Interviews

De l’énigme à l’écrit

Rencontre avec Yo Marchand

À l’occasion de la publication de ses carnets d’atelier aux éditions Mémoire Vivante, le peintre Yo Marchand évoque les liens entre écriture et peinture, entre le silence des gestes et la solitude des mots. Il en résulte de saisissantes réflexions sur l’univers des formes et sur l’évolution de l’oeil au sein de la couleur. Une traversée du temps, entre mémoire et devenir... Un dialogue pictural qui se découvre avec bonheur.

- Vous êtes l’auteur d’un recueil de poésie aux éditions des Cahiers Bleus et vous publiez aujourd’hui vos carnets d’atelier aux éditions Mémoire Vivante... Établissez-vous une différence entre vos poèmes et vos textes de réflexion en prose ?

Yo Marchand - Mes textes poétiques sont des parenthèse de vie, très particulières, qui n’ont rien à voir avec mes carnets d’atelier et les différentes réflexions que j’ai pu écrire sur la peinture . Les textes édités aux Cahiers Bleus sont des “fragmentaires” traversés par le rythme et l’intuition du moment. Ce sont des instants vécus dans leur fulgurance et leur globalité, sans aucun rapport avec ces notes d’atelier qui sont avant tout des outils de réflexion sur l’art et la peinture... Ces textes ont été écrits à la demande de Francis Gueury qui dirige la collection “carnets d’atelier” aux éditions Mémoire Vivante. Ils complètent une série de textes sans prétention que j’avais d’abord écrits pour moi-même. Peu à peu, j’ai pensé à leur éventuelle publication et j’ai rencontré Francis Gueury qui m’a proposé de rejoindre les artistes qu’il avait déjà édités dans la collection “carnets d’atelier”. Pendant quatre ans, je me suis donc remise au travail. J’ai repris le chemin de l’écriture, chaque soir, en notant scrupuleusement le ressenti de l’atelier. L’écrit est très complémentaire de la peinture. C’est un acte de mémoire qui me permet d’évoluer dans mon travail car il me rapproche d’une réalité dont je n’ai pas toujours conscience sur le moment. Comme la peinture est une activité très physique, l’écriture occasionne une approche intellectuelle très importante pour l’évolution intérieure de l’oeuvre. C’est un exercice qui nécessite de la patience et du temps. Il faut aussi avoir le goût de l’écriture et de la communication, ce qui n’est pas toujours évident pour un artiste, car la notion même de carnet nécessite une forme narrative très particulière, souvent à la première personne. On est donc dans le registre de l’intime et du confidentiel...

- Comment écrivez-vous ?

- Plutôt le soir et surtout en hiver. L’écriture et la peinture sont deux disciplines très différentes, au même titre que la gravure ou le dessin... L’écriture qui est au démarrage de toute forme d’expression, vous oblige de revenir vers l’essence même des mots et de la pensée. C’est une sorte de retour aux sources, très salutaire sur le plan mental, et très revigorant. L’écriture vous incite aussi à faire un effort de synthèse, à bien concevoir et à bien appréhender les choses. Même si je ne suis pas écrivain, je me suis toujours sentie concernée par l’écriture car je pense que tout artiste, digne de ce nom, doit, à un moment donné de sa vie, passer par l’écriture. Quand je relis les écrits de Van Gogh, de Gauguin, de Kandinsky ou de Delacroix, je suis absolument enchantée de ce que je découvre... Même Cézanne et Picasso qui n’étaient pas très prolixes, ont éprouvé la nécessité d’écrire. On ne peut pas concevoir une œuvre peinte sans l’écriture. Moi, j’ai toujours beaucoup lu les écrits d’artistes. Les textes de Braque ont vraiment été une révélation pour moi. Quant au journal de Delacroix, c’est un bréviaire qu’il faut lire et relire... Un artiste doit toujours d’intéresser aux autres avant de se mesurer à lui-même.

- Votre devise ?

- “Je maintiendrais”, car toute œuvre - écrite ou non - doit s’inscrire dans la durée, dans la pensée de ce qui a été et de ce qu’il adviendra demain !

Propos recueillis par Consuelo Flammant

Entretien en 1978 dans l'atelier à l’occasion de l’exposition Terres sigillées de Provence

Maryse PercheYo Marchand, vous avez appelé cette dernière exposition "terres sigillées de Provence". Si j'ouvre le Littré, je vais à "sigillé" : marqué d'un sceau, qui porte l'empreinte d'un cachet; est-ce que cela veut dire que vous avez voulu donner de la Provence une représentation qui porte votre marque ou votre sceau?

Yo Marchand C'est cela. J'ai été moi-même possédée par la Provence. Je me suis laissée séduire et séduire est un mot faible, je ferais mieux de dire « éblouir ». J'ai voulu posséder en retour, apporter ma marque. Ces huiles sur papier portent l'empreinte de ma rencontre heureuse ou douloureuse selon les circonstances avec la Provence. J'ai d'abord voulu retranscrire mes émotions et petit à petit, ce mot de "sigillé" s'est imposé à moi. Un artiste travaille toujours en ayant la pensée de marquer profondément la matière qu'il brutalise et d'y laisser une trace de lui-même. Ici, à la fois je soumets la matière et je donne de la Provence une interprétation qui porte mon sceau.

M.PJe viens de faire un tour dans votre atelier et je constate une profonde transformation justement de votre écriture, de ce qui a été longtemps votre marque originale: une coupure, une faille qui déchirait la toile, perceptible dans la plupart de vos tableaux et qui, justement, constituait une signature. Cette faille tend à disparaître complètement de vos dernières œuvres. Comment expliquez-vous cette évolution ?

Y.M • Effectivement, dans ma première manière de peindre, cette fissure dans la toile était constamment présente, mais il est normal qu'un peintre se renouvelle, qu'il évolue en fonction des événements de sa vie. J'ai en effet évolué, j'ai voulu effacer cette faille qui blessait la toile.

M.POui, la créativité est en effet le contraire de l'acte stéréotypé. Avec vos huiles sur papier, vous nous avez entraînés sur des chemins nouveaux.

Y.M • Je voudrais citer un mot de Braque: « La peinture, c'est une blessure qui devient lumière ». Ces paroles s'appliquent particulièrement à la Provence, car la rencontre avec la Provence, c'est un choc et un choc blessant.

M.PSi on veut aller plus profondément dans l'interprétation, on peut penser que cette blessure peut être le signe d'un malaise profond. Il y a une sorte d'écartèlement dans vos peintures première manière. Alors, est-ce que l'évolution que l'on constate actuellement serait le signe d'un mieux-être d'un épanouissement de votre vie?

Y.M • Cela est possible, mais je n'ai jamais considéré l'art comme un refuge. Bien sûr, un artiste ressent obligatoirement une certaine angoisse métaphysique et, s'il ne la ressent pas, il ne peut pas créer. Ceci dit, je n'ai jamais pensé une seule seconde que ce trait que je faisais en travers de ma toile pouvait être le signe d'un malaise intérieur. C'est possible, mais ça n'a jamais été conscient. Je crois surtout que je faisais ce trait parce que cela m'arrangeait sur le plan plastique.

Et puis, j'ai changé car une fois qu'on a épuisé toutes les possibilités, il faut se renouveler. Je pense que l'Art, c'est un cri. Pour peindre, il faut une nature très exigeante et agressive car il faut être agressif vis-à-vis de la matière. Je pense à Cézanne, qui a dit d'un jeune peintre qu'on lui avait envoyé: « II a l'air bien trop gentil pour faire de la peinture ». Effectivement, pour faire de la peinture, il faut avoir du tempérament. Qui dit tempérament, dit « avoir quelque chose à exprimer ».

M.PJe pense que l'art est parfois à travers les signes qui se répètent de toile en toile, une expression inconsciente de quelque chose d'intérieur, est-ce que dans vos nouvelles formes de créations apparaissent d'autres signes ?

Y.M • Oui, le soleil sigillé, gravé, est apparu brusquement. J'ai gravé aussi le signe de la femme et le signe de l'homme. J'étais tellement imprégnée des signes des peintres que j'admirais qu'il m'a fallu longtemps pour trouver mes propres signes.

M.P • A vous entendre, chaque peinture devrait être déchiffrée comme les hiéroglyphes égyptiens. Puisque chaque peintre a ses signes, le profane ne peut goûter pleinement une peinture ?

Y.M • Effectivement, il faut une initiation mais je pense qu'il n'y a pas besoin de beaucoup de culture pour apprécier l'art et se laisser imprégner par les signes d'un peintre.

M.P • Votre peinture fait autant appel à l'intellect qu'à la sensibilité ?

Y.M • Non, c'est une peinture qui s'adresse surtout à la sensibilité.

M.P • Vous avez parlé de possession, vous avez parlé de conquête. Vous vous exprimez un peu dans un langage guerrier. Est-ce que vous vous ressentez comme une combattante de la peinture?

Y.M • Combattante, absolument. Je me suis engagée entièrement dans l'art et cela signifie vivre en recluse dans un atelier. Ce combat va se poursuivre toute une vie.

M.P. • Vous êtes entrée en art comme on rentre en religion ?

Y.M • Tout à fait et, à ce propos, je voudrais de nouveau citer une phrase de Braque: « J'aimerais atteindre ce haut silence où la musique elle-même ne s'endort plus puisqu'elle est silence, cette muette ferveur de l'âme ». Et il y a une autre phrase de Braque que je considère comme la mienne: « J'ai creusé mon sillon, j'ai avancé avec lenteur dans la même recherche ».

M.P.- Eh bien, je crois que nous pouvons conclure sur cette belle phrase de Braque et vous souhaiter de creuser un sillon long et profond.

Propos recueillis par Maryse Perche en 1978.