ANNÉE 2014

Tenir un journal d’étude

Tergiversations sur mon inscription en licence d'histoire ou de philosophie à distance. J'ai de la peine à conduire un programme personnel d'étude, alors je serais prêt à me confier à l’université : c'est un peu ridicule à 63 ans ! Je connais à fond les programmes de licence à distance de Nanterre, Toulouse, Montpellier, Bordeaux, Caen…. Et j’en passe. Quand me résoudrai-je à abandonner définitivement cette lubie ?

Il serait plus intelligent de m'en tenir à des approches personnelles, de me fier à mes humeurs, mes affinités, mes auteurs favoris ; à prendre en compte mon passé de lecteur, mon souci d'évolution, mon éclectisme.

Ce qui me rebute le plus dans la démarche universitaire à mon âge c'est l'obligation de mémoriser, le fait d'avoir à rendre des devoirs, l'absence de liberté au fond. Mais je sais bien que l’université serait le lieu idéal pour échanger, pour sortir de ma tour d’ivoire.

D'un autre côté, la culture personnelle ne se réduit pas à l’érudition, à l’accumulation des références, ce qu’impliquerait sans doute une formation universitaire. La culture pour moi c'est ce qu'on retient d'essentiel après avoir lu beaucoup de livres, ce qui finit par devenir une part de nous sans qu’on l’ait voulu.

En réalité, ma frustration est liée à la difficulté d’exprimer les idées et les connaissances que j’ai acquises, à les retenir dans les mailles de mon esprit, à leur donner une forme, une cohérence et une signification personnelles. Ma seule ressource pour marquer les jalons de mon progrès dans le monde des idées sera donc ce journal qui contiendra les traces de mon itinéraire de lecteur.

Un premier choix d'auteurs à lire

J'ai plaisir aujourd'hui à m'adresser à un lecteur inconnu pour lui expliquer ma démarche d'apprentissage de la philosophie à travers un choix personnel d'ouvrages. Lui parler de cela, c'est d'abord lui faire partager mes interrogations sur la pertinence de mes choix. J'y ai réfléchi une bonne partie de la nuit qui vient de s'écouler, et nous sommes au petit matin.

Mon objectif initial était d'aborder la philo en autodidacte à partir de mes questionnements du moment, au lieu de suivre un programme d'enseignement classique. En somme en lisant les ouvrages qui peuvent enrichir ma pensée sur les thèmes qui m'intéressent en priorité et non pas en acquérant méthodiquement et patiemment une culture de type universitaire, à laquelle, de temps à autre, au hasard des rencontres, j'aurais pu rattacher des préoccupations plus intimes. L'université s'impose évidemment à qui veut acquérir une spécialité professionnelle. Mais dans mon cas et à mon âge, il faut aller droit au but, avec mes propres objectifs et en évitant de me noyer dans l'océan des connaissances.

Voici ma position de départ. Je souhaite aborder les grandes notions métaphysiques (Temps, Espace, Matière, Vie, Esprit, Amour) en ignorant délibérément Dieu. J'en suis venu à ce positionnement après avoir erré pendant un certain temps, et il n’y a pas si longtemps, sur les chemins périlleux de la foi, poussé par un besoin de certitude, de sécurité. J'ai réussi jusqu'ici à éviter ce court-circuit. Je ne recherche évidemment pas de certitude en matière métaphysique, car il ne peut y en avoir, par définition. Mais je veux prendre toute ma part des grandes interrogations humaines avant qu'il ne soit trop tard. Je suis persuadé que la croyance en un Dieu n'est pas un préalable pour pénétrer le mystère de l'être. J'oserais même dire que la foi est antithétique d’un certain progrès spirituel puisque, en nous proposant une solution définitive, elle nous dispense de sonder le mystère !

En m'intéressant à la métaphysique, j'élargis le domaine de réflexion du biologiste que j’étais. Comme pour la plupart de mes collègues, mon travail de chercheur biologiste fut un long et laborieux processus excluant paradoxalement toute réflexion approfondie sur la vie ! Cette réflexion, il est vrai, n'est pas indispensable au biologiste dans l'environnement actuel de la recherche scientifique. Le chercheur est devenu un cisailleur de molécules, un technicien sophistiqué. Maintenant que je suis à la retraite, mes interrogations philosophiques ne peuvent certes plus profiter à mon travail de recherche, mais je peux pénétrer librement dans cette zone frontière entre la science et la métaphysique où se remportent finalement toutes les grandes victoires de l’esprit.

Formidable programme de réflexion et de méditation ! Se mettre dans la peau de personnes d'exception, philosophes, romanciers, poètes, savants, qui cognent aux frontières de l'être, qui ne se satisfont pas des perceptions routinières, de l'intelligence utilitariste, qui ne se contentent pas d’un monde dont une croyance religieuse suffirait à rendre compte !

Avant d’en arriver là, continuons plus modestement la lecture des Études sur le temps humain de Georges Poulet. Cette œuvre de critique littéraire m'a fait entrer en douceur dans la métaphysique du temps et montré la richesse et la diversité des attitudes humaines par rapport à ce concept. Je compte maintenant continuer à dérouler le fil d'Ariane en lisant ceux des ouvrages de Gaston Bachelard qui sont consacrés à notre perception subjective des éléments naturels : le feu, l'eau, l'air, la terre. Je commencerai ce programme de lecture par un ouvrage intermédiaire dans sa production : la Formation de l'Esprit Scientifique, dont le sous-titre explicite le propos : Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. On se place ici dans la zone intermédiaire que j'évoquais tout à l'heure, celle où l'objectivité, indispensable en science, se heurte aux perceptions personnelles, le plus souvent culturelles, de la matière. Cette œuvre, qui relève de l'épistémologie, me semble une bonne transition vers les œuvres plus tardives de Gaston Bachelard sur notre perception subjective des éléments (la Psychanalyse du Feu, l'Eau et les Rêves, l'Air et les Songes, la Terre et les Rêveries de la Volonté, la Terre et les Rêveries du repos).

A l'abri de la rumeur du monde

Premier bilan de ma lecture du premier tome des Etudes sur le Temps Humain de Georges Poulet. J’ai résumé quelques monographies d'écrivains, mais je dois veiller à rester dans les limites de mon thème initial : les diverses attitudes de l'homme face au temps existentiel. Je m'avise également, en commençant à lire la notice consacrée à Benjamin Constant, que j'avais oublié la passion amoureuse, mais aussi sans doute l'amitié, comme déterminants de notre attitude face au temps. Oubli essentiel ! J'y reviendrai bien sûr.

Rendre compte du retentissement des lectures chez un homme achevant le cours de sa vie. Pour lui, solitude et vieillesse vont de pair, ceci au profit de l'esprit. S'instaure alors un recueillement naturel, libérant le regard intérieur. Celui qui, par confort ou par dérision, se dérobe à ce resserrement de l’être échappe à lui-même, échappe à sa destinée peut-être. Je ne vois d'ailleurs que des manières artificielles de sortir de cette solitude essentielle. Toutes les distractions sont vaines. Mon périmètre social et physique à moi se rétrécit de jour en jour, comme pour se conformer plus étroitement à mon sentiment intérieur.

Impressions au cœur de l'hiver, au milieu des livres. Derrière la fenêtre, la perspective de la grande allée du jardin bordée de buis qui reste belle en cette saison. La perception du microcosme varie avec les saisons mais tout reste familier. Ce jardin, tout le temps, et les horizons marins, à la belle saison, font partie de moi : j'espère qu'ils me seront ôtés le plus tard possible. Mais j'ai perdu tout désir de vivre à contre-saison, par exemple d'aller dans un pays chaud au cœur de l'hiver. Pourquoi ai-je perdu ce désir, si légitime au fond ? L'explication est cachée au fond de moi ; elle ne me vient pas spontanément à l'esprit. Il me semble que chez les vieux comme moi l’âme repose dans quelques repaires familiers dont elle s’évade difficilement. Toute délocalisation entraîne une suspension du dialogue au cœur de l'être. Ainsi, même dans le plus beau paysage naturel, sous un climat radieux, on peut ressentir l'indifférence foncière de la Création.

Chaque âge a sa raison d'être. Celui auquel je suis parvenu est naturellement spirituel. L'inquiétude métaphysique est devenue vitale, je m’abrite de la rumeur du monde dans un for intérieur aux limites repoussées.

Je à distance

L’écriture des résumés des essais de Georges Poulet sur le temps m'a donné un certain plaisir. Pourquoi consacrer ce journal du lecteur uniquement aux notes de lecture ? Il faudrait aussi y faire pénétrer le sentiment intime et la matière-même de l’existence. Même si je m’en tiens aux livres, je ne suis pas obligé de me placer sur les sommets. Pourquoi pas quelques impressions de lecture sur des ouvrages faciles  ? En tout cas, considérer les lectures comme une sorte de promenade, dont on peut rendre compte sous la forme d’une causerie familière, sans trop de façons, avec légèreté même.

Plusieurs moyens de réinvestir la vie intérieure, bons en toutes circonstances : privilégier l’amour à la haine et au rejet ; s'inventer des existences imaginaires ; transposer la vie présente et passée ; se fondre dans la nature, la grande et la petite ; choisir des divertissements qui ne nous abaissent pas.

Parmi ces divertissements, il y aurait bien les voyages. Mais les voyages, les vrais, ceux qui nécessitent de se transporter sur les lieux, c'est une autre histoire. J'y pense souvent mais sans en avoir le désir. J'ai désormais du mal à m'imaginer ailleurs que dans des environnements familiers. J'ai l'impression que, loin de la maison, je traînerais l'ennui avec moi. Impossible de me débarrasser de cette idée, même en ce moment, au cœur d'un hiver abominable où tout le monde aurait envie de fuir dans quelque coin ensoleillé au bout du monde.

Pour l’expliquer, je peux invoquer des raisons tenant à mon passé. J'ai souvent voyagé dans ma vie et vécu de longues périodes à l'étranger (dix-huit mois en Algérie, deux ans en Italie, un an aux États-Unis). Pour mon travail je me suis aussi beaucoup déplacé, sur tous les continents. J'en ai évidemment retiré une foule d'impressions et il me semble qu'à mon âge la priorité serait de privilégier la mémoire plutôt que d'accumuler d'autres sensations. Cette position est sans doute atypique, la plupart des gens voyageant pour se détendre, s'évader du quotidien, et non pas avec le souci d’ajouter une quelconque signification à leur existence. Privilégier la mémoire parce que le corps résiste au déplacement, au dépaysement. Extraire le meilleur du passé plutôt que d’accumuler des sensations nouvelles.

Inflexion

Le printemps fait son entrée triomphalement avec quelques semaines d'avance. Le temps pour la lecture va commencer à se rétrécir au profit du jardinage.

Après quelques hésitations, j'ai décidé de m'affranchir des limites que j’avais assignées à ce journal du lecteur. Il reste bien centré sur la conduite d'une âme, si ce raccourci n'est pas trop prétentieux, mais je ne m’en tiendrai pas strictement aux lectures et à leur retentissement en moi. Il ne serait pas malvenu, en particulier, de décrire mon rapport spirituel à la nature, notamment à cette nature si intime de notre jardin. Comme la lecture et la chasse aux idées, la vie au jardin est une quête de formes et de sens. Il s'y cache des messages à notre intention personnelle, qui ne se livrent pas d'emblée. Il y a des évolutions en permanence : inflexions, abandons, élections. Il y a un vocabulaire et une grammaire, et puis tant d’images possibles pour agrémenter la lecture.

Correction du programme de lecture. J'avais l'intention d'approfondir la perception littéraire des grands concepts métaphysiques à travers les œuvres de la seconde période de Gaston Bachelard. Tel reste bien mon objectif à moyen terme. Mais je crois pertinent, pour mieux me préparer à cette lecture difficile, de relire avec suffisamment d'application certains ouvrages de Henri Bergson, dans le prolongement de la philosophie spiritualiste des XIXe et XXe siècles en France. J'ai jeté mon dévolu sur les deux recueils d'essais dans lesquels on trouve, d'une certaine manière, une forme de synthèse de ses idées: l'Énergie Spirituelle, publié en 1919, et la Pensée et le Mouvant, en 1938. Je rendrai compte de ma lecture le moment venu.

Lire puis écrire

D'abord sur la lecture elle-même, avant de passer à l'écriture. Une méthode naturelle de lecture consiste à importer un rythme et des intonations personnelles à l’intérieur des livres. La mémoire utilise cette structure musicale que nous leur conférons spontanément. Cet ordre exporté dans la substance du texte retient le signe et la signification. La lecture peut ainsi être une façon très personnelle de nous immiscer dans l’œuvre, de nous l'approprier, de lui apposer notre marque.

Rendre compte de ses lectures par l'écriture devient intéressant quand on parvient à se dégager de l'enchaînement des mots, des idées et des paragraphes, quand on devient infidèle à la lettre et qu'on prend conscience de son parcours d'infidélité. Cette lecture libérée, d’une subjectivité assumée, capable de déboucher sur une expression originale, implique une relecture attentive de l’œuvre. On n'y coupe pas : sans effort, sans concentration intellectuelle, sans beaucoup de temps, on ne peut pas dépasser ses propres limites.

Comment, sans une sévère discipline intellectuelle, progresser dans l’intelligence des textes et être capable de rendre compte de ce progrès par l’écriture ? C'est certainement un devoir pour les universitaires. Mais n'y a-t-il pas une approche à la portée des non-spécialistes ? J’y prétends en tout cas, et c’est sur Henri Bergson que je vais me faire les dents.

Être au monde

L'intellect finit par ruiner l'instinct, la sensation, l'imagination. Le pouvoir de l’intelligence est illusoire.

Se couler dans le flux de la vie sans jamais se ressaisir ; abandonner la maîtrise du réel en dehors de l’utile ; laisser le monde envahir le soi et le soi s’insinuer dans le monde. Et dès lors, plus d'antagonisme entre être dans le monde et être au monde.

Cet abandon, ce relâchement des tensions, des résistances et des barrières, loin d'être un pas vers le rien est un acquiescement à la vie, une porte ouverte à l’altérité, une promesse de transgression des frontières.

Deux conceptions du salut pour une même fiction

Difficulté à revenir sur ma vie, à m'identifier aux souvenirs de moi qu'il me reste, à y retrouver celui que je crois être aujourd’hui. Cette mémoire n'est pas lacunaire mais elle me parle d'un étranger qui en général ne m'intéresse pas ou, au mieux, m’intrigue. Comme s'il n'y avait pas de continuité dans le temps, que l'unité de l'être était une fiction. Pour cette raison, une autobiographie intime est selon moi un exercice littéraire visant à conférer une unité à ce qui n'en a pas.

On pourrait faire l'hypothèse qu'il existerait bien un moi perdurant avec le temps, mais un moi fragmenté qui ne se révélerait qu'accidentellement. La création littéraire consisterait alors à rechercher ces événements rares dans lesquels le moi se serait manifesté au milieu d'un océan d’avatars et de péripéties. Et si la mémoire est assez accueillante pour permettre à l'être authentique d'entrer en scène, alors une forme de continuité pourrait être reconstituée, au-delà des pointillés et des vides.

Dans l’acception ordinaire du mot, le salut se rapporte à la façon de sauvegarder son âme au-delà de la mort. Une telle sauvegarde est conditionnée à l’existence d'un moi unique et authentique, l'âme étant imaginée comme une pure monade transférable au-delà de la tombe. Il s’agirait alors de la rassembler, dans sa parfaite intégrité, pour lui faire accomplir le dernier saut. Mais on peut se représenter le salut, au contraire, comme un complet abandon du soi, une désidentification radicale précédant la fusion au cosmos. Ces deux conceptions du salut ont en commun la conviction d'une extrême fragilité de l'être. Elles se disputent en moi et je ne suis pas pressé d'en hâter l'arbitrage, qui relève probablement d'un processus physiologique où la conscience a peu de part. Je ne peux ici que témoigner.

Le conflit, essentiel selon moi, entre ces deux options du salut est un superbe thème littéraire, proprement inépuisable. La mémoire du moi y joue un grand rôle. Voyons.

Si je retiens l'option A (le moi existerait bien et mériterait de survivre, d'une manière ou d'une autre, avec son véhicule l’âme), faire alors l'hypothèse que j’ai disséminé, comme autant de petits cailloux, une partie de ce moi dans le passé. Des fragments de vie auxquels la mémoire peut accéder, non cette mémoire qui ne s'intéresse qu’à ce qui est utile ou pittoresque, mais celle qui consolide la fameuse âme éternelle. Si l'on admet que l'âme est notre véhicule d'éternité, alors on doit pouvoir la retrouver dans le passé, le passé comme expérience personnelle de l'éternité. La démonstration que l'âme n'est ni une illusion ni un vain mot, que l'âme existe. Si elle se manifeste déjà dans le passé, alors elle garde toutes ses chances pour l'avenir. Et si, par surcroît, le temps cosmique était réversible (contrairement au temps biologique) et que l'âme était de nature cosmique elle-même (et non biologique), alors tous les délires seraient permis !*

Une intéressante expérience de création littéraire, j’y reviens, serait donc de décrire le conflit entre l’option A (le moi existerait bien et mériterait de survivre d'une manière ou d'une autre) et l’option B (le moi serait illusoire et l'âme ne serait que le témoignage éphémère d'un mouvement de fusion à l'ordre universel, une onde se perdant dans l'infini des ondes), de décrire ce conflit chez une personne vieillissante qui n'a plus d’autre souci que de vivre ce conflit, ceci sans angoisse, comme une des dernières voluptés offertes par l’existence. Faire le journal de ce conflit, sans en hâter ni forcer la solution. Le grand suspens. Et sans aucun caractère tragique, car toute solution, quelle qu'elle soit, sera jugée heureuse. Pas d'affrontement entre le bien et le mal, entre la beauté et la laideur, entre la liberté et l'aliénation. En toute curiosité, et pour s'ajuster au mieux à la situation.

Au fond ce journal de la vie intérieure, où je me cache derrière le lecteur, pourrait se contenter de narrer la lutte d’influence entre ces deux idées qui s’affrontent en moi. La bonne attitude est dans cette libre circulation de l'esprit dans l’univers de la mémoire, associée à l’interrogation, gratuite et dédramatisée, sur la réalité de l'être.

[Note 1]

J’avais osé ici le mot âme pourtant si galvaudé dans la littérature et la philosophie. Ultérieurement dans ce journal j’ai essayé de clarifier ces termes confus en rapport avec les fonctions psychologiques. Désormais je désigne par âme le principe affectif, et par esprit ce qui nous relie au monde immatériel (rien à voir avec intellect). C’est donc bien le mot esprit que j’aurais utilisé aujourd’hui.

Après une lecture des Deux sources

Il me semble avoir lu quelque part que Henri Bergson, à la fin de sa vie, était à deux doigts de se convertir au catholicisme. Mais était-il alors de religion juive ? En lisant Les deux sources de la morale et de la religion j'ai eu l'impression qu'il était éloigné autant d'une religion que de l'autre. En tout cas, la lecture des Deux sources a eu cet effet sur moi de m’éloigner encore plus de la foi religieuse. J'ai aimé ce livre, je l'ai lu avec autant d’intérêt pour le sujet que d’adhésion intellectuelle au propos, pour l’essentiel. Ouvrage écrit avec une certaine sobriété de ton, sans effusion lyrique ni excès de spiritualisme sur un sujet qui aurait pu pourtant s’y prêter. Le traitement est purement philosophique.

Je crois qu'il ne faut pas se méprendre sur son panégyrique des prophètes juifs et des grands mystiques chrétiens dans le chapitre intitulé « la religion dynamique ». Il les admire sincèrement comme créateurs géniaux et hors du commun, mais il use très rarement de la notion de surnaturel pour rendre compte de leur action en ce monde. Le terme divin est utilisé avec parcimonie et, en général, pour traduire cet état supérieur associé à la morale qu’il qualifie d’ouverte. Bergson use comme à son habitude du terme de Nature comme d’un antidote à celui de Créateur, mais aussi à celui de Finalité. Et pourtant, bien qu'il s'en défende de temps en temps, Bergson est sans aucun doute finaliste (voir plus loin). Il croît que la Nature a voulu la vie et que la vie s'est cherché une voie à travers, et en opposition à, la matière. Avec la lignée humaine, la vie a même été au-delà des limites que la Nature s'assignait à elle-même. Mais pour l'homme-Bergson Dieu ne semble pas absolument nécessaire, même s'il en reconnaît la fonction en quelque sorte utilitaire pour les masses. Sa conclusion laisse penser que s'il n’est pas fermé à l'idée de Dieu, il n'est en tout cas pas pressé de conclure, cette notion restant par définition totalement ouverte. Or il est évident que pour lui, même s'il ne l'affirme pas de manière abrupte, tout dogme consacré est par essence clos, notamment celui de la Révélation, qui aliénerait à jamais la destinée humaine. Et que faudrait-il alors penser de la Trinité !

Un des points sur lequel je critiquerai Bergson, un point de taille quand-même, c'est l’oubli du côté négatif de la lignée humaine. Il décrit de manière convaincante les hommes d'élite, mystiques, artistes et savants, qui contribuent au progrès de l'humanité et qui, pour certains, vont même au-delà du Bien projeté par la Nature. Mais il oublie de mentionner l'excès monstrueux dans le mal dont est capable l'espèce humaine. Cela nous frappe peut-être plus, nous hommes du XXIe siècle, qui connaissons les génocides, les saignées humaines et autres hécatombes du siècle dernier. Pourtant cette singularité humaine dans le mal frappait déjà, dès le XVIIe, un visionnaire inspiré comme Pascal. Optimiste impénitent, Bergson semble avoir délibérément retiré cette carte de son jeu. Dans le chapitre intitulé « La religion statique » il considère que les sociétés sont naturellement guerrières, qu'elles le sont primitivement, qu'elles le demeurent, qu'elles l'ont toujours été. Je pourrais tomber d'accord avec lui, si, en utilisant ses propres concepts, on en restait à la société close et à la morale close. Mais ne peut-on pas considérer aussi l'existence d'un Mal ouvert, d'un Mal hors des limites assignées par la nature ? Même s'il avait raison in fine, je ne comprends pas pourquoi il n'a pas traité ce versant de la question. Je crois que l’un de ses traits essentiels, et qui fausse véritablement ses positions philosophiques, est d'être optimiste par principe. On ne peut pas dire que c'est un biais d'époque car certains de ses contemporains comme Anatole France, exprimaient un pessimisme radical sur l'espèce humaine (voir par exemple l'Ile des Pingouins).

Autre grande critique de fond : un finalisme qui ne s'assume pas. Il ne suffit pas de remplacer Dieu (ou Créateur) par Nature et de nuancer ses convictions finalistes en disant que le plan initial peut-être modifié dans une certaine mesure par les processus évolutifs. Personne ne s'y trompe. Toute la pensée de Bergson est sous-tendue par ce programme biologique irrésistible, l'élan vital, qui emporte l'homme, lignée ouverte, vers les sommets. Là encore on peut ne pas adhérer à cette vision, très contraignante pour la raison et l'entendement ! Le problème, c'est que dès qu'on s'y refuse, on peut être amené à rejeter en bloc la philosophie de Bergson. Je n'ai pas d'avis définitif. De toute façon, ça n'ôte rien au plaisir de le lire, qui est immense.

Une pensée dérivée, comme conclusion. En lisant Les deux sources j'ai compris que quand on cherchait Dieu, on se cherchait soi-même, et souvent à son insu. Si l'être est fragile par essence, combien l'idée de Dieu ne l'est-elle pas plus encore ? Il vaut mieux s'amuser à percevoir les traces de l'être en soi, que de s'intéresser sans transition à l'étage supérieur. Car la question de l’être est également mystérieuse s’agissant simplement de soi. Quant à adhérer à une religion dite consacrée, close par nécessité (là je prends Bergson à la lettre), ça ne serait que pour des motifs eux-mêmes bien clos.

Penser juste

Souvent je reviens aux Lundis d’Augustin Sainte-Beuve, chefs d'œuvre d'intelligence et de fine érudition. Un de mes grands plaisirs de lecteur. Les romans, classiques ou contemporains, m’ennuient. J’ai l’impression d’en connaître depuis toujours les héros et les intrigues. Les romans étrangers, même les incontournables, me tombent des yeux, à cause des traductions souvent médiocres (voir ma tentative toute récente avec la Montagne Magique de Thomas Mann dans le Livre de poche : le texte français est terne à mourir). Le fantastique ne me distrait plus, sa gratuité n'est plus en accord avec mon sentiment actuel d'urgence et mon peu de souci pour la distraction ou l'évasion. Les essais philosophiques, à cause de la manière très sérieuse avec laquelle je les aborde actuellement, tendent au devoir d'étudiant. Une impression accentuée par mes efforts à les résumer et qui retranche une partie du plaisir que je pourrais retirer d’une lecture simplement intelligente. Merci, Augustin, de me redonner le plaisir de lire, à moi lecteur fatigué !

Animé par le souci de percevoir différemment la réalité qui m'entoure, je lis des ouvrages qui pourraient contribuer à renouveler ma perception du temps, de l'espace et des éléments matériels. Rétrospectivement, cette période de plusieurs mois a été utile : j'ai fait preuve d'une certaine constance, d'un intérêt soutenu pour ces questions liées au sens intime de l'existence. Mais j'ai reproduit un exercice universitaire de fidélité au texte, voire de paraphrase, où il s'agissait de recenser les idées principales des auteurs étudiés. Je me suis trop mis en retrait, au lieu d’utiliser les œuvres comme tremplin à mes propres idées et à mes propres mots. Dans mes résumés je m’autorise bien sûr des pensées personnelles, même si j'essaie de rester fidèle à la lettre des œuvres. Mais le moyen - le résumé fidèle -, risque toujours de prendre le pas sur le but - le progrès spirituel. C’est ce dernier qui importe. Je mets ici de côté l’érudition car je ne la recherche jamais pour elle-même.

Le moyen scolaire que j'ai choisi pour assimiler les œuvres de pensée briderait-il l’essor de ma propre pensée ? Mon étude ne devrait-elle pas être plus dilettante pour être plus libérée ? Non, je ne peux pas me dispenser d’une étude digne de ce nom. La créativité ou le progrès spirituel ne peuvent être envisagés qu'à l'issue d'approches incluant, après les résumés actuels, une synthèse critique. En philo, il me semble insuffisant de picorer les idées au hasard. Il faut comprendre les œuvres en profondeur, dans leur logique et leur cohérence, les assimiler patiemment, méthodiquement, sans précipitation. Un travail impliquant des périodes rebutantes, requérant du temps et de l'obstination, voire une certaine obsession. Quand je vois les listes interminables d'œuvres à lire dans les programmes de licence de philosophie ou de lettres, je me demande comment les étudiants peuvent se les approprier. Il ne peut s'agir que d'un malentendu.

Mais dilettante je le suis quand même, et je le revendique. Mon privilège de dilettante, ce n'est pas de prendre et de laisser les œuvres au gré de ma fantaisie ou de mes états d'âme. Procéder ainsi serait me condamner à la superficialité. Non, mon privilège consiste, d’une part, à choisir soigneusement mes auteurs - quitte à perdre beaucoup de temps dans ce processus d'essais et d'erreurs - pour être en mesure de m'y tenir durablement et, d'autre part, à les alterner pour éviter la lassitude. Cette alternance a quelque chose à voir avec les rythmes vitaux. Abandonner provisoirement pour mieux revenir ultérieurement.

Autre considération de méthode. Chaque type d'œuvre appelle une forme de recension différente. J'ai commencé par exemple la lecture du Journal de Maine de Biran qui me séduit beaucoup, comme je le pressentais. Il ne s'agit pas d'une forme démonstrative et discursive, comme dans les essais philosophiques classiques. Il sera donc possible ici d'articuler mon compte-rendu sur des extraits choisis qui me sembleront refléter au plus près les états d'âme de l'auteur, et non pas de restituer un enchaînement d'idées.

Renoncer à partir

Pas de réel dilettantisme sans évasion par le voyage, dit-on souvent. C'est presque un lieu commun. Mais je ne conçois pas personnellement le voyage comme une pure distraction. Je souhaite y trouver un élargissement de la perception, un excitant pour l'imagination, et des motifs d'aimer l’homme à travers des représentants qui ne me ressemblent pas.

Je résiste aux voyages. Tout ici prête à l'interrogation et au doute : qu’est-ce qui m’attend sur place ? L'hôtel ne risque-t-il pas d’être bruyant, la chaleur accablante, les monuments décevants, les musées envahis par des touristes vulgaires et des gosses agités en circuit d'éveil, la cuisine grasse et indigeste ? Mais, surtout, ressentirai-je une fois de plus, au long des heures, cet ennui et cette indifférence, cette mise à nu de l’âme qui se produit lorsque je me transporte dans un univers qui ne m'est pas familier. Loin de favoriser la sensation d'évasion, le voyage me ramène désormais cruellement à moi-même, à une réalité inconfortable en moi : disposition intérieure que je n'arrive ordinairement à tromper qu'à condition de maîtriser entièrement l'univers qui m'entoure. Forme d’adaptation physiologique qui n’a pas que des aspects négatifs. L'instinct me prescrit de ne m'évader qu'exceptionnellement de mon monde familier afin, peut-être, d’y plonger des racines plus profondes.

Vers l'abandon de soi

La vraie sagesse du vieillard consiste à s'abandonner aux forces physiques du monde plutôt que se poser la question du soi et de l'être, ou pire encore, celles du salut personnel. C'est d’ailleurs par ces questions physiques, cosmologiques, alors intégralement métaphysiques, donc sans réponse certaine, que les premiers philosophes grecs ont pensé leur place dans l'univers. La personne ne valait que rapportée au monde extérieur, et plus particulièrement, à la nature.

La science et, à sa suite, la philosophie, ont, à partir de Socrate, forcé l'homme à se penser en tant qu’homme. Les philosophes se sont avisés que les mystères de l'âme humaine étaient aussi intéressants que ceux du monde physique. Cette survalorisation de l'homme a gagné de proche en proche le commun des mortels qui s’est dès lors considéré comme un monarque dans un monde qui était son bien personnel. Cette survalorisation du moi est peut-être utile à l'homme luttant pour la survie et la reconnaissance sociale ; elle est sans objet pour l'homme rendu à sa liberté essentielle, l’homme en retrait de la société ayant résolu la plupart des problèmes matériels de l'existence - ce qui est exceptionnel, je le concède. L'humanité dans son ensemble était vouée à oublier qu'elle n’est que le produit de la nature. Mais la personne humaine, dans son infime destinée, n’a-t-elle pas un devoir de gratitude ?

Ainsi s'intéresser à l'être et aux étants, réfléchir au salut individuel, est-il bien artificiel dans mon cas, sauf à identifier par jeu les apories impliquées dans ces notions-tiroirs, nées de la grammaire et sources de tant d'abus philosophiques. Comme je le pressentais en me choisissant Bergson et Bachelard pour guides, il s'agit de me débarrasser de toute forme de pensée solipsiste et de me défier des conceptions sur l’homme qui élideraient le monde extérieur, qui oublieraient le cosmos dans ses formes réelles ou imaginaires. Ce qui m’intéresse c’est l'homme qui se rapporte à l'univers, c’est l’homme qui se perçoit hors de lui-même.

Ce retour à la métaphysique élémentaire, comme bain originel de l'imagination, de la pensée et de la rêverie, me semble convenir à la situation. M'en tenir à mes guides habituels ne suffira toutefois pas, je le pressens. Ces initiateurs finiront par me délivrer d'eux, pour que j’aille sur le terrain de la poésie pure, ou, à l’autre bout, sur celui de l'épistémologie des sciences de la vie. Dans cette alliance de l'imaginaire et de la raison, je trouverai des réponses à mes grandes interrogations sur le cosmos. Mais je ne lâcherai pas de sitôt mes guides, n'étant pas encore capable de prendre mon envol !

Cela

Dieu : un mot sacré, une idée collante dont je ne parviens pas à m'affranchir définitivement. Personnellement, je subis régulièrement les assauts de cette idée dérangeante, notamment quand j'ai la pleine liberté d'y mettre un contenu personnel et que je ne me laisse pas influencer. Laissons franchement de côté les religions : elles ont forgé un dieu, des dieux, une hiérarchie de dieux, bref elles nous offrent à foison des croyances figées, des appareils orthopédiques à bien penser, à bien croire et à bien se comporter, des systèmes moraux à vocation sociale voire politique. Mais il reste bien, à l'écart des religions, une infinité d'îlots de foi libre et nue n'empruntant à aucun dogme, portés par un même océan humain. C'est l'immense archipel des consciences pour qui Dieu est l'accomplissement parfait de l'homme, la réalisation intégrale de l'être, l'être si lacunaire, si dilué, si fragmenté chez la créature. Ma foi, très fragile toujours, sans cesse remise en question, est cependant inévitable pour une raison essentielle : l'impuissance à me penser moi-même comme être et comme unité, alors que l'idée d'être, comme celle d'unité, s'imposent à mon esprit. C'est dire que l'être existerait bien mais qu'il serait autre et ailleurs, et que je pourrais le nommer Dieu si je le décidais ainsi. Mais le mot Dieu m'agresse. C'est l'Être, l'Un, et l'Autre à la fois. C'est Cela.

Non seulement la raison me présente Cela comme une nécessité, mais aussi il m'arrive quelquefois de ressentir Cela comme un besoin psychologique profond, comme l'objet principal du dialogue intérieur. Signe que Cela a fait sa route en moi par le cœur, selon la définition de Pascal. Et alors, rassuré par la certitude de l'unité dans l'être, protégé par la pensée de cette permanence, - non pas protégé à titre individuel, mais en tant qu'esprit aspirant à l'esprit, - alors je ne crains pas de m'exposer au courant de la vie, ne me cherchant plus là où Cela a investi la place.

C'était une esquisse de ma croyance. Je suis remonté à la racine. C'est un peu sec, je le concède. On ne peut pas m'imposer une manière définitive de croire. Il me semble toutefois que ma croyance est intellectuellement compatible avec la foi chrétienne primitive et, mieux encore, avec celle qui s'est teintée de philosophie grecque.

Bachelard m’égare

Période où il m'est difficile de lire sans ennui ce qu'il faut bien appeler les abstractions de Bachelard. Et encore plus de les résumer, de les paraphraser. En tant que lecteur, j'ai en ce moment un besoin d'intimité mélancolique et consolatrice. Bachelard, froid et objectif, malgré un sujet centré sur l'imagination poétique, parle trop peu au cœur. Si j'y regarde d'un peu plus près, ma lassitude s'explique par le faible pouvoir initiateur de cette lecture. D'où le sentiment d’un effort gratuit, sans retentissement profond. Le vide et l'ennui provoqués par la lecture ne me frustrent pas, je les connais bien. Mais, faute d'un intérêt soutenu, je devrais faire le constat de mon incapacité à réaliser le programme d'étude que je m'étais assigné.

Bachelard n'était peut-être pas le choix idéal. Dans ses œuvres de critique littéraire, il n'est plus vraiment philosophe et il n'est en aucune manière un poète. Il introduit de la rationalité et de l'abstraction dans le monde de la poésie, ce qui est éminemment paradoxal. Il transforme la matière poétique pour la plier à des concepts en vogue dans les années 50, comme la psychanalyse et la phénoménologie. Sa méthode est si visible qu'elle apparaît souvent artificielle et pas assez en sympathie avec les œuvres étudiées. C'est ce que je perçois actuellement à la lecture de l'Eau et les Rêves, ouvrage qui manque sérieusement de séduction malgré son sujet. A ce stade de ma lecture, - peut-être un passage à vide plus lié à mon humeur qu'à l'œuvre elle-même, - je m'imagine un Bachelard vieillissant s'intéressant à la poésie comme un scholiaste moderne, peu soucieux de son lectorat, cantonné dans une attitude d'objectivité, étudiant les poètes comme les pères de l'église étudiaient les manuscrits antiques.

Au contact du monde élémentaire

Quels initiateurs philosophiques choisir, qui puiseraient leur inspiration directement à la source et non pas dans l'érudition littéraire, pour ce voyage au cœur des éléments naturels ? Pas facile de trouver des auteurs modernes qui, comme Bergson pour le Temps, l'Esprit et la Vie, alimentent leur pensée au contact du monde, sans excès de références, d'autorités, de médiateurs. Qui, en dehors des présocratiques ou des disciples d'Epicure, a pensé directement la terre, l'air, le feu et l'eau sans recours exclusif à l'imaginaire ? A notre époque, des scientifiques en rupture avec le métier, peut-être, la science contemporaine s'opposant, par principe et par méthode, à la perception directe de la réalité des choses. La science détruit dans ce qu'il a d'essentiel l'objet sur lequel elle jette son dévolu. C'est finalement au profane, ou à l’hérétique, de retrouver cette essence. Et je ne pense pas aux artistes, qui sont des spécialistes, mais à l'homme de tous les jours, sans pinceau ni plume, qui cherche à mieux être au monde, à assumer sa part de monde.

Moi, tout profane que je suis, je suis inféodé à l'écrit et c'est dans la lecture et l'étude que je recherche le fondement, l’extension mentale puis l'expression de mes intuitions sur le monde extérieur. Je ne pourrais me livrer à la pure contemplation, même si j'en étais capable. Mon écriture traduit une certaine impuissance à être au monde, impuissance que j’essaie de compenser par la lecture. Alors oui, certainement, les présocratiques et les épicuriens comme premiers guides. Mais il y a aussi des visionnaires contemporains dont le regard original les porte à une contemplation approfondie du monde physique et de la nature dans le but d'en extraire une certaine forme d'intelligibilité au-delà de l’objectivité scientifique, frisant même quelquefois l'hermétisme (André Breton et le surréalisme). Et puis il y a les isolés qui gardent le souci d’objectivité dans la transfiguration, comme Julien Gracq. Une œuvre comme les Eaux étroites est un condensé du génie contemplatif de son auteur : à partir d'un simple itinéraire en barque sur un tout petit affluent de la Loire près de Saint-Florent-le-Vieil, il parvient à faire une sorte de croisière initiatique dans la réalité la plus objective qui soit. Il ne s'agit pas ici d’un paysage imaginaire magnifié par la poésie mais d'un monde bien réel, familier, maintes fois visité et parcouru. Julien Gracq impose un modèle original de vision du monde extérieur, vision basée sur une éthique quiétiste et contemplative, beaucoup plus qu’un modèle littéraire. Un autre exemple inévitable, tellement impressionnant qu’on finit par le garder à jamais pour la bonne bouche, c’est Marcel Proust. Il faudrait, sans trop attendre, relire toute La recherche en s’attardant cette fois sur la transfiguration opérée par Proust sur le monde physique et matériel.

J'ai été fasciné par les visions romantiques de la nature, en rapport avec la terre elle-même, en particulier chez certains romantiques allemands. Je suis resté longtemps attiré par cette littérature car j'y trouvais, quand j'en avais besoin, l’assurance d'un retour possible vers une nature idéale, consolatrice, maternelle. Une nature ayant perdu en fait tout caractère de réalité. J’y avais recours dans mes accès de nostalgie, trouvant une certaine consolation à confondre le temps perdu de ma jeunesse à l'enfance éternelle du monde. Mais telle n'est plus ma tendance. J'aspire à être un pur contemplatif capable de décrire ce qu'il voit tel qu'il le voit, sans le déformer, avec l'acuité et le détail que notre pensée, nos sens, et notre langage nous autorisent.

Encore des doutes

Philosophie, critique littéraire, histoire … Pourquoi cette fringale d'érudition ? L’étude, celle de la philosophie surtout, doit être considérée comme un simple entraînement, une initiation, une incitation à l'expression personnelle, pas un moyen de me remplir le cerveau.

A côté de la philosophie, comme grammaire des idées, j'ai besoin de satisfaire mon goût, plus ludique, pour l’histoire. Pas de n'importe quelle histoire : celle qui a été écrite par les acteurs ou les témoins. Mon introducteur de prédilection c'est Sainte-Beuve avec ses Lundis (Causeries du lundi, Nouveaux lundis, Premiers lundis). Sainte-Beuve s'y montre autant un chroniqueur de mémoires et de correspondances historiques qu'un pur critique littéraire. Il parcourt toute l'histoire de France du Moyen-âge au XIXe et nous livre des centaines de portraits d'hommes et de femmes, gravés comme autant de précieuses médailles. Je suis frappé par cette diversité humaine dont chaque individu est décrit avec art dans seulement une vingtaine de pages. Quand on a achevé la lecture d'un cycle complet des Lundis, on a l'impression de tenir en main tous les exemplaires de la diversité humaine. Mon esprit classificatoire y voit la base d'une typologie des personnalités, une étude qui m'intéresserait comme travail personnel.

En dehors des livres de prédilection, seuls m'intéressent la maison et le jardin, et celui qui règne, plus que moi, sur ce royaume microcosmique. Le reste ne me concerne que subsidiairement. Une voix intérieure me conseille de me détourner de ce qu'on appelle la société. Elle me dit, cette voix de la sagesse, que la sécession est réalisée. Il y en aura sans doute d'autres, plus radicales. Cette retraite, je l’ai voulue, et ma vie passée n'a été qu'une longue préparation à l'extinction sociale.

Une fois que l'on est parvenu à s'affranchir des préjugés sociaux et du regard des autres, il faudrait aussi savoir se passer des réponses qu'on trouve dans les livres. La lecture trop studieuse est une interminable préparation vers un but qui finit par s'effacer, ne laissant que la manie de lire. Comme pour l'écoute de la musique, il est plus sage de considérer la lecture comme une distraction ou une évasion. C'est bien déjà. Quant aux idées, elles sont en moi, originales ou non. Reste à les écrire

Le besoin d’écrire. Pour assouvir ce besoin, je paraphrase à ma manière des philosophes et des critiques littéraires, j’attache ma propre expression à la leur, avec l’espoir que cette forme d'apprentissage entraînera un progrès intérieur. Je suis persuadé qu’un esprit ordinaire comme le mien n’a pas d’autre choix que de se mettre dans le pas des grands auteurs pour affiner sa perception du monde. Je les choisis selon mes affinités et en use avec eux d'une manière que des amis ne toléreraient pas ! Le défi posé à l'écriture sera d'entrer dans les œuvres littéraires sans être protégé par l'autorité des critiques. Trop de médiation finit en effet par me masquer le monde, par me le rendre étranger même. Les modèles doivent rester les guides d’un moment, des compagnons de route dont il faut savoir s’affranchir.

Finalement, pourquoi le plaisir de lire et le désir d’écrire ne restent-ils pas indépendants, sans interaction consciente ni délibérée ? Mon programme de lecture pourrait n'être qu'un cadre souple, traduisant des goûts et des tendances personnelles, et en aucun cas contraignant. 

Pas d'être personnel

Il y a peu encore j'étais obsédé par l'idée d’être appliquée à ma personne. A présent, rechercher l'être en moi me paraît vain. Je m'étonne même qu'on puisse se croire dépositaire ne serait-ce que d'une partie de l'être. J'ai la conviction que l'être personnel est une fiction. Tout au long de la vie nous allons à la rencontre de nos façons d'être par affinité, amour, mimétisme, inclination, ou désir. Chacun d’entre nous est le produit contingent de la naissance, de la famille, des rencontres, des circonstances et, souvent, de l'intérêt. Certains, comme moi, ont d'ailleurs beaucoup de mal à trouver leurs modèles : ils restent foncièrement indéterminés. Le désir d’identification n’a jamais été leur fort. J'ai pu pâtir de ce statut d’homme sans qualités dans une société qui nous demande en général de faire un choix. Actuellement, plus d’obligations de ce côté, ma débilité devient force. Libéré à jamais du devoir d’être quelqu’un, je n’en ai pas moins besoin de faire jouer en moi tous ceux que j’aurais pu être. La littérature m'aide beaucoup en ceci.

Pour la grammaire être n'a qu'une fonction auxiliaire, alors pourquoi vouloir le rapporter à la personne et, pire encore, à l'absolu ? Le terme de l'ascèse est clair maintenant : abdiquer toute prétention à l'être. Face à cette pauvreté essentielle de la personne, le monde ne perd rien de sa richesse. Le monde est le lieu de la participation universelle et de l'altérité, et la littérature son miroir.

Une poignée d'auteurs

M'accompagneront jusqu'à la fin certains livres où l'art est presque invisible. Des livres porte-paroles où la littérature admet ses limites, des livres qui se moquent des codes et des modes, des livres où la raison côtoie naturellement l'imagination, la sensibilité et l'humour. Je m’arrête à une petite poignée d’auteurs. Ce ne sont pas les plus grands génies mais ils sont ancrés dans la tradition intellectuelle. Ces livres de pure littérature forment un ensemble apparemment disparate, une forme de combinatoire où je peux retrouver puis réassortir des fragments de moi, à ma guise et selon mes humeurs. Il semble que je sois tout contenu en eux et que mon mérite soit d'être allé à leur rencontre pour qu'ensemble ils me définissent un peu mieux.

Les réminiscences

Parmi les ressources du langage originel, à côté des formes figurent les réminiscences. Les réminiscences se détachent des existences individuelles, y compris les plus banales, sous l'effet d'une certaine attraction extérieure. Dans leur course dans le temps et l'espace elles finissent par rencontrer un écrivain qui les relance et les fait rebondir, leur conférant plus d'universalité encore. La réalité, même dans sa forme la plus banale et la plus fragmentaire, devient ainsi le lieu d’une transcendance.


Janvier 2024

jean.de-rycke@orange.fr