Les Jours Heureux


LES JOURS HEUREUX,

CONTES ET MORALE

A L'USAGE DES ENFANS DES DEUX SEXES.



Par Éléonore de Vaulabelle


PARIS,

LIBRAIRIE DE DUMONT,

Palais-Royal, 88, au Salon Littéraire

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1836


PRÉFACE.


J'intitule ce recueil : les Jours heureux, parce que les jours vraiment heureux de mon humble existence d'écrivain ont été les jours même où j'ai composé ces petites histoires. Écrire suivant mon cœur et sans préoccupation littéraire, redevenir, selon mon choix, enfant de six ans ou de douze, tout cela, je l'avoue, m'a été d'un charme inexprimable.

Mais quand ma jeunesse tire à son déclin, si je ressens une vive joie à retracer les émotions du premier âge ; si, à mesure que j'avance dans la vie, je regarde plus souvent derrière moi et me plais davantage aux souvenirs de mon berceau, dois-je me flatter que l'âme de mes jeunes lecteurs réponde sympathiquement à la mienne ? non, sans doute. Les enfans ne prendront jamais à la lecture de ces historiettes le même plaisir que j'ai pris à la composition de la plupart d'entr'elles. Cependant pourront-ils feuilleter mon livre sans lui accorder quelqu’attention ? je ne le pense pas. Eh bien ! c'est-là tout ce que j'ambitionne. Je ne demande à mes jeunes lecteurs qu'un peu de cette attention qu'ils donneraient aux utiles conseils d'un père. Alors j'aurai un double motif pour attacher à ce recueil une idée de bonheur : car être attentif au bien qu'on enseigne, c'est déjà beaucoup pour la sagesse de l’élève ; et rendre attentif à des leçons de sagesse, c'est assez pour la gloire du maître.


Le Voyage au bout du Monde

Il y a trois ans de cela. Je parcourais seul, et à pied, les plus basses montagnes des Pyrénées. Il était une heure de l'après-midi ; le soleil tombait d'à-plomb sur ma tête. Je marchais depuis le matin, et je n'en pouvais plus ; car je crains la chaleur, et je suis un assez mauvais piéton.

Le besoin du repos commençait à se faire sentir ; je crois même que j'allais m'asseoir, lorsqu'au sommet d'une toute petite montagne, que j'achevais de gravir, et qui me semblait quatre fois plus haute que la tour de Babel, je me rencontrai face à face avec un jeune homme. Le costume de cet étranger se composait d'une grosse paire de souliers ferrés, d'une blouse en toile grise, d'un chapeau de paille et d'un bâton. J'aurais été peureux, que vraiment je n'aurais su comment faire pour avoir peur. Mon inconnu portait une de ces heureuses physionomies qui vous attirent à elles et vous invitent tout d'abord à la confiance. Nous nous saluâmes. Je suais et je soufflais à faire pitié. Le jeune homme remarqua mon extrême fatigue.

— Il me semble, monsieur, nie dit-il, que vous avez eu grand'peine à monter cette montagne ?

— Très grand'peine, monsieur, répondis-je en m'éventant avec mon mouchoir. Je n'irais pas loin par la chaleur qu'il fait.

— Quoi ! ajouta-t-il en souriant, vous n'iriez pas même jusqu'au bout du monde ?

— Surtout jusqu'au bout du monde, repris-je sur le même ton de plaisanterie. Le monde est un peu trop long pour mes jambes.

Et en disant cela, je m'assis paisiblement sur un quartier de roc.

Cependant mon jeune homme plongeait ses regards à l'horizon. Du haut de la petite montagne où nous étions, la vue s'étendait à plus de trois lieues. Après quelques minutes de contemplation, l'étranger se tourna vers moi, et oubliant qu'il me voyait pour la première fois et que je ne pouvais le comprendre, il me dit : — Je ne me trouve jamais sur une montagne, sans penser à cette aventure de mon enfance.

— A quelle aventure, s'il vous plaît ?

— Oh ! pardon, pardon, monsieur, répondit-il avec embarras ; je ne me souvenais plus que je n'ai pas l'honneur de vous connaître.

— Eh bien ! lui dis-je, faisons connaissance.

Sa réponse fut des plus honnêtes. Il s'excusa d'être entré si librement en conversation avec moi ; il s'accusa d'être un peu trop communicatif, et voulut me prouver que c'était là un grand défaut, puisqu'il nous expose à importuner du récit de nos aventures des personnes que nos aventures ne regardent nullement. Je lui répondis que si cette facilité de caractère est quelquefois un défaut, il arrive le plus souvent que c'est une qualité précieuse, puisqu’elle a pour cause la franchise qui est inséparable de la probité ; et la preuve, ajoutai-je, c'est que tout homme franc est un honnête homme.

Nous discourûmes ainsi quelque temps. Après quoi, mon jeune inconnu se décida à me conter cette aventure de son enfance. Toutefois, me dit-il, avant de commencer, je dois vous prévenir que mon histoire n'a rien d'extraordinaire.

— Tant mieux, répondis-je.

— Qu'elle est fort simple.

— A merveille.

— Qu'elle est vraie.

— Vous me comblez d'aise.

— Qu’elle ne contient ni vols, ni meurtres, ni brigandage d'aucune espèce.

— Dieu soit loué !

— Et qu'elle n'est pas intéressante du tout.

— C'est ce que nous allons voir.

— Il s'agit tout simplement d'un... d'un tout petit voyage au bout du monde.

— Comment ! m'écriai-je, un voyage au bout du monde ! et vous appelez cela une histoire sans intérêt !... Le bout du monde ! mais moi, qui vous parle, tout fatigué que je suis, je ferais presque le même voyage pour vous entendre raconter le vôtre !

Il sourit ; et s'asseyant vis-à-vis de moi, sur un amas de pierres, il me dit avec une grâce charmante :

— Puisque vous voulez bien permettre que je vous ennuie, monsieur, je commence :

« Je venais d'atteindre ma cinquième année ; j'avais d'excellentes jambes, un grand amour de la liberté, et je possédais douze sous au fond de ma poche. Vous savez monsieur, qu'à cinq ans il est difficile d'être bien sage ; aussi, ne l'étais-je pas : je ne me rappelle plus au juste quel crime j'avais commis ; peut-être avais-je mangé les confitures de ma mère ; peut-être avais-je battu une de mes petites cousines. Quoiqu'il en soit, mon crime devait être grand, car mon père m'attacha par le pied à une table ; et là, les fenêtres ouvertes, m'exposant aux railleries de mes camarades, il m'appliqua trois coups de martinet sur l'endroit où j'avais l'habitude de m'asseoir.

Ma pénitence faite, je me levai tout furieux, et je dis — Je m'en vais !

— Va -t’en ! me dit mon père : tu n'es bon à rien ; tu fais pleurer ta mère tous les jours. Nous serons heureux d'être débarrassés d'un mauvais sujet comme toi.

— Adieu ! je dis.

— Adieu ! répliqua mon père.

Je crus qu'on m'empêcherait de sortir. Mon père fit un signe aux domestiques, et les portes s'ouvrirent toutes grandes devant moi. Je m'en allai un peu sot de l'aventure.

Au bout de la rue, je détournai la tête pour voir si l'on courait après moi : je n'aperçus personne. Un moment le désir me prit de retourner sur mes pas ; la honte me retint : Eh bien ! pensai-je, je vais courir le monde ; ils pleureront de ne plus me revoir, et cela les fera enrager. Je leur apprendrai à me mettre en pénitence ! Et puis, je ne suis pas fâché d'être libre ; il y a long-temps que j'ai envie d'aller voir derrière la montagne, là-bas, où se couche le soleil : je suis bien aise de savoir comment le soleil se couche.

A l'extrémité du village, était la maison de ma nourrice ; j'y entrai. Fanchette, ma sœur de lait, cousait, toute petite, auprès du lit de son plus jeune frère. En me voyant, elle quitta bien vite son ouvrage pour me sauter au cou.

— Veux-tu me suivre ? lui demandai-je.

— Je veux bien, me dit-elle ; où çà, dans le bois ?

— Bien plus loin que çà, Fanchette.

— Jusqu'à l'étang des Saules ?

— Plus loin encore : je m'en vais faire un grand voyage.

— Tout seul ?

— Non, si tu m'accompagnes.

— Mais encore, ajouta Fanchette, il faudrait que tu me disses jusqu'où ?

— Jusqu'au bout du monde.

— Mais où çà est-il le bout du monde ?

— Je crois bien, lui dis-je, que c'est tout là-bas, bien loin, derrière la montagne où se couche le soleil.

— Et puis, quand nous serons là ?

— Quand nous serons là, nous ne reviendrons plus.

Fanchette me regarda toute triste

— Et ma mère ? dit-elle.

— Eh bien ! continuai-je, si tu aimes mieux ta mère que moi, reste : moi, je pars. Adieu !

Fanchette me saisit par le pan de ma veste.

— Oh ! ne pars pas ! s'écria-t-elle... demeure, frère, demeure, je t'en supplie !... où veux-tu aller ?

— Je te l'ai déjà dit : jusqu'au bout du monde.

— Et pourquoi ?

— Parce que je suis en colère.

— Tu auras fait quelque chose à ton papa ?

— Au contraire, c'est mon papa qui m'a fait quelque chose.

— Tu lui auras donné du chagrin ?

— Je te dis, au contraire, que c'est lui qui m'a donné trois coups de martinet.

— Oh ! mon Dieu ! il faut que tu aies commis une bien grande faute !

— Je n'en sais rien ; mais, répond-moi tout de suite, car je suis pressé. Veux-tu, oui ou non, venir avec moi ?

— Non, oh ! non... murmura-t-elle.

Je l'embrassai bien vite, et en un clin-d’œil je disparus : j'étais parti.

J'avais à peine fait cinquante pas, que Fanchette, rouge comme une cerise, était déjà à mon côté. Comme elle avait couru, la pauvre enfant !

— Enfin, lui demandai-je, tu consens donc à me suivre ?

— Oh ! non, me répondit-elle, si je quittais ma mère pour ne plus la revoir, ma pauvre mère en tomberait malade, et moi j'en mourrais de chagrin ; et puis je ne peux pas laisser tout seul mon petit frère qui dort ; il n'aurait qu'à se réveiller et ne trouver personne !... Non, Paul, non, je t'aime bien, mais je ne te suivrai pas.

— Si tu ne me suis pas, pourquoi donc cours-tu après moi ?

Fanchette fit une longue pause.

— Tiens, me dit-elle, prends çà ! Elle pleurait en me tendant la main.

— J'ai pensé, dit Fanchette, que tu pars peut-être sans argent, je t'apporte ce que j'ai, çà t'aidera à faire le voyage ; prends !

Je pris et je regardai : c'était un sou.

Cette preuve d'amitié m'attendrit profondément ; je tirai mes douze sous de ma poche.

— Tiens, ma bonne sœur, lui dis-je à mon tour, ta mère est pauvre, et moi, mes parents sont riches ; prends ces douze sous pour t'acheter une robe.

— Et ton voyage ? fit-elle.

— Ah !... mon voyage ?... je commence à me sentir un peu fatigué ; asseyons-nous sur l’herbe, cela nous amusera. »

Ici le jeune étranger interrompit son histoire, et m'adressant la parole : Je vous ennuie, monsieur ? me dit-il ; cette aventure d'enfant, vous paraît bien longue et bien insignifiante ? Je l'assurai que cette aventure m'intéressait beaucoup ; je l'engageai très instamment à poursuivre son récit ; il continua donc de la sorte :

« Il y avait une bonne demi-heure que Fanchette et moi nous avions pris place sur l'herbe, assis l'un à côté de l'autre et tous deux gardant un profond silence ; tout-à-coup je me levai :

— Sais-tu bien, dis-je à Fanchette, que ce n'est pas amusant du tout de s'asseoir sur l'herbe ? moi je croyais que c'était plus amusant que cela ; décidément on ne doit bien s'amuser qu'en voyage : allons, sœur, en route ! Lève-toi et allons-nous-en.

— Où çà, frère ?

— Je te l'ai dit cent fois ; allons ! c'est décidé, je pars ; je pars pour toujours, et il faut que tu me suives.

Je soulevai de terre t'aubette qui était tout effrayée.

— Il faut que je te suive, dis-tu ?

— Oui, ma chère petite Fanchette, car tu conçois bien que je ne peux pas toujours marcher seul, je n'arriverais pas assez vite et je me fatiguerais trop ; d'ailleurs je veux que tu voies le bout du monde ; il n'y a rien de plus beau sur la terre : as-tu déjà voyagé ?

— Oui, dit Fanchette en essuyant une larme, je suis allée deux fois à la ville sur l'âne de ma tante.

— Quelque chose de beau que l'âne de ta tante ! il n'y a personne qui ne sache ce que c'est qu'un âne ! mais le bout du monde c'est bien différent ! Je gage que tu ne l'as jamais vu ?

— Le bout du monde ?... non ; et toi ?

— Ni moi, mais c'est superbe. Figure-toi d'abord le monde...

— Oui.

— Le monde, c'est-à-dire la terre...

— Bon.

— La terre avec un bout au bout et le soleil qui se couche dessus.

— Ah ! ah !

— C'est beau, n'est-ce pas ?

— Oui, dit Fanchette, qui jeune et simple comme moi prêtait déjà une grande attention aux merveilles imaginées par mon ignorance ; oui, Paul, çà doit être bien beau ; mais est-ce que le soleil reste là toute la nuit sur ce bout ?

— Toute la nuit, Fanchette. — Et qu'est-ce qu'il fait là, le soleil ?

— Que veux-tu donc qu'il fasse ? il dort.

— Il dort ?

— Sans doute, puisqu'il est couché ; quand tu es couchée, toi, est-ce que tu ne dors pas ?

— Si fait.

— Eh bien ! lui, c'est la même chose.

Fanchette se gratta le derrière de l’oreille ; elle était à moitié incrédule et tout-à-fait étonnée.

— C'est la même chose, c'est la même chose..., reprit-elle ; tu dis cela, Paul, mais ce n'est guère possible que ce soit la même chose ; le soleil n'est ni un homme ni une femme : c'est du feu, et le feu ne dort pas.

— Ah ! tu crois çà, toi ?

Malgré mon air d’assurance, j'étais bien un peu de l'avis de Fanchette ; je ne croyais presque pas ce que je disais, et j'exagérais les merveilles du bout du monde dans l'espoir que Fanchette se déciderait à être du voyage.

— Tiens, Paul, me dit-elle après avoir rêvé un moment, je ne comprends pas un mot à tout ce que tu me racontes : Je sais bien que le soleil se couche, on me l'a toujours dit ; mais qu'il dorme, c'est ce que je ne peux pas croire ; qu'est-ce qu'il ferait donc de son feu pendant qu'il dort ?

— Il en fait la lune, il en fait les étoiles, il en fait ce qu'il veut, est-ce que je sais, moi ! quand nous l'aurons vu couché nous le saurons : viens !

— Ah ! çà, me demanda-t-elle avec une curiosité toujours croissante, faut-il marcher long-temps pour arriver jusqu'à l'endroit où le soleil se couche ?

Je lui répondis qu'il fallait marcher assez long-temps, mais que nous irions très-vite et qu'elle reviendrait de même, puisqu'elle n'avait pas envie de quitter sa mère pour toujours. Cette dernière observation lui fit pousser un soupir, et elle m'assura de nouveau que rien au monde ne pourrait lui faire commettre une pareille faute.

Je ne comprends pas comment la tendresse que Fanchette montrait pour sa mère ne m'alla point jusqu'au coeur, ne m'ouvrit point les yeux, et ne le fit pas voir toute l'énormité de mon crime ; car moi, je ne voulais pas revenir avec Fanchette ; je ne voulais plus rentrer chez mes parents. Était-ce colère, dépit, honte ? je l'ignore. J'étais fou : c'est là ma seule excuse.

— Allons, me dit Fanchette, si je peux être revenue demain soir au plus tard, et si ma mère consent à ce que je te suive, je te suivrai... Je crains tant qu'il ne l'arrive quelque malheur en route !

Cette bonne petite Fanchette ! elle avait le plus excellent cœur !... Je la remerciai bien sincèrement ; je la rassurai sur la longueur et sur les périls du voyage ; et, comme j'étais fort pressé de partir avec elle, je l'entrainai, tout en courant, jusqu'à la maisonnette de sa mère.

Ma nourrice, sortie depuis le matin, rentrait à l'instant même. Déjà elle se disposait à gronder sa fille, lorsque, pour lui expliquer l'absence de Fanchette, je lui racontai comment Fanchette avait couru après moi pour me donner un sou; comment elle avait pensé que ce sou m'aiderait à faire un très long voyage ; comment l'idée de ce voyage m'était venue à la suite de trois coups de martinet ; comment je ne voulais plus rentrer chez mon père ; comment je me proposais d'emmener Fanchette avec moi jusqu'au bout du monde ; et enfin comment j'espérais que ma mère nourrice ne me refuserait pas cette petite consolation.

Vous concevez, monsieur, si ma nourrice fut étonnée. La bonne femme n'en croyait pas ses oreilles. Elle me fit répéter par trois fois mon histoire extravagante, et mon projet plus extravagant encore. Je lui répétai tout ce qu'elle voulut et tant qu'elle le voulut. A part les trois coups de martinet, je ne voyais dans mon histoire rien que de très simple et de très naturel. Ma nourrice n'était pas de cet avis : elle me fit de très vives remontrances et m'engagea très fort à retourner chez mon père. Fanchette joignit ses instances à celles de sa mère. Elles me prièrent, elles me supplièrent toutes deux : je restai inébranlable. Le souvenir des trois coups de martinet était peu de chose, je dois le dire, comparé à la honte de rentrer chez nous, après la sotte bravade que j'avais faite. N'avais-je pas déclaré hautement que je partais ? Cette déclaration n'avait-elle pas eu pour témoins les domestiques eux-mêmes ? De quel front oser rentrer après cela ? Quelle idée prendrait-on de moi ? De quelles railleries n'accueillerait-on pas mon retour ? Certes ma nourrice, mon père, un de nos domestiques ou même un étranger m'eût pris par le bras et m'eût ramené à la maison, je me serais laissé conduire, tout en faisant mine de ne marcher que malgré moi ; j'eusse trépigné, je me fusse débattu, et pourtant, au fond de l'âme, j'eusse été fort content qu'on me ramenât ; mais du moins par cette apparence de rébellion, mon amour-propre était sauvé ; je pouvais dire qu'on m'avait fait violence ; et par là je restais le maître du terrain : je n'avais pas cédé. Mais revenir seul, revenir, en quelque sorte de mon propre mouvement, n'avoir pas la ressource de me prévaloir d'une contrainte exercée sur ma résolution ; rentrer honteusement (il me semblait alors que le repentir est une honte ; à présent je sais que le repentir est une gloire), rentrer, dis-je, honteusement, d'un pied timide et le front baissé, ne me paraissait pas chose possible. J'en aurais eu la volonté, que je n'en aurais pas eu le courage.

Lorsque Fanchette et sa mère eurent épuisé tous leurs raisonnemens et toutes leurs supplications ; dès que ma nourrice se fut convaincue que je voulais courir au bout du monde avec Fanchette, et que j'avais quitté la maison paternelle avec la ferme résolution de n'y plus revenir, l'excellente femme ne me dit mot ; mais, tirant sa fille à part, elle l'emmena dans une petite chambre éloignée dont elles fermèrent la porte, et où elles demeurèrent long-temps.

L'impatience commençait à me prendre. A la fin, ma nourrice reparut avec Fanchette, qui, dès en entrant, me sourit d'un air satisfait. J'en conclus que la permission de me suivre lui avait été accordée par sa mère ; et en effet, celle-ci, m'attirant dans ses bras, me dit, avec une tendresse pleine de douceur :

— Je viens de causer avec ma fille, et en conséquence de ce qu'elle m'a dit, je lui permets de te suivre partout où tu voudras aller ; je l'autorise, mon cher enfant, à courir avec toi jusqu'au bout du monde et encore plus loin, si cela est possible ; mais avant de te confier ma Fanchette, il est bien juste au moins que je sache si tu t'es arrangé de façon à faire un heureux voyage. Voyons, réponds-moi franchement : N'as-tu rien oublié de ce qu'il faut...

— J'ai déjeûné avant de partir, mère nourrice.

— Ce n'est pas de déjeûner que je te parle. Je me doute bien que tu ne pars pas l'estomac vide : je m'en rapporte parfaitement à toi là-dessus. Mais as-tu pris tes précautions contre les mauvaises rencontres ?

— Certainement. J’ai pris un bâton.

— Il ne s'agit pas de ton bâton.

— De quoi s'agit-il donc ?

— De Dieu. L'as-tu prié, lui as-tu demandé de bénir ton voyage ? Toutes les fois, mon fil, que l'on se met en route, il faut demander à Dieu qu'il nous fasse la grâce d'être avec nous ; il faut le prier, afin qu'il nous assiste et nous protège ; car autrement nous courons de grands périls.

— Je ne savais pas cela, mère nourrice.

— A présent que tu le sais, mon garçon, va-t-en avec Fanchette jusqu'à la chapelle de la Croix-Saint-Pélerin. Là, tous deux à genoux, l'un à côté de l'autre, vous ferez votre petite prière, vous appellerez la bénédiction de Dieu sur votre voyage ; et, votre prière faite, vous reviendrez me voir afin que je vous embrasse et que je vous bénisse à mon tour. Après quoi vous irez aussi loin qu'il vous plaira. Allez mes enfans !

Ce sage discours fit quelque impression sur mon coeur. Quoique je ne fusse pas un excellent sujet, je craignais Dieu, pas assez sans doute ; mais enfin je redoutais sa souveraine puissance, et je trouvais utile de m'assurer sa protection, surtout en ce moment où j'allais entreprendre une aussi longue course à travers des pays inconnus et peut-être barbares.

Je m'acheminai donc pieusement jusqu'à la chapelle de la Croix-Saint-Pélerin. Fanchette marchait devant moi, la tête haute et le pas ferme. En la regardant marcher ainsi, la pensée me vint un instant que j'aurais en elle un excellent compagnon de route.

La chapelle Saint-Pélerin était située à quelque distance du village, sur une petite élévation solitaire. Tout à l'entour on n'apercevait ni maison, ni arbre, ni aucune personne vivante. Un tel aspect d'isolement me serra le coeur. J'essayai de surmonter cette impression pénible, niais en vain, car plus je regardais devant moi ou autour de moi, plus mon coeur se serrait. Il se serra bien davantage encore quand j'entrai dans la chapelle. L'obscurité de ce lieu saint, le froid que j'y sentais, Dieu que j'y voyais, toutes ces choses ensemble me causèrent un trouble inexprimable. Je ne pouvais respirer ; je n'osais avancer. Au milieu de cette solitude toute remplie de la majesté de l'Être Suprême, le bruit de mes pas m'effrayait ; mes jambes tremblaient ; à tout moment je m'attendais à tomber ; et, en effet, je tombai bientôt, mais à genoux sur les marches de l'autel où déjà Fanchette était en prières. Agenouillé près d'elle, je demeurai quelques minutes immobile et froid comme une statue. Fanchette me regarda d'une façon que je ne saurais rendre ; puis, s'accompagnant du geste, elle m'engagea à faire le signe de la croix : ce que je fis.

— Maintenant, me dit-elle à voix basse, je m'en vais prier le bon Dieu pour nous deux.

— Prie, murmurai-je.

— Tu répéteras tout haut la prière que je vais dire à mi-voix.

— Je la répéterai : mais dépêche-toi ; j'ai peur.

— Je commence : suis-moi bien.

Et Fanchette commença ainsi la prière :

« Je vous prie, mon Dieu... »

Elle s'interrompit pour attendre que je disse les mêmes mots après elle : cependant je me taisais. Voyant cela, Fanchette redit les mêmes paroles, non sans m'exciter vivement à rompre le silence :

— Allons, Paul, dis donc : « Je vous prie, mon Dieu... »

Je répétai avec effort :

— « Je vous prie, mon Dieu...

Fanchette. de bénir mon frère Paul…

Moi. de bénir son frère Paul...

Fanchette, et de bénir aussi, s'il vous plait...

Moi. s'il vous plaît,...

Fanchette. sa pauvre petite sœur Fanchette.

Moi. ma pauvre petite sœur Fanchette…

Fanchette. et de nous donner à tous deux.

Moi. à tous deux...

Fanchette. la force...

Moi. la force...

Fanchette. d'être bien sages...

Moi. bien sages...

Fanchette. et bien obéissans...

Moi. et bien obéissans.

Fanchette. Nous vous prions aussi mon Dieu,...

Moi. mon Dieu,...

Fanchette. de veiller sur nous...

Moi. de veiller sur nous...

Fanchette. et de nous préserver, pendant...

Moi. pendant notre voyage,...

Fanchette. pendant toute noire vie,...

Moi. toute notre vie,...

Fanchette. des tentations du malin esprit.

Moi. du malin esprit.

Fanchette. Donnez-nous encore le pouvoir et le courage...

Moi. le courage...

Fanchette. de reconnaître nos torts, d'avouer nos fautes...

Moi. d'avouer nos fautes...

Fanchette. et empêchez, ô mon Dieu !...

Moi. ô mon Dieu !

Fanchette. que nous ne fassions rien...

Moi.. rien...

Fanchette. qui soit désagréable...

Mai. qui soit désagréable...

Fanchette. à notre père, à notre mère...

Moi. à notre père, à notre mère...

Fanchette. et à vous, ô mon Dieu !

Moi. et à vous, ô mon Dieu !»

En cet endroit, monsieur, me dit le jeune voyageur, mon émotion devint si forte que je me sentis suffoqué de sanglots et ce fut à travers mes larmes que j'achevai de dire avec Fanchette, qui pleurait comme moi :

Fanchette. Seigneur, nous vous demandons en grâce...

Moi. Seigneur, nous vous demandons en grâce...

Fanchette. De nous pardonner...

Moi. De nous pardonner...

Fanchette. Toutes nos mauvaises pensées...

Moi. Toutes nos mauvaises pensées...

Fanchette. Et mauvaises actions.

Moi. Et mauvaises actions.

Fanchette. Nous nous repentons sincèrement...

Moi. Sincèrement...

Fanchette. De tout le mal que nous avons fait ou voulu faire...

Moi. Fait ou voulu faire...

Fanchette. Nous vous promettons de ne plus recommencer...

Moi. De ne plus recommencer...

Fanchette. De ne plus vouloir surtout...

Moi. De ne plus vouloir surtout...

Fanchette. Quitter nos parens...

Moi. Quitter nos parens...

Fanchette. Et de nous conduire de manière à mériter...

Moi. Et de nous conduire de manière à mériter...

Fanchette. Leur amour et votre paradis éternel, ô mon Dieu !

Moi. Leur amour et votre paradis éternel, ô mon Dieu !

Notre prière achevée, Fanchette, tout en pleurs, se tourna vers moi qui n'avais cessé de répandre des larmes. A l'instant, je me jetai dans les bras de ma bonne petite sœur, laquelle oubliant comme moi la sainteté du lieu, me serra contre elle, m'embrassa ; et tous deux étroitement unis, nous continuâmes à pleurer long-temps et abondamment.

Vous allez peut-être me demander, monsieur, pour quelle raison je pleurais si fort ? je n'aurais pu le dire à cette époque, mais je peux le dire aujourd'hui que j'ai réfléchi sur cet événement. Je pleurais, parce que je priais. La prière avait chassé de mon cœur toutes les mauvaises pensées ; la prière m'avait rendu bon en m'enseignant l'amour de Dieu, l'amour de mes devoirs, l'amour de mes parens ; en un mot, la prière m'avait rendu sensible en m'excitant au repentir. Aussi depuis que l'âge et la réflexion m'ont expliqué la cause des larmes que je répandis ce jour-là, je n'ai rien fait, rien entrepris avant d'avoir prié Dieu ; c'est un moyen sûr pour ne rien faire qui ne soit juste ; pour ne rien entreprendre qui ne soit sage. Aussitôt que j'ai fini de prier, si je persiste dans le dessein que j'avais, ce m'est une preuve certaine que mon dessein est louable ; si au contraire j'y renonce, ce m'est une preuve non moins évidente que mon dessein était injuste ou méchant. »

— En ce cas, vous n'exécutâtes point votre grand projet de voyage avec Fanchette ?

— Non, certes.

— Vous revîntes chez votre père ?

— Tout de suite, monsieur.

— Mais lorsqu'elle vous suivit à la chapelle, Fanchette savait-elle d'avance quelle prière elle réciterait ?

— Assurément ; c'était un petit complot arrangé entre elle et ma nourrice ; elles me l'ont dit plus tard. Vous vous souvenez que ma nourrice emmena Fanchette dans une chambre où elles eurent ensemble une longue conférence ; eh bien ! c'est dans cette chambre que Fanchette apprit de sa mère de quelle façon elle devait se comporter avec moi, quelle prière elle devait me faire dire ; car, monsieur, ma nourrice savait, ainsi que je le sais à cette heure, que la prière, tout en fortifiant, éclaire et purifie. N'avez-vous pas le courage de bien faire ? priez ; Dieu vous donnera le courage qui vous manque. Avez-vous des doutes sur l'action que vous méditez ; ne savez-vous pas au juste si vous ferez bien ou mal de l'accomplir ? priez encore, Dieu vous guidera par la voix de votre conscience. Une mauvaise pensée vous poursuit-elle, et vous sentez-vous près de succomber aux funestes conseils qu'elle vous donne ? priez, priez encore ; Dieu éloignera de vous cette mauvaise pensée, et votre âme se relèvera paisible et forte.

J'écoutais avec plaisir ces excellentes maximes de bonne conduite ; j'approuvais de toutes mes forces ce pieux et simple procédé, qui nous met à même de reconnaître sûrement si nous sommes bien ou mal inspirés ; si ce que nous pensons est bon ou mauvais ; si ce que nous voulons faire est juste ou condamnable ; et je remerciais vivement M. Paul de la complaisance qu'il avait mise à me conter son voyage au bout du monde. — Pour peu que dans votre enfance il vous soit arrivé quelqu'autre aventure de ce genre-là, lui disais-je, je vous serais fort obligé de m'en faire part. H me répondit que dans son enfance il lui était arrivé différentes autres petites aventures, mais que pas une seule d'entr'elles ne ressemblait à celle dont il venait d'achever le récit. — N'importe, repris-je, contez-les moi tout de même, je suis certain d'avance qu'elles m'intéresseront. Il m'assura que non. Je lui soutins que si ; et après cette petite altercation tout amicale, M. Paul voulut bien se décider à me satisfaire. Je vais le laisser parler sans l'interrompre, quoique je l'aie interrompu sans cesse pendant les trois heures de chemin que nous finies ensemble. Il contait tout en marchant, et moi, tout en l'écoutant, je l'interrompais pour lui dire : Ah ! monsieur, pourquoi n'avez-vous fait qu'un seul voyage au bout du monde !

« A propos d'histoires, me dit M. Paul, je me rappellerai toute ma vie les contes que me faisait la bonne Marie, une vieille domestique aux soins de laquelle on me confiait une ou deux fois par semaine, lorsque mon père et ma mère s'en allaient dîner chez nos grands parens. Condamné par la turbulence de mon caractère à rester seul à la maison avec la servante, je pleurais d'abord, et ensuite, las de verser des larmes inutiles, je me consolais à écouter les histoires étranges dont l'excellente Marie me remplissait la tête, au risque de me rendre fou. La bonne femme, conteuse infatigable et sans méthode, confondait les Contes de Perrault avec les personnages des Mille et une nuits, les travaux d'Hercule avec les prouesses des Chevaliers de la table ronde ; et de ce pêle-mêle sortaient les histoires les plus incroyablement merveilleuses qui se pussent entendre. Tout cela m'est aussi présent que si j'y étais encore. Je me vois assis sur un escabeau, dans un des larges coins de la cheminée de notre cuisine ; un feu de chenevottes et de sarment, alimenté par Marie qui teille du chanvre, jette une épaisse fumée que je suis de l’œil jusqu'au ciel ouvert sur ma tête. Mon esprit voyage ainsi avec la fumée, toutes les fois que la vieille conteuse reprend haleine, toutes les fois qu'une histoire étant finie, elle rêve pour m'en trouver une autre. Le chat de ma grand'tante se tient accroupi à l'extrémité du chenet, à cette même place profonde où le soir on pose la lampe. Cet excellent chat, qui est perché là-haut, semble comprendre la beauté des récits que me fait la naïve servante ; car il dresse la tête du fond du chenet, et fixe ses yeux verdâtres tantôt sur Marie et tantôt sur moi.

Il arriva, je ne sais comment, que ce chat finit par exciter toute mon attention ; je crus m'apercevoir qu'il souriait comme une personne naturelle, je veux dire comme ferait un être intelligent. J'en fis l'observation à Marie, un soir qu'elle m'avait dit le conte du Chat botté, lequel conte, par parenthèse, ne ressemblait guère à celui de Perrault, car la bonne vieille y avait mêlé fort ridiculement la fable de La Fontaine où il est question de la Montagne qui accouche d'une souris. Le chat botté mangeait la montagne, après quoi la souris mangeait le chat.

Cependant, comme je vous l'ai dit, le chat de ma grand'tante se pinçait les lèvres à la façon d'un homme ou d'une femme qui, par politesse, retiendrait une énorme envie de rire.

— Ne trouves-tu pas, ma bonne, qu'il a une figure bien extraordinaire, ce chat ? on dirait qu'il se moque de nous.

— C'est peut-être un descendant du Chat botté, me répondit-elle d'une voix basse et craintive.

— Bah ! ma bonne, qu'est-ce que tu dis donc ? C'est le chat de ma grand'tante.

— Oui, oui, c'est vrai, monsieur, je suis folle d'avoir des idées pareilles ; j'oubliais çà, moi, que la pauvre bête appartenait à votre grand'tante. Une brave femme, que votre grand'tante, monsieur ! Quel dommage qu'elle soit morte ! C'est elle qui avait de l'esprit, de l'éducation, et puis qui en savait de ces contes ! Je lui en ai entendu conter de toutes les couleurs. Si vous voulez, il y en a un que je sais et que je vais vous dire : « Il était une fois un bûcheron qui essayait de monter au ciel sur une perche. Un moucheron, qui se promenait dans le bois, le vit et lui cria : « Bûcheron, bûcheron, quand on est accoutumé à marcher sur ses pieds, il ne faut pas se risquer à voyager en l'air. Le bûcheron continua son chemin : arrivé tout près du ciel, sa perche se rompit, et en tombant, il se cassa la jambe et écrasa le moucheron qui se promenait en bas sur l'herbe. « Moucheron, moucheron, dit-il au pauvre animal expirant, lorsqu'on est accoutumé à voler avec des ailes, il ne faut pas se risquer à se promener à terre sur ses pattes. » La morale de cela, monsieur, comme disait votre respectable grand’tante, c'est que chacun doit rester en la place que la nature....

Je n'entendis pas la suite pour deux raisons : la première, c'est que le conte ne m'avait pas assez amusé pour que je m'ennuyasse encore à en écouter la morale ; la seconde, c'est que le chat de ma grand'tante avait une mine si peu ordinaire aux animaux de son espèce, des yeux si tristes et si constamment fixés sur les miens, qu'en vérité je ne pouvais donner mon attention qu'à lui.

Je pris des renseignemens sur sa vie passée ; j'assemblai les matériaux de son histoire, histoire attendrissante, et que je vais vous dire, ainsi que deux autres petites historiettes, qui me plaisent entre tous les autres souvenirs de mes premiers ans. Mais, comme il faut mettre de l'ordre en toute chose, je ne ferai passer le Chat de ma grand'tante qu'après la Montre à répétition de mon père et après les Lunettes de ma grand’mère. En un mot, l'histoire du chat de ma grand'tante sera contée la dernière. Cela doit être ainsi : plus tard vous en devinerez, s'il vous plaît, la cause.


La Montre à répétition,

OU

COMMENT J'APPRIS À COMPTER JUSQU’À CENT

Après un moment de silence, M. Paul reprit en souriant :

« Il y avait environ un an que j'avais achevé mon grand voyage au bout du monde. On assure que les voyages forment l'esprit ; le mien ne m'avait formé que le coeur. J'étais devenu soumis, respectueux, aimant ; mais j'étais resté dans mon ignorance première. J'étais devenu le meilleur des fils ; mais j'étais resté le plus ignorant des petits garçons, et surtout le plus mauvais des mathématiciens. Vous allez voir.

Je ne cessais de tourmenter mon père à propos d'une montre magnifique qu'il avait reçue de Paris ; cette montre sonnait les heures. Je voulais à toute minute que les heures sonnassent ; je ne trouvais rien de plus beau que le son vif et clair produit par le mécanisme de cette horloge. Les demi-heures, qui ne sonnent qu'un seul coup, me plaisaient médiocrement à entendre ; mais par quoi j'étais charmé, électrisé, ravi de joie, c'est par les douze coups de midi. Toute la journée j'étais pendu au gousset de montre de mon père, à qui je disais : Je t'en prie bien, mon cher papa, fais sonner midi !

Jugez comment il était possible de me satisfaire, surtout lorsqu'il n'était encore qu'une heure ou deux ! Impatienté de mon obstination et cependant voulant la mettre à profit, mon père me déclara net que la montre ne sonnerait plus douze heures, si je n'apprenais à compter jusqu'à cent. Cette menace me donna un vif chagrin : j'étais si heureux d'entendre sonner la montre et j'avais si peu d'aptitude pour les chiffres ! Long-temps je n'avais pu compter, mème sur mes doigts, le nombre dix sans laisser trois ou quatre en route, et c'était depuis quelques jours seulement que je savais nombrer jusqu'à cinquante. Le moyen d'arriver jamais à la centaine !

Un jour, mon père s'en était allé, vers le midi, régler sa montre au cadran solaire tracé sur le plâtre extérieur de la cheminée du maître d'école.

J'étais là, l'oreille au guet, et mon père ne m'avait pas encore aperçu, ou du moins n'avait-il pas fait semblant de m'apercevoir.

Tout à coup midi sonna à l'horloge de l'église. Apparemment qu'il était aussi midi au cadran solaire, car mon père murmura en regardant sa montre : « Je vais comme le soleil. » Et en disant cela, il éleva sa montre à son oreille droite, fit un mouvement avec son pouce, et j'entendis : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11...

— 12 ! m'écriai-je ; il est midi ! la montre a sonné douze coups.

Mon père se retourna froidement :

— Tu m'as suivi, Paul : c'est très bien, mon fils, mais je pense que tu ne voudras pas me faire mentir.

Je le regardai tout honteux. « Te faire mentir lui demandai-je, et comment ? Est-ce que je peux te faire mentir, si tu ne mens pas ? »

— Je t'avais dit, reprit mon père, que tu n'entendrais sonner douze heures à ma montre que le jour où tu saurais compter jusqu'à cent : tu sais donc compter jusqu'à cent, puisque tu viens d'entendre sonner douze heures ? Prends garde, autrement j'aurais menti, et, je te connais, tu ne voudrais pas que l'on pût dire de ton père : « Il a fait un mensonge. »

Je balbutiai quelques mots inintelligibles. Mon père ajouta :

— Je n'ai pas le temps de te faire compter jusqu'à la centaine ; j'ai des visites à rendre ; mais ce soir, en rentrant, tu me répéteras les dix dizaines, sans omettre un seul nombre, n'est-ce pas, mon fils ? car, en vérité, tu ne peux m'avoir fait mentir : ce serait fort mal.

Cependant, il faut l'avouer, j'avais fait mentir mon père ; je ne savais pas compter au-delà du nombre cinquante. Mais je me promis bien tout bas de m'arranger de telle sorte que, le soir venu, il me fût facile d'ajouter, sans me tromper d'une seule unité, les cinq dizaines que je savais déjà aux cinq dizaines que j'ignorais encore.

Je me serais regardé comme un monstre si je n'avais employé tous les moyens possibles pour n'être pas la cause que mon père eût fait un mensonge, car il m'avait dit : « Tu n'entendras sonner midi à ma montre que le jour où tu sauras compter jusqu'à cent. »

Pour savoir compter jusqu'à cent avant la fin du jour, pour ne pas faire mentir mon père, voici l'expédient que j'imaginai : je pris un morceau de charbon et je m'en allai dans le jardin ; là, sur la muraille, je traçai de longues barres, des 1, ce que nous avions coutume, nous autres petits garçons, de nommer des jambes. Je charbonnai donc une jambe, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt jambes, disant chaque 1 à haute voix, à mesure que j'avançais vers le nombre cinquante.

— « Quarante-neuf, cinquante ! » Cela fait, je m'arrêtai, et comptant de nouveau tous les 1 ou jambes, je vis avec satisfaction que j'avais bien mon compte. — Cinquante ! C'était fort bien, mais ce n'était pas tout. Le plus difficile restait à faire.

— Cinquante et un !... Oh j'y suis m'écriai-je. 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59... 59... Je répétai cinquante-neuf et ne pouvais avancer plus loin. Cependant il me fallait trouver la dizaine suivante. Je fis des efforts inouis pour me la rappeler, mon père me l'ayant dite cent fois ; impossible !

A la fin, je recommençai tout : 1, 2, 3, 4, 5, 6...

6 ! je restai sur le chiffre 6, et alors il s'ouvrit pour moi comme un monde nouveau : 6, me rappela 60 ; 7, 70 ; 8, 80 ; 9, 90 ; 10,100.

Je n'aurais pas pu dessiner exactement la forme de ces chiffres, et cependant cette forme je la voyais, elle m'était présente à l'esprit, tant mon père avait employé de temps et d'encre à me tracer tous ces nombres sur le papier.

Soixante, repris-je, 61, 62, 63, etc., 70, 71, 72, etc.

Je brouillais bien de temps à autre avec les 9, mais à force de me guider sur les chiffres de la première dizaine, qui se répètent à tour de rôle au commencement de toutes les dizaines suivantes : 1, 10 ; 2, 20 ; 3,30 ; 4, 40, etc. ; à force de barbouiller le mur de 6 informes, de 7 monstrueux, de 8 indéchiffrables et de 9 biscornus, je finis par dérouler ma centaine d'un bout à l'autre et sans me tromper d'un 1.

J'achevais cette mémorable entreprise, lorsque mon père entra dans le jardin : je courus à lui pour qu'il ne soupçonnât rien du travail qui m'occupait en ce moment. Je lui sautai au cou en l'entraînant hors du jardin : cher papa, lui dis-je, tu n'as pas menti : je sais compter jusqu'à cent maintenant ta belle montre peut sonner douze heures.

Mon père m'embrassa avec tendresse : Paul, me demanda-t-il, quelle récompense veux-tu pour ne m'avoir pas fait mentir ? cela est une bonne action que je dois reconnaître de mon mieux ; parle, mon fils, que veux-tu ?

— Que tu m'apprennes à compter jusqu'à dix mille, répondis-je.

Mon père m'embrassa de nouveau et me dit en tirant sa montre d'or de sa poche : tiens, tu vois bien cette montre, Paul ? eh bien ! mon fils, elle est à toi dès ce jour ; c'est ta propriété, je te la garde... Et là-dessus, mon père remit sa montre d'or dans sa poche.

— Puisqu'elle est à moi, pourquoi ne me la donnes-tu pas tout de suite ? dis-je avec un certain air boudeur.

— Pourquoi ? parce qu'il ne convient pas, mon fils, qu'un petit garçon qui ne sait ni lire ni écrire porte une montre d'or. Cela ne s'est jamais vu. On se moquerait de toi. Et puis tu la briserais avant deux jours. Ces bijoux ne sont pas faits pour ton âge. Mais, je te le répète, dès aujourd'hui tu peux la regarder comme ton bien, me dire de te la faire sonner aux oreilles tant qu'il te plaira : elle t'appartient, chaîne, boîte, cachets et sonnerie.

Comme il ne me paraissait pas très naturel de posséder une montre dans la poche d'un autre, et de plus, comme les enfans, par malheur se lassent aisément de tout, même d'entendre sonner midi, j'oubliai bientôt la montre à répétition et je ne me pressai pas plus d'apprendre à connaître mes lettres que d'apprendre à signer mon nom. Je comptais jusqu'à cent, et suivant moi, c'était déjà magnifique pour un enfant de mon âge : j'avais six ans.

Les Lunettes de ma Grand'Mère,

OU

COMMENT J'APPRIS A LIRE.

Un grand homme, qui a fait faire plus de sottises qu'il n'en a dit, quoiqu'il en ait dit beaucoup, un grand homme donc, un sage, un savant, un grec d'autrefois qui se nommait Aristote, prétend qu'on ôte son chapeau aux personnes qui éternuent, parce que l'éternument vient du cerveau qui est la cause première de toute pensée et de toute science.

Cette raison ne me satisfait point. Je la trouve ridicule et fausse ; et très-certainement qu’il en existe une autre meilleure ; une autre qui est la seule bonne, la seule raisonnable et la seule vraie. On salue les personnes qui éternuent parce que... Mais écoutez d'abord l'histoire des lunettes de ma grand’mère.

C'était environ huit jours après l'aventure que je viens de vous raconter, monsieur. Déjà je pensais fort peu, je vous l'ai dit, à mériter la montre d'or par mes succès dans l'écriture ou la lecture. Je lisais peu et j'écrivais encore moins. Sauter, courir, jouer en un mot, telle était mon occupation principale. Mon père ne me grondait pas trop sur ma paresse, et cela, je l'avoue, m'étonnait. Mais peut-être avait-il quelque indulgence pour moi, à cause de la peine que j'avais prise tout seul, et de moi-même, pour compter jusqu'à cent.

Quoi qu'il en soit, il me dit un matin : au lieu de jouer comme tu fais, mon enfant, il serait bien plus raisonnable d'aller tenir compagnie à ta grand'mère. A son âge, quand on est aveugle, il est bien triste de n'avoir personne à qui causer. Ta maman et moi nous sommes obligés de partir pour A**, nous ne serons de retour que ce soir fort tard ; ainsi crois-moi, va passer ta journée auprès de ta grand'mère. Tu sais combien elle t'aime !

— Oui, mon papa.

Cinq minutes après, j'étais chez ma grand’mère. Habituée en quelque sorte à voir par ses oreilles, ainsi qu'il arrive à tous les aveugles, ma grand'mère me reconnut tout de suite au bruit de mes pas.

— Je te remercie, Paul, me dit-elle en me tendant la main, je te remercie, mon enfant, d'être venu passer la journée auprès d'une pauvre vieille aveugle ; tu vas bien t'ennuyer, mon pauvre petit.

— Oh, que non, grand'mère ! lui dis-je en l'embrassant. Vous me conterez des histoires ; et puis si les histoires m'ennuient je vous embrasserai encore, je vous embrasserai toute la journée... On ne s'ennuie pas quand on embrasse sa grand'mère.

Elle m'attira à elle, me baisa de toutes ses forces. Je vis ses yeux fermés qui se gonflaient : c'était peut-être de bonheur... c'était peut-être des larmes de joie... mais les larmes ne coulèrent pas... Rien ne pouvait passer sous ses paupières tellement closes qu'on eût dit qu'elles étaient cousues.

Immobile, je regardais cette belle figure qui ne voyait pas... Tout petit que j'étais, cette image de la vieillesse aveugle m'attrista. J'allai m'asseoir dans un coin de la chambre. J'étais pensif et soucieux. Au bout de quelques minutes, ma grand'mère tourna la tête de mon côté et me dit : Tu es toujours là, Paul ?

— Oui, grand'maman.

— Pourquoi ne me parles-tu pas, mon fils ?

— Je pense, grand'maman.

— Ah !

Ma grand'mère sourit. Je retombai dans ma rêverie enfantine, d'où bientôt je fus tiré par un bruit assez bizarre... Je me levai plein d'effroi. C'était ma grand'mère qui bâillait tout haut.

Je me moquai de moi-même qui avais eu peur d'un bâillement, et je me rapprochai de ma grand'mère. Tout-à-coup elle me demanda ses lunettes.

— Vos lunettes, bonne maman ?... et pourquoi faire ?

— Pour lire, mon enfant ; je m'ennuie.

— Grand'maman, lui dis-je, pourquoi s'ennuie-t-on quand on n'y voit pas ?

Ma grand'mère se disposait à répondre lorsqu'elle éternua.

— Dieu vous bénisse ! grand'maman, lui dis-je.

Elle étendit ses vieilles et bonnes mains pour me chercher là où j'étais, devant elle, et m'attirant vers son visage, penchant la tête sur mon front, elle me baisa de nouveau, puis me dit :

— Dieu te rende la bénédiction que tu me souhaites, mon fils ! sois toujours sage, aime toujours bien ta grand'mère, et le bon Dieu aura pitié de toi.

Ma grand'mère éternua pour la seconde fois. Je dis encore : « Dieu vous bénisse ! » Et cela dit, je demandai à ma grand'mère :

— Pourquoi, grand'mère, dit-on Dieu vous bénisse ! aux grand'mères qui éternuent ?

— On le dit à tout le monde, mon fils, mais le mieux est de saluer, quoique cela passe de mode.

— Ah ! il faut saluer ?

— Oui, mon fils.

— Et quand on n'a pas de chapeau, grand’mère ?

— On fait un léger mouvement de tête.

— C'est drôle, qu'on salue les gens qui éternuent quand ce ne sont pas vos grand’mères. D'où vient donc ça ?

— Je vais te l'apprendre. Va me chercher mes lunettes, je veux te lire un vieux livre où la chose est expliquée.

— Grand'mère, je ne les trouve pas, vos lunettes !

Je n'osais lui rappeler qu'elle était aveugle. Je craignais que cela ne lui fit de la peine.

— Cherche dans le tiroir de la commode... le premier, à gauche... Trouves-tu ?

— Je ne vois rien, grand'mère.

— Il est bien étonnant, dit-elle, qu'on ait égaré mes lunettes.

— Si vous voulez me conter l'histoire sans lunettes, grand'mère, ça m'amusera tout autant… Est-ce que vous ne vous en souvenez plus ?

— Si fait, mon enfant, mais il m'est impossible de rien conter sans lunettes. Cherche-les donc bien.

— Cette pauvre bonne maman, elle oublie qu'elle est aveugle ! pensai-je, elle s'en apercevra quand je lui aurai donné ses lunettes... oh ! mon Dieu !... Mais enfin, elle y verra peut-être un peu plus clair avec ses lunettes, qui sait ?

Pour ne pas lui désobéir, je cherchai dans tous les tiroirs, je bouleversai toutes les commodes, je culbutai toutes les armoires, pas plus de lunettes que sur mon nez !... Je les avais sous la main.

— Grand'mère, grand'mère, je les tiens ; les voici, vos lunettes !... A présent vous allez me conter pourquoi il faut saluer les personnes qui éternuent.

— Je vais te le conter, reprit ma grand'mère. Apporte-moi le gros livre relié qui doit être sous la console.

J'apportai le gros livre relié ; j'en avais ma charge. Ma grand'mère le mit sur mes genoux, l'ouvrit tout de son long, plaça ses lunettes sur son nez comme pour lire...

— C'est ici que commence l'histoire, me dit-elle.

Je regardai le livre où je ne savais pas lire encore ; je regardai les lunettes de ma grand’mère ; je regardai les yeux fermés de ma grand'mère ; je regardai toute ma grand'mère ; elle sourit, m'embrassa et me dit :

— C'est une histoire fort intéressante... mais je suis aveugle… apprends à lire.

Bonne et pauvre aveugle !

Le soir, en rentrant, je priai mon père de m'envoyer à l'école.

Douze à quinze mois plus tard, lorsque je sus lire, ma grand'mère étant morte, un monsieur éternua ; je le saluai poliment, et cela me remit en mémoire la cause première qui m'avait excité à connaître mes lettres ; cela me rappela mes questions à ma grand'mère, ses lunettes et son gros livre. Le gros livre était encore à la même place ; je l'ouvris et je cherchai bien vite l'endroit que la pauvre femme avait marqué de l'ongle en me disant : « C'est ici que commence l'histoire. » Je reconnus la page et la trace de l'ongle. Mon coeur battait de reconnaissance pour ma grand'mère, et aussi de joie en me voyant tout près de savoir enfin d'où vient qu'il faut saluer les personnes qui éternuent... Mais, jugez de mon désappointement, je veux dire de ma douleur ! l'histoire commençait par cette phrase, la plus intéressante du monde :

« Chez tous les peuples policés et même chez quelques peuples sauvages, l'éternument est accueilli d'un salut plus ou moins profond, plus ou moins honnête, plus ou moins bizarre. La raison de cette coutume est que ……… »

La raison de cette coutume n'existait plus dans le livre ; la raison manquait au bas de la page. Un rat (les rats sont ennemis de la science) un rat avait récemment soupé avec la fin de l'histoire ! On voyait encore, éparses sous la console, les miettes de papier, restes déplorables de son festin…… D'où il arriva que je n'ai jamais su pourquoi il faut saluer les personnes qui éternuent ; mais je sais lire : merci, grand'mère !


ÉLÉONORE DE VAULABELLE