"Désamorcé aussitôt le mur. Par un éclat de rire intérieur. Détruit le mur."
Joseph Beuys, Par la présente je n'appartiens plus à l'art.
"(...) "je suis un artiste", et je ne me rétracte pas (...)"
Vincent van Gogh, Lettres à son frère Théo
"L'oeuvre (de Matthieu Laurette) problématise la participation de l'individu à l'espace public et médiatique et explore les relations existantes entre art, médias, spectacle, célébrité et économie. Les stratégies conceptuelles qu'il déploie sont de l'ordre de l'infiltration, du court-circuit, du détournement, et du jeu à partir des failles que présentent certains dispositifs de l'économie spectaculaire-marchande" (...) Matthieu Laurette peut-être considéré comme un "Hacker social".
Selon Nicolas Bourriaud (il) "utilise la société comme un catalogue de formes.... il joue avec les formes économiques comme avec les lignes et les couleurs d'une peintures..." (Wikipédia)
Le spectacle est le dispositif le plus redoutable du système d'aliénation qui sépare les hommes de leur pouvoir d'action. Il peut sans extrapolation fantaisiste être comparé au concept de la Maya du yoga hindou; ce voile d'illusion qui recouvre la réalité d'une clôture de projections et en empêche l'expérience.
Vortex obscur d'insatiable gloutonnerie il absorbe et assimile les démarches critiques les plus intimes, les plus sincères révoltes, les plus rageuses tentatives d'émancipation //on a parlé par exemple de "la Grande Hypocrisie du Rock'n'roll" (P. Manoeuvre)//.
Lorsque Joseph Beuys pose comme contribution à l'histoire de l'art que "chaque homme est un artiste" ("jeder mensh ist ein kunstler"), que comme tel sont but est d'accroître le pouvoir de sa créativité, // art = capital // pour augmenter l'effectivité de sa plastique sociale, il se place au delà du spectacle. Si chaque homme est réellement en puissance un artiste, un possible acteur de la "soziale plastik", il ne le devient de fait que dans la mesure où il a préalablement désintégré le mur d'illusions spectaculaires et le contexte institutionnel qui le représente.
I am an artist
Matthieu Laurette, qui a entrepris de cartographier le no man's land, le lieu de l'extinction, dont le travail rend compte de la nature du Mur, répond au message de Beuys en plusieurs langues: "Je suis un artiste", "I'm an artist", "Ich bin ein kunstler"...
Ni plus ni moins que chacun mais lui le dit et le répète, il l'assène à longueurde déplacements et en fait une oeuvre monumentale.
Voilà une première recette du passeur Laurette: marteler avec opiniâtreté une réalité choisie, la rendre assez dure pour en marquer irréductiblement le monde. Matthieu Laurette travaille comme un forgeron, il façonne au marteau et impose à la volonté.
Pour ce dessein le spectacle est un moyen, la connaissance de sa mécanique lui permet d'en contraindre la dynamique obscurantiste, d'en détourner à des fins personnelles la dévoration.
// "I'm still alive". "I'm still alive". "I'm still alive".... dans ce même registre du martelage l'artiste conjure la mort, l'apprivoise comme on apprivoise le pouvoir, sous forme de résistance vitale. Il nous donne là, mine de rien, (after On Kawara) une très belle Vanité conceptuelle. (Qui pourrait aussi faire l'heure venue une belle épitaphe.)//
Apparitions
Je ne m'arrêterai pas ici sur l'anecdotique posture post-situationniste de Matthieu Laurette appuyée par des références explicites par exemple à Guy Debord (La société du spectacle) ou à Jacques Rancière (Le spectateur émancipé) mises en avant notamment dans quelques unes de ses "Apparitions".
Ce que l'"apparition" signe comme spécificité de l'entité Matthieu Laurette et ce qu'elle nous révèle du caractère propre du Spectacle c'est d'abord le pouvoir d'ubiquité, pour l'artiste qui le maîtrise: la possibilité de s'émaner à distance , d'être passe-muraille s'émancipant à loisir des limites de la densité du corps physique.
Intronisant pour le grand public le terme multimédia dans "Tounez manège", apparaissant en arrière plan d'une émission de télé américaine ou dans une émission sur le jardinage à l'occasion de l'aménagement de son studio parisien, Laurette se manifeste dans l'espace public (hors-champs de l'art) sous forme d'émanations et de signes, à la manière de l'Ubik de Philip K.Dick en son temps précurseur.
Au delà de la démonstration simple et efficace de l'Etre Médiatique et de l'exercice ludique de thaumaturgie cathodique, il mets en avant la plasticité paradoxale inhérente à la traversée du mur spectaculaire. Une plasticité de l'apprivoisement spéculaire de l'Image et de la distanciation projective: si "Je est un autre" il s'en use comme d'un pinceau dans le flux médiatique.... "Je" trace.
L'art contemporain a son génie tutélaire: Marcel Duchamp, son icône iconoclaste: une "Fontaine" miraculeuse. Premier ready-made médiatisé, (après "Roue de bicyclette" et "Porte-bouteille"), "Fontaine" (1917) est aussi le premier Métaconcept de l'histoire de l'art, l'acte-dynamite libérateur du regard: avec le choix de l'artiste, Lui, spectateur, fait l'oeuvre maintenant.
Et ce n'est pas un discursif qui donne le coup de sabre décisif, c'est un artiste, à la liberté et l'innocence de ravi. Le geste est une farce de simplet, c'est l'éclat de rire d'un clown d'intelligence fraîche et lumineuse dont l'écho garde un siècle plus tard, aujourd'hui, la même profondeur cristalline.
Ce rire est toute la Subversion.
La figure du clown, personnage d'excellence spectaculaire, est la clef paradoxale de la clôture d'Illusion. Sésame de l'Art, le clown envisage le jeu du masque, il en est l'usage, et dans le meilleur des cas il le joue, comme un passeur de frontière, (le Shaman, Beuys l'avait compris, avait cette fonction dans l'équilibre du groupe, à la fois bateleur spirite, psychopompe et guérisseur...).
// Attention: Beaucoup de charlatans, beaucoup de clowns aux rires rampants, aux résonances plates , (l'un prétend bien "dépasser Duchamp", sourire...), ceux là ont choisi leur camp, caricaturent à l'esbrouffe le Grand Rire libérateur, ils font le spectacle du spectacle, entretiennent en abîme la clôture spectaculaire. Ils passeront sans avoir rien dit. //
Matthieu Laurette lui agit d'emblée dans le sillage du Grand Clown, il nage dans les eaux de la pensée libre, en "trublion" (B. Blistène) il inscrit son mouvement dans leur cours. Sa première "apparition", sur le plateau d'une émission de télévision populaire, qu'il considère comme "(son) acte de naissance artistique" a la juste mesure de l'époque: "l'ère des variétés"; et toute l'amplitude de la farce contemporaine. 1993, Ecce homo, Voici l'artiste.
...
2013, maturité .... le discours est en place, la démonstration faite. L'oeuvre critique de l'artiste est un produit phare sur les gondoles du supermarché conceptuel. Boucle bouclée? Déjà?
Matthieu Laurette est une vivante ambigüité, il reflète en cela le monde dont il s'est attaché à nous montrer les failles et c'est ce qui le rend intéressant: toute sa démarche est le produit excellent d'un système et d'une institution.
Mais pour son temps et ceux qui viennent, son oeuvre est-elle un puissant ressort créatif et politique? Ou une réaction organique, la réponse adéquate du système: mise en scène pailletée et glamour d'une subversion impuissante?
La duplicité du spectacle rend hasardeuse une réponse tranchée à ces questions; comme acte leur formulation est suffisante.
Passé un seuil cependant, le pas de danse devient stéréotypie, de celle qui affecte les animaux sauvages en captivité. Si une mesure de cynisme par exemple est nécessaire à la santé d'une pensée critique, à forte dose il en neutralise la vitalité.
"Opportunities: let's make lots of money" (2005-present).... critique débridée du profit opportuniste décompléxé? Oui sans doute, autant que simple constat "en miroir" de la réalité économique d'artistes portées par l'institution et ses réseaux.
Sa récente "Gang nam style video after Aî Weîweî et Anish Kapoor (back by popular demand)" (2012) est un pur produit du double-jeu Laurette. Quelle puissance politique? Que faut-il encore démontrer qui ne l'est déjà? Que l'artiste Matthieu Laurette est parvenu au niveau des plus grands noms de l'Art internationnal? Dont acte....
Le risque est grand pour celui qui entre spectaculairement dans le spectacle d'y perdre son intégrité et sa puissance plastique. De laisser l'initiale intention subversive se diluer dans les paillettes du show-business et le geste dans la grand-messe institutionnelle.
Si l'intitulé de ses notes: "Art=capital=spectacle"_notes" garde l'axe de la posture qui fonde son être au monde de l'art contemporain, (son fond de commerce après tout), si son équation "art=capital=spectacle" le situe opportunément dans les réseaux croisés des filiations beuysiennes, elle n'en signe pas moins une situation irrévocablement régressive par rapport à l'équation originale de Joseph Beuys: Art=capital.
Situation subalterne et régressive car si Beuys maîtrisait à la perfection les lignes de son temps, qu'il a joué avec bonheur de ses codes spectaculaires, sa vision élargie de l'art ne lui a jamais posé le spectacle comme élément consubstanciel.
On rapporte une anecdote à son sujet: quand un journaliste lui demande pourquoi il a besoin de ce personnage au chapeau de feutre et au gilet de pêcheur, il répond qu'il a besoin d'une médiation pour communiquer au public ce qu'il ressent la nécessité profonde de communiquer. Pour lui ce personnage est un accessoire, un costume, un moyen.
Vérité tronquée relative au folklore de "l'ère des variétés", (du roman prospectif de H. Hesse: Le jeu des perles de verrres"), l'équation de Matthieu Laurette singe l'originale, et c'est encore un trait propre au spectacle que son caractère essentiellement imitatif du réel.
L'Art est une "voie" intégrale. Par sa dynamique il envisage l'intégration du potentiel Beuys: l'épanouissement de la créativité personnelle et collective dans la plastique sociale. Et si la traversée de la clôture spectaculaire est bien une étape cruciale de l'émancipation de l'être créatif autonome, le non-lieu de la mutation prélude de l'éveil à la "capacité", le spectacle n'a pas de valeur en soi comme définition de l'Art.
Si "l'art=capital", si "chaque homme est un artiste", c'est Dehors; où sa qualité révolutionnaire, incorruptible, est manifeste.
De ce point de vue élargi et sur un mode nomade la fréquentation de l'oeuvre de Matthieu Laurette comme signe cartographique de l'art contemporain s'avère nécessaire, importante même car elle nous présente la peau de mue de l'art, et pose le constat de la neutralisation par le spectacle de ce qui ne s'envisage en vitalité et en expérience qu'au delà de lui, dans une profondeur tellurique et un mouvement de créativité initiatique où Beuys a enraciné et déployé en matière un jeu conceptuel ouvert.
Comme dans le proverbe chinois, Matthieu Laurette regarde lui le doigt du sage qui montre la lune, et réduit la perspective de la plastique sociale à la clôture désincarnée de l'accessoire médiatique. L'un a traversé de part en part ce que le second est occupé à chroniquer à satiété.
Mais l'oeuvre de Joseph Beuys est achevée, et si Matthieu Laurette, "still alive", dépasse sa stratégie bourgeoise, confortable et laborieuse de survivance en milieu hostile, il nous ouvrira peut-être, lui sinon d'autres, des perspectives régénérées.
2013