Regards d'hier et d'aujourd'hui

AVEC … PIERRE ALIBERT (HISTORIEN D’ART) - JACQUELINE BAUDRIER – DIDIER BERNARD (GALERISTE) - GRÉGOIRE DE GAULLE (GALERISTE) - CHRISTINE LALOU (CONSERVATEUR) – THIERRY LEFRANÇOIS (CONSERVATEUR) GÉRARD-GEORGE LEMAIRE (CRITIQUE D’ART) – JOSETTE MÉLÈZE (CRITIQUE D’ART) – ALAIN PAPET - GÉRARD XURIGUÉRA (CRITIQUE D’ART)- NICOLE LAMOTHE (CRITIQUE D'ART) -

Yo Marchand

Un chemin du Sacré

L'histoire avance lentement. Au cœur de l'histoire, la peinture avance tout aussi lentement, mais de par sa nature, elle en est l'avant-garde et sa première manifestation. S'ajoutant les uns aux autres ces tableaux, qui font progresser l'histoire des hommes comme « à pas de colombe », méritent qu'on leur réserve notre plus fondamentale interrogation. Car l'entassement des civilisations n'a laissé sous nos pas qu'une couche de terre friable et légère. S'y inscrivent les signes de la vie aussi bien que ceux de la mort.

Où se situe la peinture de Yo Marchand?

La réponse tient en un mot: dans l'élaboration du sacré. Essayer de s'en expliquer en requiert des milliers. On va s'y risquer.

La peinture moderne n'est plus discutée comme phénomène de civilisation.

Tout le monde reconnaît qu'elle est un fait. Ce que l'on discute, et même violemment, c'est son sens ou plutôt ses sens. Ce qui revient à dire que si l'on admet que la peinture classique est morte, que la page de l'art de la Renaissance est définitivement tournée, l'on ne sait pas très bien ce que font les peintres contemporains ni quels sont leurs buts.

Mais déjà des deux constatations faites, que l'histoire avance lentement et que le modèle d'hier n'est plus valable, on peut déduire aisément que la construction d'un nouveau modèle, d'une nouvelle conception de l'art, sera longue, difficile, pleine de contradictions. De la même façon, chez un même peintre, il y aura des contradictions, des redites, des tâtonnements. Yo Marchand, comme tous les explorateurs authentiques de la peinture contemporaine, n'échappe pas à cette condition. Sans prétendre à séparer les fils mêlés de son œuvre, qui en serait détruite ou défigurée, on va essayer de les reconnaître et de les nommer.

Dès la naissance du Cubisme, la tendance qui aux yeux du public représentait la négation de l'ancien monde l'emporta largement. Jusqu'au jour où, un demi-siècle plus tard, lassé du charme de la destruction, on se posa la question de savoir quel était le visage de ce monde nouveau où l'on venait d'entrer. Ce fut pour découvrir l'autre versant du Cubisme, celui qu'on avait négligé dans la hâte de s'éloigner du passé, celui qui tournant le dos à la subjectivité et à l'individualisme avait patiemment retrouvé la réalité de la toile, des couleurs, de la forme en refusant les conventions de la perspective, de la lumière, du sujet. Albert Gleizes parvenant vers 1935 au terme de cette conquête s'apercevait qu'il ne s'agissait que d'une reconquête et que l'aventure de l'art moderne s'inscrivait dans un mouvement cyclique que rythme l'alternance des arts sacrés et des arts profanes. L'art sacré surgissait ainsi au milieu du XXe siècle comme le fruit de l'avant-garde, sa conséquence et son couronnement.

Mais l'histoire avance lentement. La fulgurante trajectoire d'Albert Gleizes, si elle traçait la route, n'enlevait rien à l'obligation, pour tout un chacun tout autant que pour la collectivité, d'avancer pas à pas et jour après jour. Cheminement difficile et souvent à tâtons que facilitent parfois de grandes plages de lumière.

Yo Marchand est sur cette voie l'une de ces clartés. Peinture sans image, ce n'est pas une peinture abstraite. Peinture en aplat, elle joue souvent sur les fonds, les dessous de la couche. Peinture née d'une vision subjective, forte comme un choc, ce n'est pas une peinture de l'individualisme. Pourquoi alors parler de sacré? On va répondre en détaillant chacune des trois définitions qu'on vient de donner.

Peinture sans image qui n'est pas une peinture abstraite. C'est ce qui caractérise peut-être le plus fondamentalement Yo Marchand. C'est aussi ce qui spécifie le plus essentiellement le sacré. Concrètement, son tableau « Le rouleau des hymnes », s'il évoque un rouleau des manuscrits de la Mer Morte, ne décrit pas les deux cylindres latéraux ni l'étalement entre eux d'un fragment de peau ou de papyrus. Il ne s'agit pas d'une représentation, d'une « imago », ni même d'une « eikon », de ce qui est semblable. Le sacré est le contraire de la ressemblance. Il faudra un jour oser regarder en face une icône pour voir que le rationalisme grec a tout entraîné dans son sillage, conduisant même la religion à se réduire au rationnel. Il n'y a pas dans ce tableau de ressemblance avec cet objet qu'est un rouleau antique, l'ancêtre de notre livre. S'il n'y avait le titre, nul ne saurait qu'il s'agit d'un « volumen ». Et cependant les formes écrites sur cette toile ne sont pas n'importe quel assemblage de traits correspondant à l'expression de la subjectivité du peintre, ce qu'on appelle aujourd'hui la peinture abstraite. Ces formes manifestent la « figura », c'est-à-dire la structure, la manière d'être d'un objet et traduisent non pas l'apparence photographique de cet objet mais sa nature plastique. Pour qui a parcouru la Montagne Noire en Occitanie, Stonehenge en Ecosse ou Gavrinis en Bretagne, la toile Deux pierres levées dit, avec une étrange force et une extrême précision spirituelle, la manière d'être dans le monde pour l'homme de la pierre levée à l'entrée d'une allée, au sommet d'une montagne, en cercles cosmiques. On « reconnaît» dans sa peinture la pierre levée comme, disait la légende grecque, Héraïscos reconnaissait dans le temple les statues habitées par la divinité et celles qui ne l'étaient pas. Plus explicite encore est la série de

peintures sur papier-parchemin La boucle de ceinture mérovingienne ou Les boucliers. Du Rouleau des hymnes, Pierres levées, des Idoles, des Tables d'offrandes, Tablettes, on pourrait, à la limite, dire que s'agissant d'objets religieux au sens large du terme, il n'y a que modification iconographique et non élaboration des formes du sacré. Mais qu'un accessoire du vêtement soit tout aussi pleinement transformé, en devenant signe et non prétexte à description, montre bien que Yo Marchand construit elle aussi la demeure des siècles à venir.

- Peinture en aplat. C'est en quelque sorte le paradoxe de ce peintre et en même temps le sceau d'authenticité de cette peinture. Une chose apprise, acquise par une transmission ou un enseignement, étonne moins qu'une pratique à quoi rien ne préparait. Yo Marchand, sensible à l'objet, au thème que recèlent en eux les objets, aurait dû, pour privilégier ceux-ci, les situer dans l'espace. Or elle a redécouvert l'aplat et ses « parchemins », comme d'ailleurs ses « dessins », ne font que confirmer, s'ils n'y ajoutent pas, ce refus de nier à ses œuvres la reconnaissance de leur nature d'objet. Ce n'est pas un jeu de mot. Un châssis entoilé, même couvert de lignes et de couleurs, demeure un châssis. Vouloir le nier c'est préférer les valeurs de l'apparence et de l'illusion à la réalité. Or le propre du sacré est de s'enraciner dans la réalité. Et ce qui donne à l'expérience de Yo Marchand tout son prix c'est que cette peinture en aplat s'accommode d'un jeu quasi permanent sur les fonds, les dessous qu'elle va chercher à travers l'épaisseur de la pâte, sous la première couche picturale. Mais comme ces griffures, ces entailles soulignent cet emploi de la matière en couche épaisse et renvoient par là-même à la nature physique du tableau, à son côté objet, cela aboutit à une affirmation plus éclatante encore de l'aplat dans sa peinture.

- Peinture née d'une vision subjective mais qui n'est pas individualiste. Le recensement des thèmes sur lesquels Yo Marchand effectue d'incessantes variations révèle en effet une vision personnelle et très subjective. Mais cette vision ne concerne pas les spectacles du monde. Elle est élection de sujets comme centre d'intérêt. L'attention individuelle, l'attention de Yo Marchand, ne se porte pas sur l'univers de l'individu Yo Marchand, sur les spectacles qui lui plaisent ou qui expriment ses émotions ou ses états d'âme, mais sur des thèmes qui ont valeur collective sinon universelle. La différence peut paraître faible, voire insignifiante. C'est pourtant celle qui sépare une fresque romane d'une peinture de genre (y compris le genre dit religieux).

On sent enfin chez Yo Marchand une tension, une concentration dans sa lutte pour dépouiller le thème de son aspect anecdotique, pour essayer de le porter jusqu'à sa valeur universelle de signe. Dans cette bataille, elle entraîne son mode profane à servir les valeurs du sacré. On va quitter Yo Marchand sur ces œuvres où la sensualité de la matière le dispute à l'intellectualisme des références historiques. Que l'écriture, l'un des tout premiers outils de la conquête de la rationalité autonome, y soit magnifiée ne fait que nous rendre ces peintures plus proches et qu'augmenter notre dette à l'endroit de ce peintre.

Pierre Alibert

Yo Marchand ou la matière intelligente

Il était écrit que les œuvres de Yo Marchand seraient un jour exposées à Méridien 7, qui recherche affinités et contrastes entre l'art contemporain et l'art africain en rapprochant, dans le même espace, des œuvres riches de leur pluralité.

Yo Marchand partage la même curiosité, la même exigence. Son attirance pour les civilisations les plus anciennes et les plus différentes, la redécouverte qu'elle poursuit de nos origines universelles, l'inspiration qu'elle y puise, sont en harmonie avec cette tentative de dialogue des cultures à travers le temps et l'espace.

Des liens totémiques unissent le grand Calao sacré des Sénoufos sculpté par un artisan noir et l'oiseau du Bouclier Dogon peint par Yo Marchand, mais l'artiste a recréé ce qui ne devait pas être simple graphisme figuratif.

Ainsi «dénature »-t-elle le tracé des écritures anciennes.

«Le monde de l'Art n'est pas celui de l'immortalité », écrivait Malraux dans ses «Anti-mémoires », «c'est celui de la métamorphose ».

Les signes qu'inspirent à Yo Marchand les Écrits et les langages anciens, elle les incise dans la pâte épaisse, la couche et les sous-couches qu'elle étale sur la toile, qu'elle griffe, qu'elle strie et qui évoquent les strates des civilisations englouties.

Yo Marchand les explore avec la passion qui l'habite.

La matière, les couleurs évoquent les pierres à mémoire: celles des vieux murs, des grottes, des dolmens et des menhirs.

Elles composent une palette de gris «Pierres ... semées dans les vallées grises» d'Arthur Rimbaud, mais éclairées de vert, comme la mousse du temps, de jaune mordoré, de pourpre, selon la rotation de la lumière sur les calendriers solaires, les bruns, les ocres de la terre, forment les couches qui se superposent, l'humus de la toile: argiles, cendres, oxydes, poudre de marbre ... Au-delà des exégèses qui la situent à la frontière du figuratif et de l'abstrait, Yo Marchand se définit comme un peintre «matiériste ».

Ses traits et autres zébrures deviennent prise de possession de la matière. Elle la travaille au couteau, un outil familier qu'elle a apprivoisé comme l'ont fait d'autres peintres, Braque, le plus grand pour elle, Tapies ou

Dubuffet...

Graphisme, modelé, les œuvres de Yo Marchand appellent le toucher, comme la sculpture, «mais sans être de la sculpture ». «À travers mon travail, c'est le temps qui doit s'inscrire » ...

Recherche de la durée au-delà de la vie, La porte étroite ouvre sur cet espace à franchir vers une spiritualité, comme La règle ultime du Carmel. Anonymat, enfermement, ciel renversé, symbolisent le renoncement qu'impose la vie religieuse, si proche en cela de la création artistique et que traduit la signature, la lettre Y, comme YO ...

Yo Marchand, imprégnée de la civilisation judéo-chrétienne et qui s'en évade à travers une autre symbolique, celle des pierres levées, expression de liberté dressée vers le soleil.

Être debout, lutter, faire face ... interpeller librement l'espace et le temps et s'interroger encore ... s'interroger toujours.

Jacqueline Baudrier

La rémanence des signes

La peinture de Yo Marchand est à son image, à la fois grave et lumineuse. Comme son auteur, ses toiles sont imprégnées de l’univers qui l’entoure et la nourrit. Ses thèmes

– la mythologie, les planètes, le temps, le silence, la spiritualité – se retrouvent dans des titres aux consonances latines ou étrangères qui leur donnent une dimension immémoriale.

Sur des aplats de couleurs subtiles, elle tisse une toile dans laquelle elle capture les formes et les images d’un monde en perpétuel mouvement. Sa palette rappelle la terre argileuse, le parfum des épices, les flamboyants marchés d’Asie, le noir de l’ébène, le bleu d’une nuit sans nuages ou du lapis-lazuli mais aussi la pierre de nos villes ou le pisé des cases africaines.

Les images chassées dans les journaux – photos, typographies, ou grilles de jeux – qu’elle intègre dans ses tableaux reflètent sa réflexion sur le monde et le passif culturel qu’elle porte en elle.

Ses tableaux sont des parchemins. Nourrie d’un savoir qu’elle cherche à partager, elle utilise “ l’immense et compliqué palimpseste de la mémoire ” évoqué par Baudelaire pour écrire une nouvelle histoire. Ainsi évoque-t-elle Galilée et son mouvement pendulaire, Orion, ce géant mythique immortalisé en constellation ou Shen Zhou, célèbre peintre et calligraphe chinois du quinzième siècle.

Si la technique est traditionnelle – utilisation de l’huile en sous-couches qui donnent à ses aplats une puissance incomparable – ses imprégnations apportent une modernité qui séduit au premier regard. Mais, à la différence des collages d’un Juan Gris ou des frottages de Max Ernst, ses images, disposées judicieusement, sont de véritables transferts dans la pâte même du tableau. C’est un travail de matiériste, dans la ligne de Tapiès, qu’elle admire profondément. Et si l’on voulait faire un parallèle avec le principe de l’univers décrit par le philosophe confucéen Chu au 13e siècle, on pourrait dire que son travail est le produit de deux principes distincts mais inséparables : la substance et l’organisation.

D’emblée, Yo Marchand rejette toute facilité et met sa technique au service de sa pensée, sans ménager son souci de combler l’œil, l’émotion mais aussi la permanence. Il en ressort une peinture élaborée et savante, parfois lyrique, dans laquelle les éléments graphiques, les lignes, les plans de couleurs reflètent la sensibilité qui émane de son esprit. Plongée dans son étude, elle rayonne au travers de ses tableaux, affichant sa différence de style par rapport à tout autre.

La structure rigoureuse et l’harmonie qui se dégagent de ses tableaux suggèrent une musique de Bach. Un concerto Brandebourgeois. Les cordes strient la toile en un rythme enjoué, une basse continue s’étale en larges aplats que réchauffe la chaude sonorité du cor ou réveille le rouge d’une trompette. Ici et là éclatent les bulles du hautbois en lettres sautillantes. Un recorder place une phrase, verticale. Et, lentement, comme dans un adagio, apparaît, semblant sortir de la brume du petit matin, l’image de la jeune fille assise au clavecin. (Ode à Vermeer).

Yo Marchand se revendique peintre française contemporaine. Son œuvre, à n’en pas douter, est aussi universelle qu’intemporelle.

Grégoire de Gaulle

Vous avez dit art contemporain ?

Trop communément, l’art contemporain apparaît comme prétexte à un discours froidement établi. Il ne procure plus les sensations, n’éveille plus les sentiments, fonction que nous demandons à l’art. De fait, l’œuvre semble submergée par la critique d’art ou même n’avoir aucune consistance sans explication de la part de son créateur. Elle est alors un exercice de style et non plus l’achèvement, la mise en forme (sensible) d’une pensée (abstraite). Le public se sent alors frustré et rejette trop généralement les arts de notre époque parce qu’il les trouve incompréhensibles ou inaccessibles, et par là sans intérêt. Ce même public introduit donc, lui aussi, la primauté de la réflexion sur l’esthétisme d’une œuvre alors que cette dernière peut échapper à la raison mais séduire l’âme. Ces réactions se retrouvent face à l’art abstrait que l’on oppose à l’art figuratif. Encore maintenant, on pense la reproduction d’une scène concrète plus significative que son évocation. C’est oublier que toute œuvre, de même que l’art ancien établi comme valeur sûre, possède un sens, traduit la sensibilité et la réflexion de l’artiste. Il suffit de penser aux écrits de Poussin pour s’apercevoir que le peintre est un penseur doublé d’un technicien. Se réfugier derrière une représentation ne signifie donc pas apprécier, ressentir la valeur d’une peinture. Pour schématiser, disons qu’il y a deux niveaux de réception : une approche perceptible (des sens), une démarche intellectuelle remettant l’œuvre dans son contexte. Se priver de la première pour ne prendre en compte que la seconde est un non-sens. Nous conjurons donc le public qui condamne l’art contemporain au nom de son incompréhensibilité à essayer de percevoir les œuvres avec son propre regard. C’est ainsi que nous invitons à découvrir les toiles et papiers de Yo Marchand. Le choix d’exposer cette artiste n’est pas le résultat d’une démarche froide. Si son œuvre a quelque intérêt, et non des moindres, c’est parce qu’elle crée avant tout un bouleversement, un sentiment de chaleur chez celui qui la découvre. Sa peinture relève aussi de la plastique tant la couleur prend de la consistance pour s’apparenter au grain de la peau. Sa technique, sa recherche des matières sont presque charnelles. Associée des signes et symboles, sa peinture est parfois un hommage à l’histoire, véhicule des valeurs qui sont le fondement de notre civilisation et que l’on sent profondément ancrées chez ce peintre de grande sensibilité. Avec sa palette, elle évoque par des bruns la matérialité, par des jaunes la chaleur, par les bleus l’élévation. Sur ces écrans de couleur s’inscrivent des marques, rappel du travail de graveur. Elles conduisent notre regard, marquent un territoire, évoquent les chemins de la pensée par un jeu géométrique. L’œuvre ainsi construite éveille nos sens, fait écho à nos visions et représentations mentales. Qu’est donc alors une œuvre contemporaine, figurative ou abstraite, si ce n’est un monument destiné au regard et à la réaction du public ?

Christine Lalou

Conservateur du musée Boucher de Perthes (Abbeville)

1995

Certains s'étonneront peut-être de l'intérêt porté par les Musées d'Art et d'Histoire de La Rochelle à l'œuvre du peintre Yo Marchand. Or ce choix n'est pas le fruit du hasard ou de la rencontre fortuite d'un artiste et d'un conservateur. Que des liens de sympathie réciproque se soient rapidement tissés entre ces deux protagonistes n'étonnera pas ceux qui connaissent la chaleur et l'humanisme profond de Yo Marchand. Mais des motivations plus déterminantes expliquent la mise en œuvre de cette double exposition dans la Salle de l'Oratoire et le Musée du Nouveau Monde ; ces raisons sont en fait à la fois esthétiques et thématiques. Afin de mieux les percevoir, faisons ensemble la connaissance de l'artiste.

Fille d'un ébéniste d'art, qui lui communiqua très tôt le goût du bois, des techniques traditionnelles, des outils simples comme le couteau, dont elle se sert presque exclusivement, et d'une manière plus générale de la recherche constante de matériaux élémentaires, de nature à séduire l'œil et la main par leur caractère noble et rude, y 0 Marchand est née à Montluçon le 7 mars 1936.

Elle arrive à Paris en 1960, à l'époque où de grands peintres et sculpteurs comme Zadkine hantaient encore le quartier Montparnasse, et fréquente l'atelier dirigé par Goetz. Mais ses véritables maîtres sont Braque, Nicolas de Staël et surtout Alberto Burri, dont la sensualité plastique l’a profondément marquée tout comme la pensée de Theilhard de Chardin ou de Gaston Bachelard.

Néanmoins la difficulté d'appréhension de l'oeuvre de Yo Marchand vient, pour une grande part de l'impossibilité de la localiser clairement au sein des courants picturaux qui ont traversé notre siècle. En marge de l'abstraction, la matérialité des ocres et des terres Qu'elle introduit généreusement dans sa pâte épaisse, la lecture directe des symboles et des signes qu’elle incise dans la couche picturale ne suffisent pas pour donner à ses productions l'appellation très conventionnelle de peinture figurative. Ses oeuvres sont avant tout un regard intime - et volontairement tourné vers le passé _ porté sur le monde et surtout sur le monde minéral. On pourrait presque parler d'une peinture archéologique qui projette dans le futur les strates du passé.

Aussi n'est-il pas surprenant que son intérêt pour les civilisations anciennes, notamment celles de l'Amérique maya et précolombienne qui nous ramènent au Nouveau Monde, ait en grande partie déterminé la conception étonnamment solaire de son expression picturale.

Classique par le contenu humaniste de la mémoire collective qu'elle incarne et toute marginale qu'elle puisse paraître aux confins du signifiant et de l'abstraction, Yo Marchand suscite simultanément admiration et trouble, enthousiasme et nostalgie, le sentiment d'une réalité vécue et la fuite d'un monde en perpétuel mouvement. Son art est enfin d'une présence et d'une monumentalité telles qu’il est impossible de ne pas la compter au nombre des vrais peintres d'aujourd'hui

Thierry Lefrançois

Conservateur des Musées d'Art et d'Histoire de La Rochelle

La peinture de Yo Marchand naît de la matière Terre avec son cortège de sables, de pierres précieuses, mais aussi d'herbes et d'eau. Du bout des doigts comme effleurées ou grattées à pleins ongles les lignes se forment et s'entrecroisent, les cercles se font puis explosent, graphismes venus du fond des temps, écritures dont les sons restent seuls testaments du silence.

Les couleurs aussi semblent arrachées à la nature et nul n'est étonné de retrouver les bruns rouges des terres provençales, les ocres des déserts, les marrons des sillons.

Dans l'espace de ses toiles, le dialogue s'établit entre ces lignes et ces couleurs se forment alors d'impossibles mariages que, comme un dernier rêve au moment où tout se désagrège, la lumière vient réconcilier.

Ainsi est l'œuvre de Yo Marchand de prime abord tranquille dans chaque instant, combat. De la toile au papier parchemin en passant par les argiles gravés, le travail de Yo Marchand est œuvre de femme: solide, battante, fermement décidée à rester peintre.

Alain Papet.

Yo Marchand ou les blasons de la mémoire

Le travail de Yo Marchand recoupe une fascination très contemporaine pour l'archéologie, l'exhumation de sites ensevelis sous des limons ancestraux, le goût des matières humbles, l'inclination au témoignage écologique. Son identification à la nature n'échappe pas, non plus, à l'emprise des techniques artisanales, par la spécificité de son approche du fait pictural, appelant autant l'œil que le toucher. Mais, dans son intégration de corps étrangers à la peinture, elle n'épouse ni les options radicalement informalistes, ni le questionnement de l'œuvre par l'analyse de ses composantes, ni encore, les axiomes des minimalistes ou les concepts plus critiques des adeptes du Land Art. Nulle tentative, ici, de corriger le paysage, nulle distanciation ou dépersonnalisation, rien d'éphémère, mais un siège plénier de l'être, axé sur les fibres mêmes de la peinture, une adhésion au monde exacerbée, creusée fiévreusement, où la spiritualité s'innerve dans les dalles d'une matière ravinée, grêlée, sertie de nappes ensablées et de poussières, qui nouS parlent de territoires immémoriaux, de champs clos nimbés de silence, disséminés dans l'inconscient. Et si elle désigne l'érosion du temps, en quelque sorte son effacement et sa restitution, à travers les rugosités et les pigments de stratifications emblématiques, liés à la muralité et à son cortège de connotations, cette écriture ne verse jamais dans l'exotisme, l'ésotérisme ou le constat socialisé.

Née de souvenirs diffus et de sensations violemment ressenties, articulés par cycles cohérents et unitaires dans leur filiation thématique, une telle syntaxe épelle la vérité chaotique de l'univers, en la moulant dans la pâte grumeleuse d'un langage crispé, dramatique, dont l'intensité gouverne l'errance inquiète de la main, à l'écart des surenchères effusives.

On aura compris que cet art, même s'il se nourrit de concrétude, ne peut s'évaluer en termes de représentation. Non-imitatif, car soumis aux seules exigences intérieures, par conséquent loin du reconnaissable, il ne transpose pas, ne procède pas par équivalences. Sa réalité se fonde sur la réalité de la peinture et la matérialité signifiante de l'espace qui la contient.

Espace construit à partir d'assises telluriques fissurées, entaillées de sillons et de fractures, de boursouflures et de lacérations, barrées de lignes maîtresses horizontales et verticales, qui définissent des aires conflictuelles chargées de mémoire. De ces déflagrations martelées, où l'inerte devient substance vivante, sous la poussée des signes et des graffitis incrustés sur la densité des plans, se font jour comme des accidents géologiques, lambeaux de mondes en devenir, qui nous hèlent au-delà du regard, vers d'autres vertiges.

Pareille iconographie, enchâssée de quadrillages asymétriques tenant du blason, enclenche une dérive mentale qui sollicite l'imaginaire, en mêlant le passé au présent. Reliefs en friche, flux indéterminés, topographies arides, attisent les prestiges du connu et de l'inconnu, dans un amalgame de forces élémentaires qui n'en finissent pas de renvoyer aux origines.

En levant ces murs burinés, empreints d'obscurs pouvoirs et semés de codes qui lui correspondent, Yo Marchand raconte sa propre histoire. Aux côtés d'un père ébéniste d'art, peintre à ses heures, elle grandit dans un environnement favorable à l'affirmation de ses desseins artistiques. D'abord attirée par l'écriture, elle se tourne progressivement vers la peinture, mue par un élan irrésistible, comme sous l'étau de quelque terrible menace. « La peinture m'a guérie de la peur, dit-elle. Elle est pour moi exorcisme, urgence de vie. » A seize ans, elle réalise ses premiers tableaux figuratifs, principalement des portraits. Elle se passionne pour Turner, Van Gogh, Seurat, Braque, avant de découvrir Kandinsky et plus tard Alberto Burri, dont l'itinéraire sera pour elle riche d'enseignements. Abandonnant, en 1960, toute référence au tangible, elle s'engage dans une période géométrique, combinant cercles, flèches et carrés. Mais jugeant cette pratique trop dogmatique, à la suite de patientes remises en question, elle trouve son vocabulaire, en 1968, dans la célébration d'une matière ingrate, rageusement griffée, labourée, décrépite, souvent crayeuse, qui rend compte sans formulation directe, des grands rythmes naturels. « J'aime, avoue-t-elle, les vieux murs lézardés, enrichis par le temps, les vestiges sculptés, les parois des montagnes, les grottes, les dolmens, les pierres. »

Ainsi, dans sa démarche, le minéral se confond avec le végétal, autrement dit la pierre avec l'arbre, mais également la terre avec la lumière, les encoches avec les empreintes, les sons avec le silence. Dans un geste volontaire, partagé entre le pulsionnel et le prémédité, s'établissent des rapports tendus, qui traduisent les marques du dérisoire, la fragilité des choses, le provisoire et le permanent, les ivresses et les angoisses. S'en dégagent aussi une courbe destructrice, le poids de la mort, rendus par des images obsessionnelles, abruptes mais sans primitivisme, que la peinture magnifie.

Yo Marchand tisse ses architectures en étalant sur ses supports des couches et des sous-couches, auxquelles elle adjoint des mélanges de poudres, des cendres, des oxydes, de la terre de Provence ou du Roussillon, pour absorber les brillances. Elle joue ensuite des carrefours et des antagonismes qu'elle a fait naître, les zébrant avec un étrange burin, de stries qui s'entrecroisent, se chevauchent, et ourlent ses surfaces de cicatrices et d'affaissements, de crevasses et de scories, parcourus de palpitations heurtées, révélatrices de blessures secrètes. Les coloris y sont rares, les timbres assourdis, fuyant les séductions épidermiques.

Volontaire, indépendante, cette œuvre distille une poétique âpre, qui piège le temps, et exprime l'inexorable solitude de l'homme.

Gérard Xuriguera

Abstrait, l’art de Yo Marchand n’en demeure pas moins vivant. Chacune de ses œuvres longuement réfléchie, recrée l’essence même de la pensée, de la vie sans le besoin de la figuration et s’offre à la méditation.

Dégagées de toute pesanteur, dépouillées à l’extrême, les toiles aux formes planes effacent l’illusion, évoquent les dessous du visible. La couleur est ici langage, posée par bandes verticales à dominante bleu, orangé, gris séparées par un fin tracé diversement coloré, elles vibrent d’imperceptibles nuances. La gamme colorée construit la composition. Ces surfaces légèrement mouvantes atteignent parfois une dimension spirituelle.

Pour Cézanne « Celui qui n’a pas le goût de l’absolu se contente d’une médiocrité tranquille ». Yo Marchand possède pleinement ce goût, conserve ses convictions exprimées dans son travail. Quelques œuvres évoquent plus précisément le monde avec des traces de vocabulaire français ou asiatique confirmant le lien de l’artiste avec l’existence. Sa création est porteuse d’une poésie qui crée l’émotion ;elle mérite une attention approfondie afin de goûter la beauté de ces surfaces vibrantes, sans cesse renouvelées dans une exploration abstraite de l’espace.

Nicole LAMOTHE

Yo M A R C H A N D