Vulgarisation scientique au XIX siecle

Cette page s'appuie sur une conférence présentée à Poitiers en 2005, à l'occasion de l'année Jules Verne.

On peut se reporter, sur le même sujet à mes communications aux congrès du CTHS de Grenoble et de Paris :

La vulgarisation scientifique au XIXème siècle, entre tradition encyclopédique et nouvelle forme romanesque. Actes du 131ème congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Grenoble, 2006, Collection Actes des congrès des sociétés historiques et scientifiques CD-ROM, 2009, pages 137 à 146 ISSN 1773-0899

Du Magasin pittoresque à la Bibliothèque des Merveilles : les défis encyclopédiques d’Édouard Charton.

Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2020 (généré le 21 janvier 2020). ISBN électronique : 9782735508969. Texte publié en ligne

L'essor de la vulgarisation scientifique au dix-neuvième siècle puise ses racines dans le siècle des Lumières.

La fin du dix-huitième siècle est marquée par la découverte de la nature, illustrée par exemple par la première ascension de Paccard et Balmat, au Mont-Blanc. François Benedict de Saussure gravit le mont-blanc en 1787 pour y faire des expériences scientifiques.

Des érudits créent des Cabinets de curiosité, petits musées laboratoires privés.

En littérature, Fontenelle a ouvert la voie, dès la fin du dix-septième siècle aux ouvrages de science romancée ou dialoguée, en publiant Les entretiens sur la pluralité des Mondes.

L’auteur de Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre a publié avant ce livre à succès, quatre volumes intitulés les Études de La Nature. Il avait étudié à l’École des Ponts et chaussées, et il sera pendant deux ans Intendant du Jardin du Roi.

Ce même Jardin du roi dont Daubenton obtient l’ouverture au public en 1793. C’est la naissance du Jardin des Plantes et la création du Muséum d’histoire naturelle dont les conférences connaissent un succès incontestable avec Etienne Geoffroy Saint-Hilaire.

La Convention organise un second grand musée technique à Paris, avec la création, en 1794, à l’initiative de l’abbé Grégoire, du Conservatoire des Arts et Métiers. Celui qui déclarait dès 1790 dans sa lettre aux philanthropes

« Croire sans savoir, c'est sottise »,

voulait en présentant des objets scientifiques et des machines

« …éclairer l'ignorance... augmenter la somme des connaissances et le nombre des connaisseurs ».



Tous les éléments sont réunis au début du dix-neuvième siècle pour que la vulgarisation se développe grâce à la conjonction du progrès scientifique et technique et de l’accroissement du nombre de lecteurs potentiels ( à la fois par le recul de l’illettrisme et par l’industrialisation de l’imprimerie, elle même conséquence de ce progrès).

Elle a aussi bénéficié de la volonté de fournir de saines lecture au peuple et à la jeunesse, commune à tous les régimes de Louis-Philippe à la Troisième république.

À l’origine, au 16è siècle, vulgariser signifie publier, on a donné le nom de vulgate à la traduction en latin (par saint Jérôme), des textes sacrés mais petit à petit le sens s’élargit et le vulgarisateur au XIXème siècle est celui qui répand les connaissances dans la société. On a essayé de le remplacer en raison de sa proximité avec vulgaire et vulgarité …Je serais tenté de souscrire à l'avis du gran vulgarisateur Jean Rostand


L’écrit reste le moyen privilégié de cette transmission du savoir, mais il ne faut pas négliger les cours et conférences publiques qui se sont multipliés sur le territoire au XIXème siècle, les musées, héritiers des cabinets de curiosité et, un phénomène nouveau et important qui draine un public considérable après 1855, les Grandes expositions universelles ou technologiques.

Nous allons nous intéresser plus spécialement à cette nouvelle branche de la littérature et du journalisme qui se met en place à partir de 1825-1830 et qui connaît son apogée entre 1860 et 1890.


Le premier numéro du journal saint-simonien, Le producteur journal philosophique de l'industrie, des sciences et des beaux-arts, de 1825 aborde directement le sujet dans un texte qui souligne d’emblée l’importance de ce qu’il appelle la littérature mais est en réalité du journalisme de vulgarisation.

Pour nous aider à parcourir le vaste champ des publications dédiées à la vulgarisation scientifique, je les ai scindées en cinq types.

Les pavés tracés en lignes pleines permettent de visualiser la période de leur essor mais bien souvent cette période a été précédée d’une période de tâtonnement que j’ai représentée en traits pointillés.

Il y a les encyclopédies et dictionnaires

Les revues encyclopédiques, pluridisciplinaires (vers 1833)

Les revues de vulgarisation scientifique (vers 1850)

La presse quotidienne, les journaux (1836- après 1850)

Et enfin les ouvrages de vulgarisation, livres spécialisés, romans et fictions vers 1860


Encyclopédies et dictionnaires

Le rêve encyclopédique se poursuit pendant tout le siècle et bien au delà jusqu’à nos jours, mais l’encyclopédie thématique ou le dictionnaire encyclopédique restent des outils lourds, difficiles à mettre à jour, coûteux et peu adaptés à la vulgarisation aussi n’en parlerons-nous pas sauf pour évoquer l’ Encyclopédie progressive de François Guizot.

En 1826, Guizot ( qui n’est pas encore ministre) veut en lançant une encyclopédie progressive remédier à trois objections principales formulées à l’encontre des encyclopédies :

Elles sont hors de portée du plus grand nombre des lecteurs

Les matières importantes n’y ont pas la place qu’elles méritent

Et les sciences évoluant très vite elles sont périmées dès leur impression.

Cette Encyclopédie progressive, sans plan pré-établi, rédigée par des savants est destinée aux hommes instruits. Elle serait complétée d’un manuel encyclopédique, dictionnaire usuel destiné au plus grand nombre qui ne veut pas ou ne peut pas entrer dans les détails.

Ce projet ambitieux ne dépassa pas le stade de la première livraison à laquelle avaient contribué Guizot, Thiers, Broussais, Benjamin Constant et Jean Baptiste Say.

Finalement, ce sont les revues encyclopédiques pluridisciplinaires qui vont permettre de surmonter les obstacles signalés par Guizot. Elles répondent d’abord à un souci de communication entre savants et érudits qui commencent à se spécialiser avant de devenir un outil de vulgarisation.

Nous allons voir plus particulièrement avec la Revue encyclopédique et le Magasin pittoresque le passage de la revue encyclopédique pour érudits à la revue encyclopédique populaire.


Les revues encyclopédiques

La revue encyclopédique

Jullien (dit de Paris), fondateur de laRevue encyclopédique (1819-1833), avait participé très jeune à la Révolution aux côtés de Robespierre. Il a été pendant plusieurs années en relation avec les plus grands savants et intellectuels européens, et c’est par exemple sa revue qui a fait connaître Pouchkine aux français.

La Revue Encyclopédique, reconnue de la communauté scientifique et intellectuelle, reste austère et élitiste. Elle est peu diffusée.

A titre d’exemples d’articles scientifiques, on y trouve, sous la plume de Pierre Girard, ingénieur des Ponts et Chaussées, un compte-rendu des travaux du physicien Nicolas Léonard Sadi Carnot, les fameuses lois de Carnot fondatrices de la thermodynamique en 1824.

Quand le jeune mathématicien Evariste Galois rédige quelles heures avant de mourir son testament scientifique, en mai 1832, (Il meurt à 20 ans d’une mauvaise blessure reçue au cours d’un duel), il écrit à son ami Auguste Chevalier: « Tu feras imprimer cette lettre dans la Revue Encyclopédique ». En dépit de ses engagements politiques bien connu, Galois n’attend pas de cette publication la reconnaissance du peuple mais celle des mathématiciens de son temps, il ajoute « Tu prieras publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis, non sur la vérité, mais sur l’importance des théorèmes. » L’article est publié en septembre 1832.

En septembre 1831, la revue dont Jullien avait quitté la direction de depuis 1829 périclitait.

Elle est reprise par Pierre Leroux et Hippolyte Carnot avec le concours de Jean Reynaud. Ces hommes ne sont pas là pas hasard, ils sont en rupture avec le saint-simonisme tel que veut le faire évoluer Enfantin, depuis le milieu de l’année 1831, ceux que certains historiens qualifient de saint-simoniens républicains n’ont plus de tribune pour faire passer leurs idées. Ils sont naturellement favorables à cette nouvelle littérature, levier de la société qu’ils veulent organiser en s’appuyant sur les sciences, les industries et les arts.

La revue qui a pris un tour plus économique et politique avec une nouvelle devise "Liberté, égalité, association", va survivre jusqu’en 1833.

Le Magasin pittoresque

C’est avec le lancement du Magasin pittoresque en 1833 que cette idée d’une encyclopédie sans plan pré établi, accessible au plus grand nombre va prendre corps mobilisant tout un réseau d’hommes de science, d’ingénieurs ou d’érudits de bonne volonté dont les travaux anonymes seront coordonnés par Édouard Charton.

L’initiative de la création de cet hebdomadaire illustré, bon marché, revient à l’imprimeur saint-simonien Lachevardière. Il veut créer en France, l’équivalent du Penny Magazine anglais publié à Londres depuis 1832 ; Le projet est présenté, à Édouard Charton, par un groupe d’amis dont Jean Reynaud, Hippolyte Carnot et Sainte-Beuve qui ont déjà travaillé avec Lachevardière. Il accepte d’en prendre la direction à la fin de 1832.

Il n’existe pas de filiation directe entre les deux publications, mais les collaborateurs les plus zélés de la Revue encyclopédique vont participer activement aux débuts du Magasin pittoresque.

La Revue Encyclopédique disparaît l’année de la naissance du Magasin pittoresque.

En passant de l’une à l’autre le pas est franchi

entre la vulgarisation au sens ancien (publication) et la vulgarisation au sens moderne (large diffusion des connaissances), entre la communication scientifique et la ‘science pour tous’.

Edouard Charton, prédicateur saint-simonien en 1831 est, au moment de la fondation du Magasin pittoresque, en rupture avec le Saint-simonisme comme ses amis Jean Reynaud et Hippolyte Carnot.

Il va diriger et marquer de son empreinte cet hebdomadaire pendant cinquante-cinq ans, de 1833 à 1888 avec une seule obsession, un seul but combattre l’ignorance.

Edouard Charton entré en politique dans le sillage d’Hyppolite Carnot déclare à l’occasion des élections de 1848 sous la seconde République.

Charton attache une importance particulière aux illustrations. Il y veille personnellement dans toutes ses entreprises éditoriales et on peut mettre à son crédit le renouveau de la gravure sur bois en France.


Le Magasin pittoresque avec ses rédacteurs polytechniciens et scientifiques, débutants ou chevronnés est un véritable vecteur de vulgarisation scientifique et technique proposant des articles courts, clairs et bien illustrés.

En voici quelques exemples

Jules Verne a publié Le Tour du Monde en 80 jours, trois ans après ce petit article, en reprenant, à une variante près, justifiée par le départ de Londres l’itinéraire suggéré dans le Magasin pittoresque. Jules Verne a dit en avoir eu l’idée en lisant un article dans une brochure dans un café parisien, plusieurs spécialistes de Jules Verne considèrent qu’il ne peut s’agir que du Magasin Pittoresque.

Fiction ?

Au tournant des années 1860 les articles de vulgarisation scientifique du Magasin pittoresque, se rapprochent de la littérature qui devient à la mode, mais sans aller trop loin dans la fiction dont Charton se méfie. Quand en 1865, l’histoire d’une comète de Flammarion paraît pour la première fois (sans signature), l’avant-propos précise :

« Le récit qui va suivre n’est pas un roman de pure fantaisie, éclos spontanément dans les champs trop fertiles de l’imagination ; il appartient pour le fond et par droit de naissance aux études positives : il est né sur le sol scientifique. »

Le concurrent direct du Magasin, le Musée des Familles a été lancé par Émile de Girardin en octobre 1833, soit huit mois après le Magasin pittoresque. On peut remarquer au passage la grande réactivité des éditeurs :

Le Magasin Pittoresque parait moins d’un an après le Penny Magasin et le Musée des familles quelques mois seulement après le Magasin Pittoresque.

Cette revue mensuelle est aussi une revue encyclopédique par les sujets qu’elle aborde. Elle ouvre ses colonnes à quelques vulgarisateurs dont Arthur Mangin. Mais elle est plus domestique et littéraire que son modèle. Elle est surtout connue pour ses feuilletons littéraires (Dumas, Balzac). Elle avait ouvert ses portes aux romans et fictions scientifiques bien avant de publier Jules Verne en 1863.

Dès 1837 et 1839 on avait pu y lire deux textes de Pierre Boitard (1789-1859), une nouvelle scientifique préhistorique (Paris avant les hommes ) et un voyage historique dans l’espace (Etudes astronomiques). Si le second est un voyage fantaisiste dans les astres et dans le temps le premier est considéré comme roman ‘pré-darwinien’

Les revues spécialisées

Les revues de vulgarisation exclusivement consacrées à la science apparaissent après 1850.

On a dénombré entre 1850 et 1914, au total 73 titres (hebdomadaires, mensuels et annuels) qui ont connu des fortunes diverses.

Nous allons évoquer deux des acteurs majeurs de cette littérature, l’abbé Moigno et Gaston Tissandier. Ils ont fondé et dirigé deux grandes revues de vulgarisation scientifique, les seules qui ont duré jusqu’au XXème.

Abbé Moigno

Ouvrons 20000 lieues sous les mers. La communauté scientifique s’interroge devant un phénomène inexpliqué, l’apparition d’une forme qui pourrait être une île ou un serpent de mer. Jules Verne énumère

« Aux articles de fond de l’Institut géographique du Brésil, de l’Académie royale des sciences de Berlin, de…, du Cosmos de l’abbé Moigno, des Mittheilungen de Pertemann, la petite presse répondait avec une verve intarissable »

On pourrait imaginer l’abbé et sa revue sortis de l’imagination de Jules Verne, il n’est est rien, l’abbé Moigno est un des acteurs, incontournable, de la vulgarisation scientifique de la seconde moitié du XIX siècle.

Né à Guéménée en 1804, il fait ses études chez les jésuites à Sainte-Anne d’Auray. Repéré par ses maîtres il est envoyé au séminaire de Montrouge et ordonné prêtre en 1822, jésuite, il enseigne les mathématiques dans un grand séminaire parisien.

En 1830, réfugié en Suisse avec son ordre il rencontre le mathématicien Cauchy qui a lui aussi choisi l’exil en raison de ses convictions royalistes et de sa fidélité à Charles X. Moigno travaille avec Cauchy, de retour en France il reprend son enseignement et publie en 1840 un traité de calcul différentiel et intégral qui fait date.

En relation avec la communauté scientifique il se brouille avec sa hiérarchie qui le sanctionne en lui retirant son poste de professeur de mathématiques à Paris pour le nommer professeur d’hébreu à Laval. Il entre en dissidence et trouvera un compromis après 4 années de résistance. Il reste dans les ordres et cesse d’appartenir à l’ordre des Jésuites. Il est aumônier au lycée Louis Le Grand de 1848 à 1851 puis rattaché à la paroisse de Saint-Germain des Prés et au chapitre de Saint-Denis où il meurt en 1884.

Cosmos

Chroniqueur scientifique à la Presse et au Pays, il fonde en 1852 la revue Cosmos (titre donné en hommage à Humbolt) qu’il abandonne en 1863 lorsqu’elle est rachetée par Seguin (ingénieur saint-simonien, ponts suspendus et chaudière tubulaire) Il fonde alors Les Mondes. Cette revue refusionnera plus tard avec Cosmos.

Il considère que son apostolat est totalement compatible avec son engagement en faveur de la science et de la vulgarisation scientifique et même si ce n’est pas toujours simple. Il affiche dans sa revue un catholicisme sans concessions.

Pour se confronter aux rationalistes athées, il publie Les livres saints et la science mais ses écrits théologiques sont mis à l'index par le Vatican.

Moigno à la pointe du progrès et des « commodités »

Les publications de Moigno sont incontournables pour qui s’intéresse à la photographie et même aux prémices de la télévision. Il consacre un de ses tous premiers articles aux travaux de l’anglais William Fox Talbot (photographie sur papier) il faut bien le reconnaître ignoré des français et entretient des relations amicales avec lui.

Il a ouvert ses colonnes aux travaux de Charles Cros dont le "procédé d'enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l'ouie", décrit le 16 avril 1877 à l'Académie des Sciences, anticipe l'invention du phonographe par Edison.

Il publie le premier article sur le telectroscope de Senlecq


Moigno qui laisse une œuvre écrite considérable a fait connaître les travaux des savants anglais et italiens. Mais il ne se passionne pas que pour les mathématiques ou l’optique.

En 1881, il est un des plus ardents propagandistes de l’invention d’un habitant de Vesoul Jean-Louis Mouras. Moigno réalise des essais et fait installer une fosse Mouras dans son presbytère pour soutenir l’inventeur. Il s’agit ni plus ni moins que ce qui nous reviendra d’Angleterre sous le nom de une fosse sceptique. On a peine à imaginer, à notre époque, le progrès apporté dans les villes par cette invention qui a moins de 130 ans.

Moigno, pionnier des projections

Persuadé que la vulgarisation ne doit pas se faire seulement par l’écrit mais aussi par l’image et la parole, il est un des premiers sinon le premier à utiliser un appareil de projection dans ses conférences dès 1863. En 1872 il publie L’art des projections et complète ce livre par deux catalogues de photographies sur plaques pour l’enseignement.


Gaston Tissandier

Gaston Tissandier est né à Paris en 1843 dans une famille de la bonne bourgeoisie où on a déjà compté un académicien (son grand père maternel). La postérité a surtout retenu de lui ses activités d’aéronaute, mais il est à l’origine d’une des plus intéressantes revues de vulgarisation scientifique, La Nature, ancêtre de la revue La Recherche. Après des études classiques, il s’intéresse à la chimie et entre au laboratoire de Dehérain, au conservatoire des arts et métiers. Dehérain collabore au Magasin pittoresque et il est vraisemblable qu’il y ait introduit Tissandier.

La Nature

En 1873, il lance la revue La Nature. Il dirigera cette revue pendant 24 ans jusqu’en 1897. Malade, il en laisse la direction à de Parville.

Gaston Tissandier avait collaboré dans sa jeunesse au Magasin pittoresque et à la Bibliothèque des merveilles. Il considère Charton comme son maître dans ce domaine et il veut en lançant la Nature fonder un Magasin pittoresque consacré à la science. Il veut aussi comme il l’a dit dans les conférences qu’il multiplie en 1872, créer les conditions d’un sursaut scientifique après la défaite de 1870. Suivant l’enseignement d’Édouard Charton, il attache une grande importance aux illustrations qui doivent être esthétiques.

La Nature est publiée chaque semaine, chaque numéro compte 16 pages, tous les domaines des sciences et des techniques y sont abordés. Elle paraît sous ce titre jusqu’en 1964, date à laquelle elle devient La Recherche.

Connu et reconnu pour ses activités aéronautiques qu’il partage avec son frère Albert, il a effectué plus de 40 ‘excursions’ aériennes, établit des records. Voici l’extrait d’une lettre que Victor Hugo lui a adressé d’exil en 1869 concernant ce qu’il appelle « les utiles et vaillants voyages perpendiculaires » de Tissandier qui n’a que 26 ans

En 1884 il fait voler un aérostat électrique auquel Jules Verne fait référence dans Robur le Conquérant.

Dans le même roman de 1886, Jules Verne évoque les nacelles à hélices propulsives de Krebs et Renard. Elles ont été testées en 1884 et ont été décrites dans La Nature trois semaines après ce vol.

Il faut remarquer sur cet exemple le soin apporté à cette illustration réalisée d’après un croquis d’un témoin.

Quelques exemples d'articles parus dans La Nature

Un dernier clin d’œil à Jules Verne, grand lecteur de La Nature : Quand paraît en 1905, L’invasion de la mer, Jules Verne cette idée de mer intérieure dans le sud saharien n’est ni plus ni moins que le projet présenté en 1872-73 par l’officier hydrographe François Roudaire, projet dont la Nature s’est fait l’écho avec beaucoup d’enthousiasme en 1874.

La Nature a ouvert la voie au centralien Arthur Good (1853-1928), alias Tom Tit auteur des trois volumes de La science amusante, parus entre 1889 et 1893. Tom Tit avait commencé en 1886 par des articles dans La Nature. Très connu, cet ingénieur mène en parallèle une carrière professionnelle de directeur d’usine avant de créer son agence de brevets d’invention.

Un nouveau métier : Chroniqueur scientifique

L’essor de la presse quotidienne à partir de 1836, va favoriser l’apparition de la profession de chroniqueur scientifique. En 1836 le lancement de deux journaux bon marché, La Presse de Girardin et Le Siècle d’Armand Dutacq bouleverse le paysage de l’édition.

Progressivement tous les journaux vont ouvrir une rubrique, chronique ou feuilleton scientifique.

Parfois la chronique est tenue par un savant, (on a déjà évoqué Jacques Babinet au Journal des débats), mais petit à petit cette rubrique est assurée par un journaliste ou rédacteur scientifique à plein temps.

Les plus importants ne se contentent pas de rédiger des articles dans les quotidiens, ils collaborent à des revues spécialisées, publient des livres, quelquefois des romans et même pour Figuier des pièces de théâtre.

L’Académie des Sciences s’ouvre vers l’extérieur

Mais il faut d’abord évoquer les relations qui existent vers 1830 entre l’Académie des Sciences et la presse. Avant 1830, seuls sont admis aux séances hebdomadaires de l’Académie de sciences et de l’Académie de Médecine les auteurs des communications et quelques personnes invitées ou agréées. Arago a obtenu en 1830, contre l’avis de Cuvier et de Biot que les journalistes soient autorisés à assister à ces séances.

Après la disparition de Cuvier, en 1832, ils disposent d’une salle aménagée à leur intention ou ils peuvent consulter les dossiers. A partir d’août 1835, nouvelle initiative d’Arago, c’est l’Académie qui se charge de la publication régulière des comptes-rendus hebdomadaires. Cette publication exploitée par les journalistes spécialisés va contribuer à l’essor d’une vulgarisation scientifique de qualité.

Un pionnier, Alexandre Bertrand et le journal Le Globe

Le pionnier est incontestablement Alexandre Bertrand, ancien élève de l’École Polytechnique et médecin (Il a été contraint de démissionner en 1814 et a repris des études de médecine) Bertrand publie la toute première chronique scientifique dans le journal Le Globe du 16 octobre 1824.

Bertrand avait été condisciple au lycée de Rennes des fondateurs du journal, Pierre Leroux et Paul-François Dubois Dubois, il est rédacteur souscripteur du journal. Le Globe qui vient d’être lancé fin 1824 est le journal de la jeune France, c’est à dire de toutes les oppositions à Charles X. Il ne deviendra le journal des saint-simoniens (et ce pendant moins de deux ans) qu’après la révolution de 1830, le départ de la plupart des rédacteurs et souscripteurs et le ralliement de Leroux au Saint-simonisme.

Les chroniques d’Alexandre Bertrand sont consacrées aux séances hebdomadaires de l’Académie de sciences et de l’Académie de Médecine.

Les journalistes n’avaient pas encore accès aux séances des Académies à cette époque, les auteurs du livre Savants et ignorants (Daniel Raichwarg et Jean Jacques) ont affirmé dans leur édition de 1991 qu’Alexandre Bertrand détenait ses informations de son fils, en réalité, Alexandre Bertrand, en dépit de quelques démêlées avec Cuvier avait tout simplement ses entrées à l’Académie des sciences où le journal Le Globe ne manquait pas de sympathisants, et chronologiquement cette hypothèse ne tient pas.

Joseph Bertrand a bien été académicien mais il est né en 1822, il avait deux ans quand son père rédige sa première chronique, en 1824. Il est entré à l’Académie des sciences en 1856, très longtemps après le décès prématuré de son père. Mathématicien de renom, expert en balistique il avait hérité de la fibre vulgarisatrice de son père. Il a conseillé Jules Verne pour son roman de La Terre à la Lune. Et, quand le narrateur de 20000 lieues sous les mers, Arronax, visite la bibliothèque du Capitaine Nemo il y découvre le livre de Joseph Bertrand ‘Les fondateurs de l’astronomie’ ce qui lui permet se rappelant de la date de parution du livre d’estimer depuis quand Nemo sillonne les mers dans son Nautilus.

Des vulgarisateurs professionnels

Les professionnels sont nombreux, je me contenterais de citer les noms des plus importants. Nous ferons plus ample connaissance avec Louis Figuier et Arthur Mangin.

La chronique de La Presse a été successivement tenue par l’Abbé Moigno, Victor Meunier et Louis Figuier. De Parville (qui a dirigé un temps La Nature) a rédigé la chronique du Journal des Débats pendant 38 ans.

Généralement ces hommes ne se contentent pas d’assumer des chroniques, ils collaborent à des revues et publient des ouvrages de vulgarisation.

Louis Figuier


Il débute dans le journal La Presse d’Émile de Girardin une longue et fructueuse carrière de vulgarisateur. Il y tiendra la rubrique pendant 23 ans. Né à Montpellier en 1819, docteur en médecine, agrégé de pharmacie il renonce à sa carrière universitaire à la suite d’un différend qui l’oppose à Claude Bernard. Il était à son époque aussi connu que Jules Verne, mais il a aussi été souvent contesté par les milieux scientifiques et ses confrères (peut-être un peu jaloux de ses succès édidoriaux).


L’encyclopédie annuelle

Il a l’idée en 1857 de regrouper par année ses chroniques (feuilletons) sous le titre L’Année scientifique et industrielle. Ces ouvrages publiés par Hachette constituent une sorte d’encyclopédie annuelle.

Cette publication lui survit jusqu’en 1914.

Ecrivain prolifique, Il rédige environ 80 volumes sur tous les sujets. Il collabore à de nombreux journaux La Revue des Deux Mondes, La France, La Nature et La Lumière électrique…

Il rédige les livres de la collection ‘Les Merveilles de l’Industrie’ de 1867 à 1891


Il écrit même des pièces de théâtre. Publiées sous le titre La science au théâtre’ il est l'auteur une douzaine de drames et de vaudevilles ‘scientifiques’. Denis Papin, Miss telegraph, le sang du turco (transfusion sanguine) ou Cherchez la fraise (sur les taches de naissance).

La pièce Gutenberg écrite par sa femme Juliette Bouscaren, actrice et écrivain qui rêvait de devenir la George Sand de l’Aquitaine, lui est parfois attribuée.

Après la mort de son fils âgé de 16 ans en 1870, il s’intéresse au spiritisme (il est en bonne compagnie, Victor Hugo et Camille Flammarion pour n’en citer que deux…) et écrit un livre qui nie le jugement dernier ce qui lui vaut quelques soucis.

Arthur Mangin

Nettement moins connu et moins prolifique que Figuier, Arthur Mangin est le grand vulgarisateur de l’éditeur catholique de Tours, Mame.

Il a collaboré au Musée des Familles de Girardin et publié près de 45 ouvrages.

Dans 20000 lieues sous les mers Jules Verne utilise abondamment son livre Les mystères de l’océan publié en 1864 pour décrire les coraux (sans donner sa source).

Il fournit aussi à Jules Verne la description d’une algue géante au début du roman « le voyage au centre de la terre. »

Les ouvrages de vulgarisation

L’édition de livres de vulgarisation connaît une prospérité exceptionnelle pendant une trentaine d’années à partir de 1860. La science est devenue un objet de littérature recommandée au peuple et à la jeunesse.

Certains éditeurs privilégient comme Hachette avec la Bibliothèque de Merveilles, les ouvrages ‘sérieux’, d’autres comme Hetzel avec Jules Verne, les romans scientifiques.

C’est souvent l’œuvre de vulgarisateurs professionnels mais certains comme l’astronome Camille Flammarion ou l’entomologiste Pierre Henri Fabre poursuivent un carrière ce chercheur.

La Bibliothèque des Merveilles lancée en 1864 par Charton chez Hachette connaît un grand succès, en particulier auprès des bibliothèques populaires. En lançant cette collection il reprend une idée qu’il avait eue en 1837 mais qu’il n’avait pas pu faire aboutir dans le cadre du Magasin pittoresque. Comme toutes les entreprises de Charton elle bénéficie d’illustrations nombreuses et de qualité. Après 1890, en partie en raison du départ de Charton mais aussi parce que l’édition scolaire supplante celle des ouvrages de vulgarisation, on publie moins de nouveautés ; la collection va se maintenir jusqu’en 1954



Les ouvrages de cette collection a été largement distribués comme livres de prix pas seulement pour les écoliers ou collégiens comme nous le montre ce bulletin trouvé dans un des ouvrages en notre possession distribué à un élève des cours du soir dispensés au sein de l'Association Polytechnique.


Et Jules Verne ?

Il nous resterait encore à explorer les domaines de la littérature de jeunesse et de la science romancée dont le maître incontestable est Jules Verne que nous avons évoqué à plusieurs reprises. Il a publié son premier roman Cinq semaines en ballon en 1863. Il publiera au total 63 romans, le premier 18 nouvelles et plusieurs contes.

Jules Verne n’a pas inventé ce genre littéraire, J’ai déjà cité Pierre Boitard (1789-1859) auteur de deux nouvelles scientifiques publiées dans Le Musée des Familles presque trente ans avant le premier roman de Jules Verne.

Jules Verne situe généralement l’action de ses romans dans le monde contemporain ou dans un futur immédiat, il extrapole les connaissances scientifiques de son époque, ce qui l’oblige à accumuler les informations vérifiables et à fournir ses sources. Cet environnement scientifique concourt à la vraisemblance.

C’est ce travail minutieux de documentation auquel il s’est livré pour écrire son œuvre qui en fait actuellement tout l’intérêt et justifie le nombre d’études et de recherches qu’il a suscités.

Pour conclure


Il existe, pendant toute cette période un consensus pour diffuser très largement, au nom de croyances et de buts parfois divergents, 'la lumière' des sciences. Le projet d’éducation populaire commun à tous les régimes depuis les lois Guizot de 1833 s’appuie sur le développement de la lecture et que peut-on trouver de plus consensuel que la science et la technique pour promouvoir la lecture auprès du peuple et de la jeunesse ?

La vulgarisation scientifique s’impose comme bonne lecture face aux mauvaises lectures du colportage et du roman bon marché. Elle a la faveur des anticléricaux qui y voient un moyen de combattre l’obscurantisme, mais les éditions catholiques en comprennent vite l’enjeu.

Vers 1830, c’est le temps des philanthropes et des saint-simoniens, jeunes gens souvent désintéressés qui veulent combattre l’ignorance ou tout simplement apporter leur contribution à l’émancipation du peuple. La science est traitée au même titre que les autres ‘connaissances utiles’.

Édouard Charton mobilise, avec un succès qui ne se démentira pas, les bonnes volontés pour intéresser, et instruire tout en les distrayant ceux qui n’ont ni les moyens financiers ni les loisirs de le faire.

La science officielle se dévoile au grand public grâce à Arago vers 1835, elle a ses rubriques spécifiques dans les quotidiens, mais ce n’est que vers 1850 qu’apparaissent les journaux spécialisés d’abord lus par quelques érudits (Le Cosmos de l’Abbé Moigno), puis accessible au plus grand nombre par la variété des sujets abordés et la qualité des illustrations (La Nature de Tissandier). C’est généralement l’œuvre de scientifiques ou d’ingénieurs menant en parallèle leur carrière.

Après 1860, la vulgarisation scientifique devient une bonne affaire commerciale et pour certains éditeurs comme Hachette ou Hetzel les intérêts économiques rejoignent les convictions. C’est le règne des écrivains spécialisés, vulgarisateurs connus et appréciés comme Louis Figuier ou Jules Verne, courtisés par le monde de la presse et de l’édition.

Les éditeurs font un effort tout particulier vers la jeunesse à qui cette littérature fournit des modèles. Elle prépare les ‘jeunes esprits aux carrières utiles’ comme le dit l’ingénieur vulgarisateur Louis Simonin. La carrière utile par excellence c’est celle de l’ingénieur, exemple de promotion sociale fondée sur les qualités professionnelles et humaines, bienfaiteur de l’humanité par les progrès qu’il met en oeuvre.

Cette littérature qui n’est populaire que parce qu’elle n’est pas savante n’a peut-être pas, en dépit des efforts sincères de la plupart de ses acteurs, répondu à tous les espoirs du début du siècle, mais elle a véhiculé un formidable message d’espoir qui s’est répandu dans toutes les couches de la société française.

voici pour terminer quelques lignes extraites d’une correspondance d'arthur Rimbaud, en mai 1883 :

"Hélas ! à quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, et ces peines sans nom, si je ne dois un jour, après quelques années, pouvoir me reposer dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une famille, et avoir au moins un fils que je passe le reste de ma vie à élever à mon idée, à orner et à armer de l’instruction la plus complète qu’on puisse atteindre, et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science ?"