce monde mais il n'est que lui. C'est un immense organisme sans limite ni origine, soumis à toutes les forces qu'il contient et qu'il régule. On imagine mal comment lui appliquer le concept de liberté, et moins encore de liberté absolue. Le Dieu unique transcendant, quant à lui, n'est pas de ce monde ; il peut donc avoir tout pouvoir sur lui sans être soumis à aucun force de nature matérielle.
La liberté absolue de l'être transcendant doit aussi être appréciée par rapport à l'origine de l'univers matériel. Le Tout étendu serait né, au Big Bang, d'un tout sans extension ; la matière serait née de l'absence de matière. Donc, à l'origine de tout, on peut supposer un monde immatériel et indéterminé, sans contenu ni périmètre. Cet esprit omnipuissant, cette immatière en somme, pourrait d'ailleurs cohabiter avec la matière, comme si sa formidable transformation originelle ne l'avait pas affectée dans sa nature.
Cette réflexion sur l'origine du monde matériel est perturbante pour toutes les croyances, particulièrement pour ceux qui, comme moi, seraient tentés, par confort, de se reposer dans une foi panthéiste sans se poser de questions perturbantes. Il est cependant impossible de ne pas intégrer dans son système du monde la question de la fondation, celle du temps et des transformations. La faille énorme, rédhibitoire, de la pensée panthéiste, du spinozisme en particulier, est d'imaginer un monde de toute éternité, un monde sans histoire. Et je suis prêt à basculer pour la transcendance et la cause spirituelle, ne serait-ce que pour en revendiquer la possibilité et, avec elle, celle de la liberté absolue.
Si la liberté absolue peut suffire à définir le concept du Dieu transcendant, cette définition ne nous aide pas à nous situer, nous humains, par rapport à Lui. Soit Il nous comprend, nous renferme en Lui-même, soit Il nous domine de haut, de loin, de longtemps. Nous ne saurons jamais exactement. Le plus sage est de préserver une double croyance : la panthéiste, calme et tranquille, qui s'accorde le mieux au quotidien au prix d’un emprisonnement définitif ; la monothéiste, aux moments de plus forte exigence spirituelle et pour préserver la possibilité d’une libération totale.
Le christianisme me semble proposer une synthèse entre les deux systèmes de croyance. Car si le Père symbolise l'éloignement propre à la transcendance et la création, le Fils est l’hypostase humaine en lequel nous nous reconnaissons en notre for intérieur, par le verbe et dans la permanence des jours. Quant à l'Esprit, c'est le principe éternel de continuité qui aurait préexisté au monde matériel, lui aurait donné naissance et continuerait de nous environner. Avec ces trois pôles que le texte sacré, au travers de tous ses écrans symboliques, nous présente comme rassemblés dans l'Unité définitive, nous pouvons naviguer dans l'entier univers, le familier bien sûr, mais surtout l’autre, celui où nous sommes soustraits à toutes nos déterminations.
J'imagine un plan supérieur de l'immanence, qui n'est plus le monde sensible du panthéisme ordinaire, mais le monde intelligible platonicien peuplé d'Idées et de Formes. Dieu n'y figure pas mais l'esprit humain peut s'y mouvoir librement, en faire son champ d'action, et cela sans sortir du temps existentiel. Le monde intelligible, ou plutôt le monde des intelligibles, en tant que plan supérieur intermédiaire, est bien le produit (ou le signe) d'une forme de transcendance, mais il peut rester à lui-même sa propre explication, se dispenser de Dieu en somme. Il reste parfaitement accueillant à l'homme et forme un tout. Et l'on pourrait s'en tenir à lui sans se référer à ce qui le dépasse : c'est bien une position de type panthéiste dans un monde d'idées pures. Il est curieux de constater que le plan du monde sensible, base classique de l'immanence panthéistique, est plus mystérieux, plus troublant, plus déstabilisant, en un mot plus étranger, donc plus propice à la foi que le plan du monde des intelligibles, siège d'une immanence simplifiée et comme raffinée, qui peut se suffire à elle-même.
J’ai appris ultérieurement que cette conception religieuse du double plan immanent/transcendant, dont l’idée naît assez spontanément à qui se penche un peu sur la question, s’appelle panenthéisme. Il ne manque pas d’arguments pour considérer que la théologie chrétienne primitive des Pères de l’Église, fruit admirable d’une pensée collective et hybride, en relève.
Dans la religion chrétienne, le Christ est le point en apparence le plus fragile de la solution métaphysique apportée par la religion qu'il a fondée. Et c'en est pourtant le plus spécifique et le plus déterminant. Fragile en apparence, car le Christ est Homme qui lui-même est Terre. Comment, en toute logique, ne pas alors réduire le Christ à une créature purement terrestre ? Parce que le Christ est l'âme divine tombée dans le temps terrestre et que le Verbe divin est assez souple pour s'adapter à d'autres mondes que la terre, à d'autres temps que le temps terrestre, à tous les mondes capables d'accueillir l'âme divine. Autant de mondes, autant d'avatars du Christ, des milliards de Christ.
Affirmer que le monde matériel a une origine, comme le soutient la science la plus sérieuse, cela revient à dire qu'il y a quelque chose qui précède la matière. Est-ce ce que certains appellent l'esprit ? Une autre matière ? L’immatière ? Quels que soient le nom et la signification qu'on donne à ce principe créateur préexistant à la matière actuelle, il est impossible de ne pas être dualiste. C’est la preuve par l'origine. Deux réalités se côtoient, dont l'une est sans doute à l'origine de l'autre. Je ne vois pas comment échapper à cette évidence.
Janvier 2024
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