AVEC … MICHEL BOHBOT - ANDRÉE CHEDID – GEORGES-EMMANUEL CLANCIER – ARTHUR COMTE – GEORGES CONCHON – GEORGES BORGEAUD - ANNE DELBÉE – GILBERT LASCAULT- MARC LE BOT -ROBERT-LOUIS LIRIS - ROBERT MARTEAU – ALAIN NADAUD – GILLES PLAZY -
Yo Marchand : l’aventure de la peinture
À l’écart des modes et des courants, Yo Marchand ne vit que pour son œuvre et par elle. Tableau après tableau, ce sont ses curiosités, le fruit de ses lectures et de son érudition, ses colères, ses combats, ses doutes et ses incertitudes qui défilent. Tout son univers et toute son histoire. De là le caractère fort et rigoureux de ses compositions.
Tout en étant très cohérente, cette œuvre est très diverse, elle ne se répète jamais, et l’artiste, d’année en année, multiplie et poursuit ses recherches picturales. Nulle crainte de trouver de l’éparpillement dans cette variété ni de la froideur ou de l’artifice. L’art de Yo Marchand est un art très sensible, mêlant l’émotion de la personne et celle du peintre ; dans la retenue comme dans l’audace, il nous satisfait et nous interpelle.
Devant une œuvre de Yo Marchand, les premiers termes qui me viennent à l’esprit sont : pureté, mystère, silence… Art qui en sait plus long qu’il ne le veut bien l’avouer et qui se limite volontairement par une économie de moyen qui l’honore. Pas de démonstrations, de gesticulations, de violence ou d’effets. Tout est là devant nous, inscrit dans la pâte et la couleur, offert à la vue et à l’esprit. Ces signes et tracés mystérieux, issus inconsciemment d’un répertoire et d’un savoir ancestral, ne nous éclairent pas dans l’instant mais nous captivent en renforçant l’énigme. La trace pose, inscrit et révèle, caractérisée par l’acuité et la finesse du trait ; ligne mélodique qui ne cherche pas « à ressembler », mais à synthétiser, à exprimer. Traits sacrés qui ne retiennent que l’indispensable et en cela nous touchent en plein cœur par leur charge poétique.
Mais les tracés ne seraient rien sans la couleur et la matière qui les soutiennent, les portent et construisent les compositions. Toute une gamme colorée et une palette qui s’est amplifiée et transformée au cours des années ; après les tons bruns et beiges du début, arrivèrent des tonalités plus sonores et franches : des rouges vifs, des bleus éclatants, des oranges chaleureux, des jaunes soutenus… Fragmentation, damiers de couleurs, combinaisons de carrés ou de rectangles dont les tons fragiles ou violents apportent à cette œuvre sa force et sa singularité. La couleur et la matière sont alliées, jouent un grand rôle dans la sobre architecture des toiles, donnent à chaque composition une vie plus libre et plus contrastée.
Chez Yo marchand, la rigueur, les recherches constantes et l’intégrité répondent non seulement aux grandes attentes du peintre, mais surtout aux exigences de la peinture majuscule.
Michel Bohbot
Expert en art contemporain
Historien de l’art
J’ai eu l’occasion déjà de faire un vif éloge des recherches de Yo Marchand. Je dis recherches plutôt que partis pris, comme on pourrait, à tort, le croire. Non pas que ces recherches lui appartiennent en propre, mais disons que son art est entré dans la modernité par un chemin ardu, peu flatteur et en cela, il participe à l’inquiète passion qui s’est emparée de la peinture contemporaine et qui la voit tenter mille expériences, comme si l’artiste voulait crever, une fois pour toutes, la routine et sa propre définition. Chez Yo Marchand existe du désintéressement, un brin d’obstination, deux qualités qui ne vont ni avec la facilité, ni avec le goût féminin. Elle cherche par des surfaces épaisses, à exprimer une peinture qui refuse les jeux d’ombre et de lumière habituels, à prouver par la couleur seule, par une surface chargée, comme si le tableau pouvait devenir une géologie, une épaisse écorce, un crépi, un mur exposé aux intempéries, une coupe dans un sol que pourrait faire le soc de la charrue…Tout cela sans perspectives, ni profondeurs, comme un fait exprès, afin que le mystère ne soit pas seulement une impression fugitive mais que l’on ait envie d’ouvrir une porte dans ces masses afin d’atteindre une chair derrière l’écorce, l’aubier de l’arbre.
Yo Marchand semble avoir fermé toutes les issues, comme si elle voulait nous retenir dans le piège d’une peinture sans sujet, sans narration, afin de nous empêcher de sortir des austères règles et lois de la peinture, de dépasser leurs limites. C’est un univers plus mental que sensible, autrement dit, la sensibilité de Yo Marchand ne se laisse jamais aller à la confidence.
Après tout, il y a là une nouvelle façon de prospecter le visible.
Non plus de voir ce qui est accessible au premier chef, mais de se pencher sur l’inaperçu, sur les détails, sur l’écriture secrète des choses, sur leur chimie, du végétal au pierreux, de l’épiderme au cœur.
Georges Borgeaud. 1978
Il est rare qu'un peintre aille chercher ses motifs à l'Opéra, à moins qu'il ait des attraits pour la décoration. Rien de semblable ici!La musique, on le sait, n'est pas communicable par l'image, mais elle peut être écoutée et la mise en scène vue après être descendues toutes les deux dans les méandres de l'émotion intérieure, c'est-à-dire les alambics par quoi tout prétexte à représentation s'engage pour aboutir à travers la complexité du cheminement à une goutte d'alcool pure, forte, enivrante qui peut devenir toile ou poème.
Dans l'étonnante maîtrise de cette série éclatante que YO MARCHAND appelle justement OPÉRAS, on y décèle force et violence, subtilités et délicatesses obtenues par une obstination à vouloir exprimer le plus près possible et avec les moyens inhabituels de la peinture, le sens absolu, unique d'une action conventionnelle qui se déroule en public, pleine d'artifices et dont personne ne peut empêcher le fatal dénouement. Alors pourquoi ne pas retenir sur un tableau la signification colorée? Celle de Faust est noire, de Parsifal fuligineuse, de Mozart blanche et soyeuse comme la lingerie féminine, de Verdi écarlate.
Peu importe de savoir, selon l'expression d'aujourd'hui, comment YO MARCHAND a reçu sur le plexus solaire ces énormes machines grouillantes et musicales, souvent irritantes ou incendiaires, lentes et allègres, devant lesquelles elle s'est tenue accablée ou frémissante jusqu'au moment où les protestations et les applaudissements de toute une salle venaient la libérer. N'est-ce pas ces approbations ou ces refus que le peintre a exprimé sur ses toiles, donnant à chacun des opéras qu'elle a écouté sa couleur dominante, celle de son pavois, comme Arthur Rimbaud le fit pour les voyelles?
Voilà où ce qu'on appelle un peu bêtement l'abstraction, peut reprendre une revanche sur les impressions à fleur de peau, les simplifications narratives que propose tout spectacle et même celui de la nature. C'est la peinture ici qui tente de le définir, comme le dictionnaire laisse à chaque mot le pouvoir inouï du sens-premier, à quoi celui qui regarde, le peintre particulièrement, peut ajouter tout ce qu'il savait hier et tout ce qu'il apprend aujourd'hui et à tous instants. Pour lui, les choses n'ont pas qu'une seule figure, mais elles brillent comme la surface d'une eau étalée de tout ce qu'il y reflète.
Georges Borgeaud
Poème dédié à Yo Marchand
Au bout tout au bout Du quotidien rompu,
Du corps à corps avec la toile; Faisant feu de toute blessure, Voici
Le Cri
Surgi des terres profondes.
À force de rainures et d'esquilles, D'entailles et de lacérations:
L'outil écarte les mâchoires de l'ombre, Erige son univers.
L'humble savoir du peintre a délivré les signes.
Depuis la rage des sillons
Jusqu'aux noces d'herbes et de soleil, Depuis la plongée éperdue Jusqu'aux clartés des plaines,
Voici
Le Cri Notre cri.
Angoisse des origines, Gardien de nos ressources, Garant de l'échappée.
Voici le Cri:
Poussée de l'être, venu à la surface Et déchirant les routines;
Soif, conduite jusqu'à l'écorce
et jusqu'à l'éblouissement.
Andrée Chedid· 1979
Lettre à Yo Marchand
Yo, dans la série de vos récentes peintures, cette première toile que vous m'avez montrée, m'a parue d'asphalte. J'étais prise dans sa masse compacte, dans son enfermement j avant de saisir, peu à peu, ses fulgurances, ses éclats, ses marques étoilées, transperçant l'opaque. Cet opaque qui se révélait plein d'éclairs et de frémissements.
Tout naturellement, vos « Testaments de silence» s'ouvrent sur vos « Lectures solaires ».
Vous creusez si profond, me semble-t-il, dans les mines du désespoir, - sondant, forant, fouillant, à coups de lueurs et de pioches - que cette plongée provocatrice force la découverte de gisements vitaux.
Ainsi, Yo, se poursuit votre destin de peintre et d'être humain. Comme chaque artiste authentique, vous n'avez pas la partie facile. Rien ne vous lie à la joliesse, à l'artifice racoleur ; chaque jour, au contraire, vous impose le combat.
Le solitaire combat; celui que l'on se livre, dans un corps à corps tenace avec soi-même, pour en extraire ces infinies ressources contenues en chaque vivant.
Que de béton, de murailles,
de champs clos,
dans votre œuvre !
Mais aussi, que de brèches,
de jaillissements, de brasiers !
Au plus sombre, l'on perçoit
l'amorce d'une aurore.
Alors, c'est l'éblouissement,
l'ouverture, la page de soleil,
les nappes de feu.
Cerné par votre toile,
on y veille toujours ;
attentif au travail des graines,
à la poussée des moissons.
Grottes austères ;
mais aussi, éloge de l'aube.
Silencieuses cavernes;
mais encore, prélude du feu.
Vous témoignez, YO,
pour ces inquiétudes,
ces tempêtes partagées
des âmes et du cœur.
Pour ces glissades vers l'obscur;
pour ces écueils,
devenus tremplins
vers la clarté,
Pénétrer dans votre univers :
c'est s'enfoncer sourdement
pour, infiniment,
renaître.
Andrée Chedid
Août 1982
Soleil-hâche tranchant le jour de la nuit, la vie de la mort, soleil, tu habites la main, l'œil, l'âme de ce peintre, l'âme qui se fait par l'œuvre lame (l'arme) du sacré, silex solaire, signe de l'homme, signature de l'éphémère et de l'espoir sur le cosmos.
La blondeur de la matière ne se peut séparer de sa forme même, comme si la lumière dessinait l'espace. Quant aux modulations d'ombre, d'onyx ou de miel de la pierre, elles commandent encore, dirait-on, une musique du regard.
Ici, l'œil écoute, comme le voulait CLAUDEL. Ainsi, la hache solaire peut-elle prendre allure parfois de viole ou de guitare rayée en son centre de cordes (ou de hachures) verticales, et le cercle sous les traits est, de nouveau, tache solaire.
Blondeur de la matière, silex de la hache à la fois lisse, doux et fort, ventre de musique, ne serait-ce pas encore charnelle allusion aux hanches de la femme? Car la peinture de YO MARCHAND draine avec elle le sentiment du sacré et celui de l'originel, celui encore d'une sexualité mythique. Le geste qui dessine, cerne, inscrit et peint, relève de l'union amoureuse et féconde.
L'élan vital anime chaque œuvre de sorte que la création artistique se révèle ici comme une affirmation physique de l'être.
Sur les Haches solaires, sur la suite de Lectures solaires, Pierres écrites, Pierres levées, bien des images encore pourraient proposer leurs métaphores, toutes issues pourtant d'une unité fondamentale. Par exemple, pourquoi ne pas songer à de sévères, somptueux cadrans solaires? À moins qu'on ne leur préfère l'immobile fascination qu'exerce sur le regard, l'écoute et le souffle un balancier de cuivre jaune ou bas d'une horloge barbare, car le temps lui aussi est inclus dans les graffiti stellaires griffant formes et couleurs.
La quête que l'on pressent, chez YO MARCHAND, à l'origine de chaque papier ou de chaque toile et qui recommence et progresse d'œuvre en œuvre, un soleil l'éclaire et l'ordonne, qui est à la fois cœur de l'être et du cosmos.
Georges-Emmanuel Clancier
Qui a vu naître l'œuvre de Yo Marchand peut témoigner à quel point le souci de plaire lui fut toujours étranger. Les premières toiles que je vis d'elle, ah ! certes l'amateur eût été en peine d'y trouver ce que l'indulgence appelle des «promesses». C'étaient de grandes compositions tremblant sous l'affrontement de tons ennemis, et l'erreur y soufflait en tempête, balayant le dessin, hurlant sur de mornes à-plats.
Là où le débutant trouve à briller par des réminiscences, par quelques ruses déjà, à tout le moins par deux ou trois touches destinées à faire voir qu'il ne sera pas long à entrer dans les finesses (les conventions, les normes) du métier, cette toute jeune femme poussait le parti d'ignorer le rudiment jusqu'à la provocation, jusqu'au non-sens pictural. Et sûre d'elle : cette conviction, que je lui ai toujours connue, de disposer d'assez de ressources pour, courant et se surpassant, s'égaler bientôt aux plus grands ; ce qui, joint au reste, ne donnait pas, je peux le lui avouer aujourd'hui, un trop bon pronostic.
A quelques années de là, elle me pria de venir mesurer le chemin qu’'elle se réjouissait d'avoir fait. J'y allai, mais non pas d'enthousiasme. Si vous vous êtes jamais trouvé avec un peintre que vous n'appréciez guère et qui vous montre toile sur toile, et qui vous regarde regarder, et qui ne cesse de vous regarder regarder, vous saurez de quoi je parle. Eh bien, ce jour-là, tandis qu'ainsi regardé, j'étais à regarder toile sur toile que Yo Marchand me montrait, c'est ma stupéfaction qui eût été à peindre. Grand tableau de genre: «Triomphe du Peintre, Déroute subséquente de l'Amateur.»
Car voici le fait, et ma honte: cette femme dont j'aurais juré un peu plus tôt qu'elle avait tout pour ne jamais; jamais, devenir un peintre l'était devenue en effet, et avec un tel éclat, une telle maîtrise déjà, que je demeurais partagé entre le plaisir de voir ce que je voyais et le dépit de n'avoir même pas soupçonné qu'une telle évolution fût je ne dis pas prévisible : simplement possible. Bref, s'il est un moment de mon existence où je puis prétendre, au sens fort, n'en avoir pas cru mes yeux, ce fut bien celui-là, le peintre que je découvrais étant non seulement aussi estimable que cela commence à se savoir, mais de la famille que j'aime le plus, tout à fait dans ces recherches qui distinguent, pour mon goût, la plus rigoureuse peinture d'aujourd'hui.
Or on sait comme l'amateur est susceptible ! Ainsi démenti - démasqué j'en vins à me demander si l'excès même de l'erreur dans de premiers essais ne serait pas le meilleur des signes. Il ne faudrait peut-être pas pousser trop loin cette idée par trop générale, mais ce que je découvris peu à peu de Yo Marchand me porte décidément à l'admettre.
C'est une force, c'est un excès de force; on ne se trompe pas aussi impétueusement qu'on n'ait de la force à revendre; et j'aime, quand elle se trompe - ce qui lui arrive encore, dans telle toile, et elle le sait, elle est la première à le dire, qu’elle sache ne pas se tromper à moitié. Elle n'a aucune prudence. Elle est tout entière à ce qu'elle fait. C'est un risque-tout. Elle n'a (croit n'avoir) aucun savoir-faire. Il n'est pas de toile où elle ne se remette toute en question. Il ne se passe pas de mois qu'elle ne se perde de réputation à ses propres yeux.
Passagèrement, car il y a cette foi instinctive, dont j'ai déjà parlé, cette conviction de n'être à priori inégale à rien, ni à personne. De là, et autorisée par la force - d'abord la résistance physique : des journées à genoux, cassée sur son ouvrage, comme si elle plantait du riz, ou restaurait des tapis! -, de là, oui, une vaillance peu commune, touchant journellement à la témérité. Tout un côté brave petit soldat qui s'en va-t-en-guerre à tout risque, à tout va ; et revient de guerre, souvent, bien meurtri, bien battu ; et repart, fleur au fusil. L'idée reçue qu'un peintre vaut premièrement par le caractère, voyant Yo Marchand, combien volontiers je le reçois ! J'admire qu'avec une œuvre déjà d'une certaine importance, elle ait si peu appris à ruser avec la difficulté, à se ménager des fuites honorables. Vous diriez qu'elle n'a de cesse de s'être frottée à toutes les résistances, d'être tombée dans toutes les embuscades. Et néanmoins, elle passe. Finit toujours par passer!
Le jour de ma si grande surprise, elle en était à sa période que j'appelle «minérale». Considérant la matière qu'elle parvenait à faire sourdre - moins la pierre que la dégradation de la pierre. dans le mur, moins la surface du mur que l'intérieur du mur venant au jour, grumeleux, nitreux, oxydé, par poussées aveugles, avec, donc, fractures, lignes de fracture, ici ouvertes, là boursouflées apparemment expressions du hasard, mais en vérité résultantes de la tension interne, directions et articulations d'un en dessous qui est le contraire d'inerte -, mon premier mouvement fut de m'interroger sur les motifs d'un choix à la fois si exclusif et si étroit. Peu à peu, je compris ceci : le petit soldat tirait là les conséquences de sa première campagne. Après s'être si sauvagement jetée dans toutes les directions, sur toutes les défenses dont le réel s'entend à se précautionner contre l'impatience des peintres, Yo Marchand s'était taillé ce petit fief, s'y était resserrée, y faisait ses armes, y faisait merveille, était à la joie d'y faire merveille, sans pressentir encore trop clairement, quoique ce fût écrit, qu'il lui servirait de base de départ.
Ce que je comprends d'autre (ou crois comprendre) est délicat à exprimer, mais il me semble bien deviner chez Yo Marchand comme une défiance à l'égard de l'oeil. De la vision, du moins comme donnée immédiate. Aucun recul, jamais; pour juger, comme on dit, de l'effet. Cassée, j'y reviens, sur son ouvrage, et le palpant, le malaxant, l'éprouvant des doigts, de la paume, de tout le plat de la main. Traquant une vérité dont la connaissance relève beaucoup moins de la vision que du toucher, ou, pour être plus exact, d'une sensualité générale, diffuse, dont le toucher, par long et expert usage, serait devenu le truchement.
Mais puisque partie dans de nouvelles campagnes, elle s'éloigne peu à peu de ce que j'appelle, sans jeu de mots, sa « chère pierre de touche», le moment viendra forcément où ses doigts ne gouverneront plus à la couleur aussi, où la couleur ne lui sera plus donnée comme la juste récompense d'une matière rigoureusement appréciée. Qu'elle songe alors à ces lignes de Valery Larbaud, Bourbonnais comme elle: «Voyez comme elle s'éloigne, se dissout, la vision grise et brun doré, dans le bleu Centre-de-la-France ... Bleu du pays d'Allen, la couleur pure, la traînée lente du pinceau ... la jolie lumière de mon Duché, et ses gris, et ses bleus, et ce vert de mousse sur les rochers ... » Attendons Yo Marchand au tournant du bleu, couleur immatérielle. Avec confiance: elle passera.
Georges Conchon, 1976.
Elle est toute simple et pourrait paraître toute fragile, mais elle a un regard illuminé de soleil qui n'annonce que tableaux de fête.
Elle est née au fond du peuple, à Montluçon, mais en l'harmonieuse et gourmande province du Bourbonnais, qui lui aura vite appris à aimer la vie, et elle peut vous tenir les conversations les plus érudites sur l'écriture indo-européenne, sur le langage du Christ, sur toutes les métaphysiques de l'Egypte antique, sur la négritude ou les géométries aztèques, non sans faire chanter sa science en termes de poésie.
Elle habite avec ses deux filles un modeste appartement au cœur de Paris. Le couloir qui conduit à la petite porte est sombre et gris ; mais aussitôt que vous parvenez dans l'atelier, même s'il doit être trop étroit et même si c'est jour de pluie, à ciel qui pleure, vous entrez dans une éclatante féérie.
Dans l'instant même, vous savez que cette artiste qui vous accueille et qui s'appelle tout simplement - et lumineusement - Yo Marchand est d'une grande âme, avec une sorte de génie, à elle personnel, pour jouer de couleurs et de lignes.
Vous ne le savez que de plus en plus intensément quand, avec un sourire qui n'exclut jamais la gravité, elle déroule sous vos yeux le film des merveilles, ses œuvres qu'elle tire pourtant des plus sobres armoires ou placards.
Voici les toiles : tel admirable carré qui, au miroir des premiers lettrés de l'histoire, devrait s'intituler Chant des Consonnes ; telle Terre d'Egypte où, dans un envol d'hiéroglyphes légers comme libellules, des ombres de douce rouille ne veulent que caresser l'ocre âpre du parchemin; telle Pierre levée celtique, hantée de mysticisme, où des surfaces nettes, marron contre citron, signifient l'éternelle guerre de la nuit contre le jour; ces quatre cercles, à la fois soleils et points cardinaux, illuminant une Pierre levée solaire, où jaunes et noirs s'allient dans une incantation aux noces de la fleur et de l'écorce; tout l'art et toute la technique d'un Braque se retrouvant dans un bal Rouge et Noir qui est tel, si dense, si bouleversant, parce que le soleil est capable de réchauffer les pierres les plus rétives; et cette Passion selon saint Mathieu, elle aussi à magies noires et jaunes, décidément couleurs chères à l'artiste, mais qui ont la juste ambition d'interpréter en peinture les notes les plus pures de Jean-Sébastien Bach; et Carthage, Carthage la malheureuse, à larmes noires, jaunes et rouges, que même le soleil qui l'aime et l'éclaire ne saurait sauver d'un sauvage deuil fatal; et Règle ultime, pour flammes et nuits de Bernanos, où l'on devine vite la carmélite montant à l'échafaud en sa robe de bure ...
Voici les papiers parchemins que vous pouvez, tant ils deviennent vrais, imaginer découverts au plus secret des pyramides. Voici les Mérovingiennes, en boucliers d'une pathétique sobriété, présentés sur un papier d'Auvergne sûr de soi comme granit. Voici les Tables d'offrande égyptiennes, de la plus fine technique, sable au secours d'émeraudes ou d'améthystes, idéales images de l'harmonisation et de la divination.
Vous ne vous étonnez plus que Yo Marchand soit du signe « poissons » ascendant « sagittaire» : sa vérité est au plus mystérieux des océans, mais les regards partent comme flèches vers ciel et soleil. Autant reconnaître le signe le plus sûr des mystiques les moins discutables. Il n'existe pas de grand art abstrait sans le mysticisme le plus dense, ni présence de cœur. Il ne se reconnaît que dans l'ordre des plus profonds commandements, soit de la communion, soit de la sensibilité. Il a sa propre ordonnance, sa propre logique, qui peuvent se moquer de l'apparence, parce qu'elles se bâtissent, en mystère, sur règles d'un univers insaisissable, non moins réel.
Précisément, Yo Marchand illustre à son tour cette vocation de l'Art abstrait à nous faire dialoguer avec l'indicible ou l'inexpliquable, avec une réalité qui n'est jamais commune. Précisément, là, aussitôt, on reconnaît une artiste hors du commun.
Arthur Conte
Pour une pierre levée
C'est cela qui m'est apparu lorsque j'ai rencontré pour la première fois Yo Marchand. Une artiste arc-boutée contre de gigantesques montagnes de granit et qui tentait de les renverser. Les autres autour, avaient la loi, elle n'avait plus que ses mains qui tremblaient.
Et chaque matin elle recommence, inlassable, à chercher, mélangeant ses poudres qu'elle-même ira arracher à des terres lointaines, à la limite du désespoir lorsque ce petit couteau qui l'accompagnait depuis vingt ans et quelques se rompt de vieillesse et elle trouve le vieil artisan qui lui en re-fabriquera malgré sa vieillesse. Il faut savoir ce qu'est la peinture, la sculpture, le théâtre, l'écriture pour comprendre la valeur de l'outil auquel la main du créateur s'est habituée, le dressant à sa manière et se façonnant à lui. Je me rappelle encore le désespoir d'un père architecte devant les nouveaux instruments, lui qui, avec un simple crayon à la main traçait des traits aussi droits que la moindre règle.
Peut-être est-ce cette parenté que j'ai retrouvée en déchiffrant les pierres écrites, les cadrans solaires, les tables d'Yo.
Longtemps j'ai repensé à ces perspectives qu'elle trace, s'échappant vers je ne sais quelle liberté, ces constructions qui jouent avec un soleil au noyau d'exigences secrètes. Je dis secrètes car c'est cela qui me touche ici.
Il y a un mystère dans le Rouleau des Hymnes, car lorsque je me tiens, minuscule, devant « ces pierres levées », je pressens la rencontre qui se prépare. Alors j'avance encore, et encore, un pas, un autre pas qui m'entraîne toujours plus loin jusqu'a l'instant ultime où le cœur cèdera au seuil de la Porte.
C'est cela qui nous tient arrêtés devant ces signes inscrits dans les premières grottes au pied de la grande Egypte : nous retrouvons alors la mémoire de l'humanité, les traces qui furent laissées pour qu'à notre tour nous les reprenions, afin d'ouvrir de quelques enjambées le passage des simples mortels que nous sommes, vers l'espace qui tape au creux de nos « chambres intérieures ».
C'est alors que semblable à Y0, les nuits se colorent, et les jours deviennent métal gris que retardent notre démarche pataude vers la dernière échappée.
J'aime cette peinture qui reprend sans se lasser son sujet pour l'approfondir, la patiner au fil quotidien d'une existence de travail, car tel est la règle de l'artiste qui chaque matin reprend l'œuvre, et la fouaille à la recherche de la grâce qui est une autre manière d'appeler la Vie.
Anne Delbée
Des missives mystérieuses
Les peintures de Yo Marchand seraient des messages voilés, des inscriptions à demi- clandestines, des missives mystérieuses, des épîtres ésotériques, des cryptogrammes aléatoires. Elles ne voudraient jamais enseigner, documenter, raconter, expliquer, démontrer, gloser, commenter. Elles préfèrent se manifester en tant que telles. Elles surgissent avec force et évidence.
Ces peintures ne sont jamais des réponses ni des solutions, ni des justifications. Au contraire, elles se définiraient comme des questions ouvertes, comme des énigmes. Sans cesse, elles interrogent.
Lorsqu’elle peint, Yo Marchand unit une certaine légèreté et une rigueur, une grâce et le désir de la justesse, une liberté et la recherche de l’exactitude. Parfois, elle sourit et murmure : « Quand je peins, je m’amuse. » Parfois, ses amis proposent des « portraits chinois « de certains artistes : l’un est une « baleine » qui s’enfonce dans l’océan de la création et Yo Marchand serait un « poisson volant ».
Les journaux (donc leurs lettres, des photographies à demi voilées, les typographies, les colonnes d’une page) interviennent dans la création de Yo Marchand. Contrairement à quelques artistes (par exemple, Antonio Segui à certains moments), elle n’utilise pas le journal comme un support de l’œuvre. Contrairement à des Cubistes, elle ne produit pas des collages de journaux. Elle reporte la typographie et les clichés sur le support. Elle choisit les empreintes des lettres et des photos, posées sur la toile ; elle superpose des couches de couleurs.
Souvent, Yo Marchand considère que ses peintures sont des « imprégnations » qui seraient les pénétrations des fluides dans un corps. Au Moyen Age, le verbe « imprégner » signifie « rendre enceinte ». Créer, ce serait féconder, rendre fertile.
En une sorte de transfert, les lettres et les figures sont évidemment inverties, inversées. La toile évoquerait un miroir. Elle reflète et métamorphose.
Selon le philosophe Hegel, la lecture d’un journal serait la prière du matin. Ainsi, Yo Marchand met en évidence l’importance des journaux : ceux qui privilégient les événements, les changements de l’histoire, le cours du monde, les dangers et les chances des humains.
En 2004 et 2005, les tableaux de Yo Marchand s’intitulent : Xia, Aka, Jinkao, Omana… Ces sonorités seraient liées à des lieux lointains : ceux de l’Afrique, ceux de l’Amérique du Sud, ceux de l’Orient. Telle œuvre suggère un jardin chinois. Telle autre semblerait un portulan. Une autre célèbre les sols d’un territoire inconnu. Une autre différente, Angels Times, représente une carte de géographie ; et un astrolabe s’y esquisse. Parfois, Yo Marchand donne à deviner une jachère interminable, les moissons ou un désert. Parfois, des flèches, des cadrans orientent dans l’espace et dans le temps. Ou bien, elle dresse une stèle anonyme, destinée à tout passant. Ou encore, elle propose un damier de jeux ignorés.
La ressemblance, l’image n’ont jamais intéressé Yo Marchand. Elle peint vers un but difficile à définir ; elle ne le sait pas elle-même ; elle va vers un ailleurs, vers un essentiel irrévélé. À rester des heures, elle fait, refait, puis efface, et recommence. Parfois, elle passe la main sur les aspérités de la toile brute ; parfois, elle trace la netteté du dessin avec une grande précision.
En un instant, l’odeur des tilleuls pénètre dans l’atelier ; Yo Marchand, solitaire, éprouve une nostalgie. Elle note : « Seules, la lenteur, la patience, la réflexion, la concentration peuvent calmer ma soif de peinture. Je rejette toute forme de facilité en peinture. L’œuvre devrait entraîner l’esprit du spectateur plus loin que le tableau. » La peinture excite et embrase.
Dans la gloire du silence (The Golden Silence), lorsque les anges se devinent (Angels Times), ces peintures sont sereines. Yo Marchand cherche toujours un besoin d’équilibre. En principe, rien n’est dû au hasard ; mais, parfois, un hasard (accidentel et providentiel) doit être exploité, canalisé ; il modifie la cohérence de la toile et sa construction vive et vibrante.
Gilbert Lascault
2006
L'Enigme qu'est ce qui est
à Yo Marchand
Elle aussi a « du goût pour la terre et les pierres ... les cailloux, les vieilles pierres d'églises, les galets ».
Et elle a du goût pour les livres, pour leurs estampes, leurs écritures.
Elle ramasse des galets blancs sur la plage. Elle les tient au creux de ses mains. Dans l'ovale de ses paumes, elle tient l'ovale d'un œuf de pierre. La forme des pierres, stèles et galets, lui enseignent la forme de son corps.
L'ovale du galet est l'œuf Originaire, l'amande sacrée, la mandorle des églises. Il est la forme des corps quand ils s'allongent pour le sommeil, jambes et bras unis, comme elle-même les évoque souvent dans ses peintures qu'elle nomme Stèles. Et l'ovale est la forme du mort dans sa tombe quand on l'enfouit sous terre. Les Stèles qu'elle peint figurent des pierres mémorielles où sont unies la pensée des vivants et la pensée des morts.
L'ovale de ses Tables écrites et de ses Cadrans solaires, donne à penser, ensemble, le passé et le présent du temps: le temps ne dissocie pas vie et mort, ni il ne dissocie la présence et l'absence, la jouissance et la douleur. Cette pensée est propre à l'art: l'art pense la réalité du réel, telle quelle, unissant les contraires …
L'art s'étonne et admire que le réel soit ce qu'il est: contraire en soi. La pensée de l'art est sacrale, mais ses dieux sont plusieurs. Elle qui grave tant de lettres grecques sur ses Tables, peut-être son esprit est-il hanté par la même pensée du sacré qui fut celle d'Héraclite à l'aube de la pensée grecque: « tout est un », une chose ne va pas sans son autre, réellement l'Un des deux et les deux sont des opposés.
Elle, dans ses peintures, unit la lettre et la pierre. Elle ne dissocie pas un Esprit d'une Matière. Elle croit, sans doute, que l'art est le gardien des traces que laisse le travail des corps sur le corps de la terre. Aussi son œuvre est-elle pleine de la mémoire des civilisations mortes: Etrusques, Mérovingiens, Toltèques.
L'art grave les traces, figures et lettres, de la présence sacrale du corps au corps terrestre.
Elle, elle incise la peau de ses images, après l'avoir caressée et polie. Elle scarifie cette peau avec une pointe. D'ailleurs, elle peint au couteau. Elle a les cruautés de qui aime.
Quant aux livres, elle leur arrache leurs lettres. Elle aime les alphabets d'ailleurs, les mots des langues mortes, les hiéroglyphes qu'elle invente. Elle sait, certainement elle sait, que le propre de l'art est de penser, ensemble, le sens des choses et leur présence insensée; qu'il arrête le temps dans l'éternité des pierres. Aussi ses œuvres rappellent-elles la pensée à l'énigme qu'est ce qui EST.
Cette pensée que leur séparation unit ceux qu'elle sépare, Hölderlin, avant de sombrer, en a gravé l'inscription actuelle: « comment le Dieu-et-homme s'accouple et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l'homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illimité se purifie par une séparation illimitée » .
Quant aux pierres et à la terre, c'est dans Une saison en Enfer qu'Arthur Rimbaud dit qu'elles sont à « manger », « pains semés dans les vallées grises ».
Marc Le Bot
Yo Marchand ou la dérobée des apparences
L’ombre de l’écrit fut toujours une image en latence. Si l’artiste visionnaire l’inverse ou l’estompe, il dérobe aux apparences le secret intemporel du trait que la couleur traque au couteau, jusqu’à à ce petit bourrelet, ce bourgeonnement rectiligne d’une cicatrice. Puis la main armée lisse les aspérités et s’arrête à l’abrupt d’un aplat, un refus pour laisser à la lenteur son droit d’esquive du présent.
Il est situé dans le plan horizontal de la toile, très près du sol, ce geste de peindre sans que la couleur ne soit projetée mais étalée comme une vague qui achève sa course, toujours un peu plus loin et puis s’épuise. C’est du côté du sol que l’essentiel de la création se passe, peindre à genou en position de respect comme la Véronique…. Ployée devant l’ineffable…. Puis la toile sera redressée, exsangue du trop de couleurs, révélant les transparences du temps et les signes de l’écrit. Images non faites de main d’homme, à force d’imprégnation, quel démiurge fallait-il leurrer ? Cela ira si vite la vie du peintre, comme une journée vaine, quand le soir seul vaut l’étonnement avant la mort du jour : le plasticien, bras ballants, toujours séparée par le rideau noir du sommeil contemple l’épaisse tenture du rouge.
Ce qui transparaît est toujours une énigme car il s’agit d’un rayonnement diffus de l’histoire dans la matière disposée à partir du noir jusqu’à la lumière cendrée de l’apparition. C’est l’écriture qu’il faut deviner en miroir, la poésie matinale des choses qu’il faut révéler. Comment combler par l’attente du beau, l’invisible manque d’être ? Il a fallu rendre aux lettres de l’écrit d’abord imagées, la contraction des signes. L’art abstrait doit à l’énigme du pouvoir de resserrer et de disposer l’excès d’image, celui qui ensorcelle sans livrer le sens caché, celui de l’absolu qu’il faut braconner dans l’interdit, le miroir de la mauvaise Reine, celui de l’inversion, la latence du négatif, la transfiguration toujours interrompue de l’imprégnation ! S’il fut dit par outrance que la photographie fut un art de capture, la peinture visionnaire au delà de l’image de Yo Marchand convoque avec noblesse les fantômes de l’histoire en ne retenant que l’essentiel de l’empreinte, c’est de l’âme qui est volée, de l’apparence humaine dérobée à l’oubli.
Traverser le gris ou l’assombri des murailles, s’aligner sur la toile avec les signes gravés sur le cuivre, le parchemin, le bétyle, draper d’aplats, inverser la linéarité, savoir que l’écrit se déploie comme un phylactère, là où le Grand en-bas se fait espérance, à la dérobée des apparences des univers où tout fut, avant le verbe, l’infini révélé des palimpsestes.
A l’espace Boris Vian de Montluçon, du 23 janvier au 14 mars 2010, le Fonds d’Art Moderne et Contemporain est en Auvergne et en Bourbonnais un espace qui révèle et valorise. Les visiteurs dialoguent avec l’artiste ; souvent jeunes, ils nous rassurent et nous comblent de leurs remarques si justes en harmonie avec celles de l’artiste. Vivez ces moment rares lors de votre venue. Le simple visiteur devient un spectateur à la rencontre de Yo Marchand et de son œuvre magistralement accrochée. Rendez vous voyants ….Lisez ses carnets d’atelier du peintre… ouvrage de poésie picturale livrant sa quête et son exigence acharnée de travail et d’élaboration. Soyez proche de l’émerveillement d’une Simone Weil : « on croirait que les étoiles entrent dans l’âme. »
Robert-Louis Liris
Le silence est la musique de la peinture. J’écris cela en visitant les carnets d’atelier de Yo Marchand publiés par les éditions Mémoire Vivante. J’écris cela après avoir été arrêté par la silencieuse musique des dessins qui y sont reproduits, c’est ainsi que par eux je suis conduit à visiter l’atelier où le peintre, Yo Marchand, opère. Et Francis, l’éditeur des carnets, et moi-même resterons là longtemps à regarder ce que de ces dernières années le peintre nous présente, journal assurément, journal d’une mémoire immémoriale, contrainte, en quelque sorte, au temps, renouvelée constamment par la quête qui nous est ici rendue visible en ses variantes et variations réalisées picturalement et que nous voyons donc sortir de l’inconnu grâce, disons, à l’art et au métier, ce qu’il me semble important de dire en une fin de période où l’on veut encore se faire croire que la spontanéité naît de l’ignorance et que l’apprentissage gêne et même entrave le génie. Aussi est-ce déjà un plaisir de pouvoir constater dans la peinture de Yo Marchand ce goût du travail et le soin apporté à l’ouvrage, non pas pour éliminer le hasard et barrer le chemin à l’improvisation, mais bien au contraire pour bâtir l’imprévu tel qu’il se présente.
Bâtir. C’est un mot qu’affectionnait Braque, qu’il opposait à construire, encore que l’on pourrait corriger en ajoutant que les œuvres des Constructivistes sont belles d’être bâties, c’est à dire de n’être pas de simples ou plus ou moins ingénieux assemblages. On voit cela d’ailleurs en se promenant dans la campagne où le bâtiment, de l’église de pierre à la maison, à la grange aux murs maçonnés, s’inscrit magiquement et naturellement dans la nature dont il a été extrait. Certes, toutes les audaces sont permises, mais quand elles viennent renouveler et revigorer, non pas quand elles se font conformes à la mode, qui est tout le contraire de la modernité, qui n’a de sens qu’en tant que renouveau ; et ce fut toujours ainsi, et ce fut par exemple ce que Dante a nommé Vita Nova. Pour dire que regarder les tableaux les plus simples de Yo Marchand porte à de telles réflexions, sans qu’elle-même y soit pour rien quant au discours qui ne saurait être qu’intérieur chez celui qui regarde. Regarder ! hé oui ! Plus une œuvre est nue plus elle invite le regard, non parce qu’elle serait une énigme, mais parce qu’elle est faite pour ne rien dire ; et cela qu’elle soit figurative ou abstraite, deux mots qui ne sont que des mots et ne rendent nullement compte de la qualité.
Les plus belles peintures de Yo Marchand sont celles où la volonté de l’ouvrière se lit le moins ; celles où la discrétion cache l’architecte, où la couleur ne prétend pas prouver le coloriste. Chez elle, comme chez tous, plus le tableau est muet plus il vous parle. Les derniers autoportraits de Rembrandt disparaissent dans le feuillage d’automne. Tous les artifices ont été résorbés pour donner un art qui tend à échapper à la vue. Comme si la musique visuelle allait droit de la main à l’âme.
Pour dire les choses comme elles sont, j’ai dû interrompre pendant quelque temps le petit discours que j’avais entrepris d’écrire sur l’ouvrage de Yo Marchand après ma visite à l’atelier, où m’avait conduit Francis, et je reprends donc mon crayon comme on reprenait son crochet ou ses broches pour continuer son tricot, et je me dis, ayant d’ailleurs vu durant cet intervalle pas mal de peinture de tous les temps, oui, je me dis que chez Yo Marchand il y a d’abord et à la base un beau métier, et comme une longue patience, apparentée à celle que me suggéraient ces églises romanes d’Auvergne et leurs vierges noires, muets témoins d’une mémoire qui ne se mesure pas avec le temps de l’histoire.
S’il lui arrive d’amener l’image et la lettre en son tissu pictural, ce n’est pas en tant que collage, mais pour prolonger, à travers les strates qu’ont déterminées les civilisations, un écho peu perceptible, enseveli et répertorié qu’il est dans les spécialisations. Imprégnation est un mot que Yo Marchand a plusieurs fois prononcé. C’est un mot qui appartient au lexique du teinturier, en italien : tintoretto, surnom donné à Jacopo Robusti, vocable qui aussi désignait l’alchimiste, soit celui qui imprègne la materia prima en vue de l’enfantement après les phases de gestation et métamorphose. C’est la voie royale, à n’en pas douter, voie selon laquelle s’illumine la matière, les couleurs s’exaltant, s’accordant, se mariant, se fécondant selon le jeu entre nuit et jour, entre ciel et terre, l’ouvrage de l’ouvrier imitant, copiant en quelque sorte, et selon son modeste métier, la voie du Créateur, le fiat lux premier.
Le meilleur de la production de Yo Marchand va, me semble-t-il, en ce sens, celui de la musique par la modulation, ce qui n’exclut pas la possibilité de parvenir à la surprise par contrastes et oppositions, comme on le voit affirmé dans la peinture médiévale, comme je le vois aussi dans les icônes, et encore dans une phase des métamorphoses de la peinture de Malévitch. Tout cela signifie évidemment que la peinture comme toute forme d’art tout à la fois participe de l’apprentissage permanent suscité sans cesse par la convoitise. C’est évidemment cette disposition d’esprit que découvre le visiteur dans les ouvrages de Yo Marchand.
Robert Marteau
Archéologie de la peinture de Yo Marchand
On pénètre dans l’atelier de Yo Marchand comme par l’arrière-fond encore encombré de ténèbres de quelque caverne néolithique. On avance alors face à l’ouverture, qui ‘est autre que cette baie vitrée d’où tombe, de trois quarts, et avec un violent effet de contre-jour, la lumière d’une vague après-midi d’automne. On a de cet endroit, au seuil duquel on hésite encore, la main posée sur la rampe du petit escalier qui permettra tout à l’heure d’y descendre, une vue en surplomb, certes pas très nette ni bien ajustée, mais qui est celle qu’on aurait du haut de ces échafaudages dressés au-dessus de certains sites archéologiques. Car ce lieu tient bien du champ de fouilles dont les strates en seraient, par ondes de couleurs, les grandes toiles d’un bord à l’autre lentement déplacées pour être amenées à l’épreuve du jour ; comme de ces couches de limon ôtées une à une et qui permettent d’accéder aux principales étapes d’une histoire, leurs motifs s’appréhendent au gré d’imperceptibles superpositions : niveau I : 1970 ; niveau II : 1976 ; niveau III : 1983 ; etc.
La lumière cette fois joue à plein pour faire miroiter et ressortir ces peintures où, comme enfouis dans les plis de quelque géologie intérieure, alterneraient les vestiges de civilisations disparues. Ne remonterait ainsi à l’affleurement de la toile maniée comme un filet, du fond des âges et de continents même très éloignés, que ce que l’humanité aura laissé derrière elle de plus énigmatique. Au carrefour de tant d’univers entremêlés, et à partir des traces qui auront pu être laissées, seul un archéologue pourra tenter de faire l’inventaire de ces mondes engloutis et restituer un peu de cette géographie inconsciente qui, par plans successifs, tente de refaire surface. On préfèrera sans doute basculer dans le vertige de ces visions désordonnées qui sont comme un étonnant voyage aux confins du passé : surgissent d’abord au regard ces couples de pierres levées, hiératiques et vigilantes, entre lesquelles il faudra peut-être passer, sans d’ailleurs qu’on en ait percé à jour les inscriptions mystérieuses, pour accéder à l’entrée de territoires incertains. Savonneux et polis à l’égal de la roche dont ils sont faits, en attente du rayon qui leur redonnera la vie, des cadrans solaires, d’origine celtique, gisent à demi enfouis dans l’herbe, oubliés des guerriers. Des calendriers aztèques, gravés à l’effigie de dieux perdus, attendent hors du regard des hommes que basculent à nouveau autour d’eux les jours et les nuits, les mois et les années, la lune et les astres, l’ombre et la lumière.
Des linceuls se dressent, encore enduits de la craie du sépulcre, où par transparence pourraient être lus les restes de cet antique savoir qui avait codifié les mouvements du soleil, et où la mort elle-même se réglait selon le jour et l’heure. Des fragments de rouleaux, cachés jadis par un anachorète au fond d’une grotte, conservent en filigrane des bribes d’hymnes attribués aux Esséniens, qui passaient pour avoir trouvé la perfection dans la géométrie immobile des nombres. Le code d’une loi qui n’a désormais plus cours, si ce n’est dans l’au-delà, demeure voilé d’un linge fin, ainsi que le serait quelque précieux tabernacle. Des tables d’orientation égyptiennes nous déroutent alors qu’on croirait être sur le point d’en saisir le sens quand ce dernier l’instant se dérobe et nous laisse nostalgiques de ce message qui nous était adressé et face auquel on reste muet.
D’une couche plus récente, inattendue, apparaît la pierre plate, gravée des lignes entre lesquelles se distribuaient les dés, où les soldats de Pilate jouèrent la tunique du Christ en croix ; le rouge d’un morceau d’étoffe sous elle encore palpite et irradie les gris. Comme en prolongement par-delà les siècles, granuleuses et rêches, des robes de bure sont tombées à terre, abandonnées là, qui appartinrent aux Carmélites, déjà parties pour l’échafaud. Des trophées d’idoles païennes, impassibles et vétustes, ont été jetés en vrac, mêlés à des masques africains, en osier et en raphia, au lendemain d’une fête sanglante. Des boucliers dogons vibrent encore au fer de lance qui vient de s’y ficher. Des dépouilles d’irréels guerriers mérovingiens nous saluent de loin. Et puis, sur le fond de cette procession, et faisant taire la clameur de toute cette antiquité mythique et triomphale, foisonnante et mélancolique, soudain, dans la splendeur du soir qui tombe, rayonnant comme un Graal jailli de l’ombre, strié d’éblouissements, les accords serrés, implacables du clavecin faisant vibrer la toile par la seule rythmique des blancs, l’hommage à Jean-Sébastien Bach, à l’égale d’une résurrection.
Arrivé enfin à ce qu’on appelle le niveau zéro de la fouille, alors qu’on n’y voit déjà plus rien, au ras de ce sol en béton où commence notre époque, le pied heurte alors, un peu par accident, une tablette d’argile qui traînait par là, couverte d’une écriture fossile. L’écho en renvoie d’un coup à toutes ces toiles où justement les signes hésitent et s’interrogent ; des alphabets sémitiques, sans voyelles justement, en ponctuent l’ordonnance, comme à la recherche d’un sens perdu. L’impression en est que toute cette matière en mouvement, cette sorte de fécondité primitive est en quête de son architecture définitive, du principe qui l’organise, d’une Loi peut-être, ou de la figure de la Lettre enfin rendue tangible…
À la nuit noire, on ressortira étourdi, acharné à continuer de déchiffrer la configuration de ces taches de lumière que propose la ville et le tracé des étoiles filantes précipitées au travers du ciel. Les peintures de Yo Marchand charrient ainsi, à travers l’espace et le temps, tout le passé pêle-mêle et, dans la poussière du pas des hommes d’aujourd’hui, la rumeur des vieilles tribus en marche.
Alain Nadaud
YO Marchand
Des signes essentiels
Dans son atelier de la rue Saint-Blaise, Yo Marchand peint sous l'œil de quelques grands prédécesseurs qu'elle a punaisés sur les murs. Ainsi, comme bien des artistes, affiche-t-elle les patronages qu'elle revendique. Braque, dont Paulhan disait justement qu'il était « le patron» et dont elle a des raisons d'aimer la ligne de rigueur et de poésie étayée d1un goût de la matière rugueuse. Picasso, le Minotaure du siècle, le génie, la force de la nature celui dont on souhaite qu'un peu de son énergie nous parvienne. Bissière, dont l'écriture énigmatique et l'engagement spirituel lui sont des plus proches. Modigliani, enfin, pour le romantisme du fou de peinture qui a tout donné à sa passion.
Depuis près de vingt ans, Yo Marchand peint dans cette pièce d’HLM parisien qui donne sur un petit jardin calme, dans le Paris populaire de Charonne qui ne résiste pas trop mal à l'hygiénisme rénovateur. Elle y vit plongée en peinture, travailleuse, acharnée, combative, quoiqu'à la pointe des nerfs. Hypersensible. Et pourtant en quête d'une sérénité dont elle s'approche dans l'harmonie d'une peinture qui ne manque pas de tendresse et cultive la symétrie. Cela dans une grande constance - le chemin d'un style, le sien, qu'elle a trouvé tôt, avec une matière travaillée au couteau, rugueuse, striée, mais solidement composée. Une peinture d'artiste qui se sait engagée dans un combat spirituel, cette lutte de l'art qui est peut-être le dernier recours d'une humanité malade de fonctionnalisme, d'utilitarisme, d'égoïsmes. Une peinture d'artisan, aussi, dans le fil d'un père ébéniste, dans cette affirmation d'une œuvre dont on n'oublie pas qu'elle est un objet qui doit à la main autant qu'à l'esprit. Pourtant, c'est contre sa famille qu'elle a imposé l'art, contre une mère qui ne savait pas quelle force peut donner un livre et qui trouvait que sa fille perdait son temps à la lecture, à la peinture.
Il y eut donc de la révolte d'abord, dans l'effort d'être soi-même en art, dans ce mouvement qui l'engagea au grand voyage de la peinture. Révoltée, Yo Marchand l'est toujours. Elle peint, elle crée contre le désordre, dans la rage de l'expression, la violence de qui ne veut pas se taire, de qui meurt si on lui cloue le bec. On ne s'étonnera pas que, souvent, ses tableaux soient des lettres, des pages d'écriture insensée, adressées à on ne sait qui. Elle emprunte à des langues étrangères, à des vocabulaires qu'elle ignore, pour le plaisir de la graphie même, le dessin des idiomes, sans se soucier de ce que ces phrases signifient au pied de la lettre. Il importe surtout qu'elles soient langues, c'est-à-dire effort de parler, signes lancés à travers le monde. Des énigmes au-delà de la traduction que l’on en pourrait donner et qu'elle n'a pas la curiosité d'obtenir : un journal chinois dont elle ne sait rien pourra faire l'affaire et tant pis si quelqu'un s'étonne en déchiffrant ce qu'elle en a extrait pour le glisser dans sa peinture, l'utilisant comme une alchimie décalcomaniaque, selon un procédé simple de transfert. Yo Marchand appelle cela des imprégnations: une page de journal (elle peut aussi bien en prendre des images en hommage à Van Gogh ou en évocation d'un tour du monde) laisse sur le fond de peinture une trace, une ombre, un voile qui s'intègre dans, la pâte étalée au couteau, dans le réseau de scarifications dont elle marque généralement la surface, animant la matière, lui permettant de révéler ses dessous d'autres teintes. Ainsi s'imposent des sortes de stèles aux inscriptions mystérieuses, aux signes à demi-effacés, qu'il nous faut prendre telles quelles, sans savoir, le plus souvent, quel hommage elles portent, à quelle célébration elles nous invitent. L'important, c'est surtout qu'elles nous arrêtent, qu'elles suscitent notre attention, provoquent la rêverie, éveillent la mémoire, ouvrent la méditation. Ce sont à la fois des objets de dilection et des énigmes qu'il ne faut pas chercher à résoudre, car elles résisteront à toute réduction en une formule. Il faut les prendre comme des restes d'un autre temps, comme des marques de civilisations lointaines dont nous manqueraient les repères. Ou bien comme signes d'un fonds commun en deçà de toutes les cultures.
« Je cherche la manifestation de la nature profonde de l'homme, de la possibilité d'un acte métaphysique libre et désintéressé qui me paraissent aussi perdues que ces images d'une humanité primitive enfouie sous l'édifice de la culture. » Yo Marchand peint pour vivre, pour tenir sa place d'être humain dans le monde. L'art porte cet enjeu formidable de nous tenir en vie, de nous garder liés aux forces vitales qui palpitent dans le monde et que les Anciens savaient, mieux que nous, apprivoiser.
Rue Saint-Blaise, elle voyage sans difficulté d'une civilisation à l'autre, d'un temps à l'autre, chez elle en Orient comme chez les Mérovingiens, dans la Perse solaire comme dans les arcanes du Mahabarata. Là où sont nos racines, dans la permanence des mythes, d'une vérité humaine intemporelle dont l'oubli serait notre perdition ... Attention, ce rectangle est une porte sur un autre monde, un monde plus vrai que celui de notre modernité, ces deux triangles tronqués sont une clepsydre qui mesure notre destinée, cette forme abstraite et un cadran solaire ... Rien ici ne saurait être dérisoire et, derrière l'évidente séduction de cette peinture charnelle et lumineuse, c'est une vérité profonde qui se révèle. Car c'est avec les yeux du dedans que peint Yo Marchand, avec ces yeux qui se tournent vers la profondeur de l'être et non avec ceux qui se posent sur la peau du monde et ne sauraient jamais qu'en représenter l'apparence. Elle, c'est à l'essentiel qu'elle se tient.
Gilles Plazy