L'histoire des deux restaurations

résumé de l'Histoire des deux Restaurations

d'Achille Tenaille de Vaulabelle

Ce n'est point, il faut le dire, le jugement des partis qui fait la renommée de cet historien ; les légitimistes repoussent : son Histoire des deux Restaurations, comme entachée de haine violente contre la branche aînée des Bourbons ; nous-même nous sommes loin d'accepter toutes ses conclusions sur les hommes et sur les événements qu'il met en scène. Pourtant cet ouvrage a fait son chemin dans le monde, et le voilà en quelques années parvenu à sa cinquième édition. Il faut donc qu'il y ait une cause sérieuse dans ce succès ; elle est dans le talent de l'écrivain et surtout dans sa bonne foi. La masse du public aime avant tout ce qui est consciencieux ; les théories particulières, les idées préconçues ne sont pas ce qui l'occupe principalement : des faits exacts un récit clair et rapide, des détails qui ne nuisent pas à l'ensemble, un jugement sain, du bon sens et de la loyauté, voilà ce qui satisfait le mieux les esprits. Ajoutez que si, en quelques points, nous autres gens d'une génération nouvelle nous différons parfois d'opinion avec l'auteur sur la partie de l'his­toire qu'il étudie, la majorité des lecteurs semble là-dessus en assez étroite communion d'opinions avec lui : il n'en faut pas davantage pour se rendre facilement compte du succès de l'Histoire des deux Restau­rations.

Les premiers volumes de cet ouvrage contiennent l'histoire de l'Emigration, celle de la première Restauration et celle des Cent-Jours. L'histoire de la se­conde Restauration commence avec le quatrième vo­lume, qui s'ouvre en 1815 par les massacres du Midi, et qui se termine par la retraite du ministère Riche­lieu, en 1818. Ces trois années comprennent le san­glant récit de la réaction royaliste contre les hommes et contre les choses du dernier règne et de la Révolu­tion : les conseils de guerre, les cours prévôtales, les procès des frères Faucher, de Labédoyère, de Ney, l'origine de la Congrégation, les premières luttes par­lementaires et la formation du ministère Decazes.

Le parti que les malheurs de la guerre rendaient de nouveau l'arbitre des destinées du pays était com­posé des vaincus de 89, des gens que la Révolution avait punis de leur désertion à l'ennemi, et qui reve­naient gonflés de haine, de vengeance et de cupidité. Avant de songer à s'enrichir, rendons lui sur ce point justice, ce parti commença par se venger. C'est alors qu'eurent lieu les excès de cette terreur blanche dont on a voulu rejeter la responsabilité sur la multitude ignorante et féroce, comme si l'impunité des assassins ne suffisait pas pour répondre à ces excuses, et comme si, à côté de la réaction aveugle de la rue, on n’avait point vu à l'oeuvre cette réaction savante, se char­gea de transformer la loi en meurtre, d'aiguiser les textes en poignard, et de jeter la hache du bourreau dans la balance de la justice.

Cette terreur judiciaire couvrit la France d'écha­fauds. Inaugurée par la création des cours prévôtales, elle dura pendant plusieurs années, renforcée par les plus terribles lois d'exception. 100,000 ci­toyens suivant les uns, 60,000 seulement selon les autres, furent mis en état d'arrestation dans les der­niers mois de 1815 et les premiers mois de 1816. Nous ne voulons point insister, ni nous livrer à des déclamations sur ce triste sujet. Pour se rendre compte de ce qu'était encore la justice française un an après la rentrée des Bourbons, il suffira de lire le chapitre si accablant, si terrible, si intéressant, si pa­thétique, que M. de Vaulabelle consacre à la conspi­ration de Didier et au récit de son procès.

Il se peut que la vengeance ne fût pas dans le coeur de Louis XVIII. Homme d'esprit, usé par l'âge, par la maladie, par l'exil, l'égoïsme, à défaut de tout autre sentiment, lui conseillait de fuir les agitations, et le poussait instinctivement vers le repos. Louis XVIII n'avait pas des scrupules exagérés sur les moyens d'assurer ce repos qu'il prisait tant. Le roi se serait donc selon toute vraisemblance, assez facilement entendu avec les représentants du principe nouveau, mais les royalistes se montraient beaucoup plus exi­geants. Cette alliance entre le présent et le passé, sous le patronage de la monarchie constitutionnelle, dont on voulait tenter la réalisation, n'était point leur fait ; ils poursuivaient un autre but : celui du rétablissement pur et simple de l'ancien régime.

En lisant attentivement le quatrième volume de l'Histoire des deux Restaurations, on peut se convaincre que, dès les premiers jours de sa résurrection inespérée, le parti légitimiste ne vit de solides garanties pour lui que dans les institutions de la vieille monarchie. Le chef de ce parti le comte d'Artois, avait rapporté de l'exil la pensée et le germe du coup d'Etat qu'il essaya de frapper plus tard. La chambre de 1815 était tout entière animée de cet esprit rétrograde. Les formes parlementaires blessaient la susceptibilité monarchique des émigrés ; dans la monarchie constitutionnelle, ils ne voyaient que l'abaissement et l'abdication de la royauté; ils voulaient bien se servir de la discussion, cette arme que la charte venait de mettre entre leurs mains, mais pour supprimer la discussion et la charte elles-mêmes. Chaque loi votée par la chambre était un pas de plus fait dans cette voie. Décidé à transformer la société, le parti légitimiste dut recourir aux moyens révolutionnaires. La chambre de 1815 fut une sorte de Convention du droit divin, qui, ne pouvant détruire la royauté, ne craignit pas du moins de la tenir en tutelle, et d'assurer sans elle, et quelquefois malgré elle, le salut public.

A la place des clubs, chaque département, chaque ville, les villages même eurent leur comité royaliste. Les jacobins du trône et de l'autel s'efforcèrent partout de royaliser la France. L'action directe des comités se substitua à celle du gouvernement, remplaça l'autorité des lois imprima une direction uniforme aux efforts de la réaction. Les nouveaux jacobins mirent la religion à l'ordre du jour, comme les anciens y avaient mis la vertu. Leurs comités disposaient d'une force armée créée par eux ; ils procédaient sommairement à l'épuration de la France, en com­mençant par les administrations publiques ; ils desti­tuaient les tièdes, frappaient les suspects, et mon­traient au pays consterné les tribunaux de la terreur déguisés en cours prévôtales.

Comment la Révolution, attaquée avec tant de vio­lence et sur tant de points à la fois, put-elle résister aux efforts d'une réaction toute puissante, et ne recu­lant devant rien ? Par un miracle, on peut le dire, car on ne lui voyait aucun appui présent, aucune espé­rance de secours à venir. Les modérés étaient alors les Molé, les Pasquier, les Barante, qui, pour faire oublier leur passé impérialiste, se roulaient dans les dernières soumissions devant le pouvoir nouveau, et cherchaient à atteindre à force de zèle au royalisme des maîtres du jour. La Révolution trouva sa force en elle-même ; on s'aperçut bien vite quelles racines profondes les principes de 1789 avaient jeté dans le pays, lorsqu'il fut question de refaire la société à l'image de l'ancienne monarchie. La loi sur l'armée, la loi sur la dotation du clergé et la loi sur les élec­tions furent les trois occasions où commença à se manifester l'impuissance du vieux régime.

En 1815, on était revenu au mode de recrutement usité avant la Révolution : l'enrôlement volontaire pour les soldats, la naissance et la faveur du prince pour les officiers. Ce système n'avait réussi qu'à rem­plir les états-majors d'officiers incapables, et à laisser vides les cadres des légions. La France cependant ne pouvait se passer de soldats ; elle en demanda à l'éga­lité. Grâce à la loi de Gouvion-Saint-Cyr, la Restaura­tion eut une armée qui, six ans plus tard, put entrer en campagne. Une des préoccupations les plus chères et les plus constantes du parti légitimiste était de resti­tuer au clergé son influence ; pour cela, il fallait lui rendre ses anciennes richesses. M. de Bonald et ses amis demandaient donc que la dotation du clergé, au lieu d'être représentée par une inscription au grand-livre, fût hypothéquée sur des biens-fonds, et notam­ment sur une partie de ses bois non encore vendue. Cette tentative ne réussit pas ; le clergé dut se con­tenter d'avoir un chapitre au livre révolutionnaire par excellence, au grand-livre imaginé par Cambon. Pas d'ancien régime possible, tant qu'on n'aurait pas ar­rêté le morcellement du sol et restitué sa prépondé­rance à la grande propriété. Dans ce but, on présenta une loi qui fractionnait non seulement l'élection, mais encore les collèges électoraux ; dans les grands cen­tres, la classe moyenne, l'industrie, avait des chances de l'emporter ; dans les petits, au contraire, la propriété devait triompher.

La loi électorale de 1817 fut presque hostile aux idées et aux principes des royalistes purs. Quelles que fussent les apparences, la Révolution n'était donc rien moins que vaincue. II y a quelque chose de vrai dans les doléances dont les orateurs du parti font retentir la tribune à cette époque. L'ancien régime n'a pu parvenir ni à ressaisir l'armée, ni à rétablir la puissance territoriale du clergé, ni à refaire la grande propriété : l'armée, au contraire, et la propriété sont encore entre les mains de la classe moyenne. La liberté individuelle n'existe pas, non plus que la Mené de la presse, mais on n'a pu supprimer com­plètement celle de la tribune. Avec cette arme seule, la Révolution saura bien conquérir toutes les autres. L'ancien régime comprend alors que, pour vaincre son ennemie, il faut lui arracher cette arme de la dis­cussion, dont il ne peut se servir lui-même sans se blesser. Il sent qu'il va lutter avec un adversaire re­doutable sur un terrain qui ne lui est point favorable, et il épie dès lors l'occasion d'en changer. Les ordon­nances de 1830 étaient prêtes et signées par l'ancien régime depuis 1815.

Les rares partisans de la légitimité se divisent en deux fractions : l'une ennemie irréconciliable des prin­cipes de 1789, l'autre admettant avec eux certaines transactions ; nous devons même ajouter, à la louange du parti légitimiste, que cette dernière fraction, s'il faut en juger du moins par les déclarations des jour­naux, est aujourd'hui la plus nombreuse. A l'époque vers laquelle nous reporte le quatrième volume de l'Histoire des deux Restaurations, il n'en était pas ainsi; en attendant que les royalistes constitutionnels pussent se rallier et former le noyau de l'opposition qui fut plus tard le centre droit, conduite par la Congrégation naissante, ayant M. de Bonald pour philosophe, M. de Villèle pour homme d'Etat et M. de Labourdonnaie pour orateur, la masse du parti légitimiste travaillait avec ardeur au rétablissement de l'ancien régime et au complet effacement des principes de la Révolution.

Les trois premières années du règne des Bourbons ne furent point trop mauvaises pour la France et pour le parti de la liberté, si on peut mesurer l'excès même du mal et établir une échelle de proportion dans les derniers désastres. M. de Richelieu venait de signer le traité qui payait notre dure rançon à l’Europe, mais l’occupation étrangère cessait, et le sol de la patrie redevenait libre ; un furieux et sanglant arbitraire régnait à l'intérieur, mais on pouvait l'attaquer à la tribune ; le terme assigné à la juridiction prévôtale expirait, et personne n'osait proposer de le proroger; l'opposition avait gagné des voix aux élections ; aux premières séances de la Congrégation au séminaire des Missions-Etrangères, répondaient les premières réunions du Comité des Indépendants dans les salons du général Lafayette. Ainsi commençait entre ces deux grands instruments de parti la lutte qui ne devait se terminer qu'en 1830.

M. de Vaulabelle est heureux de voir renaître l'opposition, mais on sent qu'il ne pardonne point aux hommes, qu'il garde encore rancune à Lafayette et à Manuel de leur conduite à la chambre des représentants. Suivons maintenant le guide exact, éloquent et sévère qui, dans son cinquième volume, va nous faire assister aux débuts orageux du régime parlementaire.

II

Après la signature du traité d'Aix-la-Chapelle, qui assurait la libération définitive du territoire, M. de Richelieu venait de quitter le ministère dans un état de fortune voisin de la pauvreté. M. de Lally-Tollen-4dal à la chambre des pairs, M. Delessert à la chambre des députés, proposèrent simultanément qu'une ré­compense nationale, proportionnée à ses services et à son désintéressement, fût accordée à l'ancien pré­sident du conseil. La session de 1819 s'ouvrit par la discussion de cette proposition, que le ministère s'était empressé de s'approprier en la convertissant en pro­jet de loi. Chose étrange ! les royalistes parlèrent contre ce projet, prétendant que le droit de récom­penser un ministre impliquait celui de le punir, et que pareille attribution outrepassait les prérogatives de la chambre ; quelques libéraux le combattirent comme ré­tablissant les substitutions et les majorats, supprimés par la Révolution. M. de Richelieu n'avait pas d'en­fants. M. Courvoisier fit décider que les biens du majorat demandé feraient retour à l'Etat à défaut d'héritier direct en ligne masculine et légitime ; le projet passa avec cet amendement, et de toute cette discussion il ne resta plus que le souvenir des hono­rables refus de M. de Richelieu, et du noble usage qu'il fit des revenus de son majorat en les consacrant au soulagement des malades et des pauvres.

En défendant la Révolution contre les attaques de N. Pasquier dans la question des majorats Manuel avait réjoui les oreilles françaises en prononçant ces mots de liberté et d'égalité, qui depuis quatre ans étaient bannis de la tribune. L'effet immense qu'il produisit peut donner une idée des dangers courus alors par ces deux grands principes, bases de l'ordre social nouveau, que les royalistes n'avaient pas re­noncé à détruire. Tous leurs efforts tendaient au con­traire à ce but ; mais pour l'atteindre, il fallait d'abord renverser M. Decazes. Les amis du comte d'Artois résolurent de l'attaquer sur le terrain de la loi électo­rale. Le ministre avait fait du maintien de cette loi une question de cabinet. Son abrogation décidait sa retraite. Un ancien membre du Directoire, qui s'était fait marquis sous la Restauration, après avoir été comte et sénateur de l'Empire, M. Barthélemy, se chargea de lui porter les premiers coups à la chambre des pairs. La chambre des députés discutait la nou­velle législation sur la presse, que la réaction voulait marquer au coin de ses tendances les plus rétrogra­des. Pas une des garanties si péniblement obtenues par le pays qui ne lui fût disputée ; l'alarme et l'agi­tation étaient dans toutes les classes de la société ; ce fut sans doute afin de les répandre et de les étendre davantage que les missions furent organisées.

Hommes noirs, d'où sortez-vous ? demandait le poète ; non pas précisément de dessous terre, mais des mystérieuses chambrettes du séminaire des Mis­sions étrangères, dans lesquelles vivaient retirés quel­ques missionnaires forcés de renoncer à la conversion des infidèles, par suite de la clôture des mers par l'Angleterre. L'Empire tombé, les mers redevenaient libres, mais il fallait du temps pour renouer les fils rompus de l'ancienne propagande. En attendant, ne pouvait-on pas utiliser le zèle des missionnaires et les lancer sur les idolâtres, qui pullulaient autour d'eux en France ? Cette idée, sortie un jour du cerveau tou­jours en ébullition d'un ancien aumônier de l'empe­reur, l'abbé de Rauzan, enflamma l'imagination ar­dente et méridionale de l'abbé Forbin de Janson ; un autre abbé, fort influent à cette époque par ses rela­tions avec la noblesse, dont il réunissait presque tous les enfants dans sa maison d'éducation, l'abbé Liotard goûta fort cette idée et vit le parti qu'on en pouvait ti­rer. Grâce aux efforts réunis de ce triumvirat en sou­tane, les Missions de France furent créées et installées dans un magnifique local de la rue Notre-Dame-des­-Champs ; c'est de là qu'elles partirent en chantant des cantiques sur l'air de la Marseillaise, pour rem­plir la France de croix, de tumulte, de processions, d'émeutes, de sermons et de disputes. Le chapitre que M. de Vaulabelle consacre aux missions n'est pas un des moins intéressants et des moins instructifs de son his­toire ; le sérieux s'y mêle au bouffon, et le commerce à la propagande, de la façon la plus édifiante. A Bour­ges, on livre publiquement aux flammes les oeuvres de Voltaire et de Rousseau ; à Clermont en Auvergne, une amende honorable générale a lieu, amende honorable des crimes de la Révolution sans doute, car sur ce point le mot d'ordre est donné partout. Les habitants accomplissent en foule la double cérémonie de la ré­novation des vœux du baptême et de la consécration Marie. On se croirait en plein moyen-âge, si dans les rues on n'entendait chanter sur l'air et presque sur les paroles du Chant du départ le refrain du fameux cantique le Triomphe de la religion :

la religion nous appelle,

Sachons vaincre ou sachons périr ;

Un chrétien doit vivre pour elle,

Pour elle un chrétien doit mourir.

Au milieu de tout cela, les missionnaires ne négli­gent pas leurs petits intérêts ; une lettre, insérée au mois de juin 1819 dans un journal royaliste, cite, comme preuve du succès obtenu par la mission d'Avignon, le chiffre de cent mille francs d'affaires, qui s'est fait, pendant la durée des prédications, tout en petits objets. En 1819, le trafic des petits objets (croix, amulettes, images coloriées, médailles, recueils de prières et de cantiques, chapelets bénits, etc., etc.) donnait des bénéfices assez considérables pour permettre à M. l'abbé Forbin-Janson d'acheter la propriété du mont Valérien. Paris fut dès lors orné d'un calvaire, dont l'inauguration solennelle eut lieu le 3 mai 1819 en présence de quatorze évêques. Quelques jours plus tard, on procéda avec moins' d'apparat, mais avec non moins de soin, à l'installation d'une maison de retraite, sorte de casino pieux où les dévots du bel air venaient passer ce qu'on pourrait appeler une saison religieuse et faire une cure de conscience. Les visiteurs étaient logés et nourris aux prix de 100, 200 et 300 fr., selon qu'ils passaient une semaine, dix jours ou une quinzaine dans l'établissement. Un missionnaire présidait à la table d'hôte. Spéculateur habile et fécond, le directeur du mont Valérien eut l'idée ingénieuse d'offrir, moyennant une somme considérable 1 une place de faveur aux personnes qui désireraient être enterrées dans le cimetière voisin du calvaire. Dans un pays comme la France, où l'amour des distinctions et des privilèges suit les gens jusque dans la tombe, l'idée n'était pas mauvaise ; on se disputa les chambres et les terrains à perpétuité du mont Valérien avec tant d'empressement, que l'abbé Janson aurait pu faire écrire sur la porte de son établissement : Ici on loge les vivants et les morts.

Aujourd'hui nous pouvons rire des missions ; elles n'en furent pas moins une des plus redoutables et des plus intelligentes tentatives du passé contre la Révo­lution.

Les jésuites comprenaient quelle force le catho­licisme mettait entre leurs mains par le secret du confessionnal, par la pompe du culte, pour troubler les coeurs et pour exalter les imaginations. Avoir les femmes pour soi, en France comme partout, c'est un grand pas de fait vers la domination. Le jésuitisme n'a jamais négligé ce moyen d'influence. C'est pour s'emparer des femmes, d'abord, que les missions furent entreprises. Quant aux hommes, les jésuites sentaient très-bien qu'ils n'avaient pas grand'chose à espérer en s'adressant à l'esprit des fils du dix-hui­tième siècle. La conscience est, en général, moins forte que l’esprit ; on réussit plus facilement à l'alar­mer que la raison. Les honnêtes gens sont plus aisés à surprendre de ce côté que les fripons. Effrayer la conscience des propriétaires des biens nationaux 1 c'était les amener à des restitutions, c'était déshono­rer la Révolution, lui enlever sa force morale et mata-delle, Le but suprême de la réaction se trouvait atteint. Les femmes, complices volontaires ou invo­lontaires des missionnaires, faisaient à leur profit la propagande si dangereuse du foyer domestique, du repas de famille, de l'oreiller conjugal ; les églises retentissaient de menaces prophétiques ; dans les rues surtout se dressait l'appareil des cérémonies expia­toires. Isolés, sans défense, en butte à de constantes obsessions, les esprits et les consciences les plus fermes commençaient à se troubler, les intelligences devenaient sombres et indécises, lorsque tout à coup un éclat de rire retentit :

En vendant des prières,

Vite, soufflons, morbleu !

Eteignons les lumières

Et rallumons le feu !

Ce fut comme le réveil du bon sens et de l'esprit français. A ce joyeux refrain que toutes les bouches répètent, l'oeuvre de ténèbres s'arrête l'horizon s'éclaircit, les couplets font taire les cantiques, et les folles terreurs s'envolent pour jamais. La chanson nous rendit un grand service dans cette circonstance, et, quoiqu'elle ne nous ait pas toujours aussi bien servis, nous aurions tort d'être ingrats pour elle.

Ne nous effrayons pas outre mesure des réactions ; le livre de M. de Vaulabelle a de quoi nous rassurer à cet égard. Rien de curieux et d'instructif comme le tableau qu'il présente de la réaction de 1819, dont les missions furent !'instrument le plus actif et le plus éclatant. On efface des rues et des places publiques les noms qui, à un titre quelconque, rappellent des souvenirs révolutionnaires ; le conseil de discipline raie du tableau de l'ordre un avocat pour avoir signé un mémoire contre le général Donnadieu, le héros de la répression de Grenoble ; et refuse d'y inscrire Manuel. L'Almanach royal lui-même, l'inoffensif Almanach royal, se jette à corps perdu dans la bagarre et donne du messire aux fonctionnaires de troisième et de qua­trième ordre. Dans la polémique des journaux roya­listes le mot libéral devient le synonyme de forçat :

Quoi ! je te vois, ami, loin du bagne fatal ! Es-tu donc libéré ? Non, je suis libéral.

« Le libéralisme comme on le sait est en général la religion des gens qui fréquentent les galères. On nous racontait l'autre jour que l'un de ces honorables citoyens, échappé du bagne depuis l'ordonnance du 5 septembre prit la poche de son voisin pour la sienne. On lui demanda la raison de cette méprise ; il répondit que tous les nez étant égaux, tout le monde devait se servir du même mouchoir. »

Il y a encore des journaux aujourd'hui qui continuent la polémique du Drapeau blanc, mais s'ils emploient les mêmes arguments au fond, ils sont un peu plus littéraires dans la forme. C'est toujours autant de gagné.

Un symptôme que les gouvernements prudents et intelligents ne doivent jamais négliger, aurait dû avertir la Restauration qu'elle faisait fausse route. Nous voulons parler des sentiments et des dispositions de, la jeunesse. Des révoltes éclataient à chaque instant dans les collèges de Paris et des départements : les étudiants de Montpellier quittent en masse l’école ; les étudiants de Paris signent des pétitions pour le maintien de la loi électorale ; quelques troubles survenus au cours de M. Bavoux, connu par ses opinions libérales font fermer l'école de Droit. Partout la jeunesse proteste contre les tendances rétrogrades du pouvoir. Troubles généraux 1 querelles particulières, émeutes, duels, le pays bouillonne et fermente. Les partis, poussés à bout, ont recours à l'arme des conspirations et des sociétés secrètes. Pour prouver sa vitalité, le parti révolutionnaire envoie à la chambre un régicide, sinon de vote, du moins d'approbation : l'abbé Grégoire.

La crise dans laquelle se trouve la France s'étend à une partie de l'Europe : l'Allemagne de 1815 s'est retrouvée au pied de l'échafaud de Karl Sand ; l'Italie et l'Espagne sont en fermentation. Une lutte dont nul ne saurait prévoir les conséquences peut s'engager d'un moment à l'autre en France entre le passé et l’avenir ; lequel des deux l'emportera ? Le poignard d'un fanatique tranche la question : le duc de Berri tombe devant la porte de l'Opéra, et le triomphe de la liberté est retardé de dix années.

III

Louis XVIII, après l'assassinat du duc de Berri, se cramponna, s'il est permis d'employer cette expression, avec plus d'énergie à M. Decazes, que le parti royaliste voulait à toute force lui arracher. Vieux, infirme, redoutant sa famille, qui se méfiait de lui, le roi avait besoin d'un homme entièrement à sa dévotion, à qui il pût se fier, et dont l'esprit, la conversation, le caractère, lui fournissent les distractions dont un vieillard et un malade parviennent difficilement à se passer. Crainte de l'isolement et instinct de race, Louis XV1II demandait un favori ; il l'avait trouvé dans Decazes, jeune encore, spirituel, instruit, courtisan habile, sachent comment on plaît à un roi et à un vieillard, possédant même ces dons heureux du visage et de la physionomie qui ne sont pas inutiles à un favori. La famille royale comprenait le genre particulier d'influence qu'exerçait M. Decazes ; elle haïssait en lui l'homme autant que le ministre ; elle fit de son renvoi une question de piété domestique : contre lui, elle évoqua des ombres. La duchesse d'Angoulême se jeta aux pieds de son oncle et lui demanda en pleu­rant le sacrifice de son ministre, au nom des mal­heurs passés de sa famille ; le comte d'Artois, levant les bras au ciel, attesta les mânes de son fils.

Plus effrayé qu'attendri par ces larmes et par ce dé­sespoir, le vieux roi céda, comme son aïeul Louis XIV, lorsque le duc du Maine et madame de Maintenon lui arrachèrent son testament à force d'importunités. Il céda pour avoir la tranquillité, et on obtint du dé­vouement de M. de Richelieu qu'il se chargeât de composer une administration dont le premier acte devait être la présentation d'une nouvelle loi électo­rale, tâche d'un accomplissement délicat et difficile en présence des chambres et du pays. L'ancienne législation avait permis à la classe moyenne et aux intérêts issus de la Révolution qu'elle représentait, d'occuper une place importante sur les bancs du Palais-Bourbon ; la loi nouvelle remettait l'influence aux mains de la grande propriété. La France mo­derne se sentit attaquée et songea à se défendre. Une agitation, accrue par les luttes de la tribune, régie dans Paris. L'émotion, d'abord circonscrite, gagna peu à peu le peuple et les écoles ; rassemblements, rixes, violences exercées sur les députés, tous les indices d'une situation extrême éclatèrent à la fois.

Le sang pur et innocent du jeune Lallemand coula dans la rue, attentat qui ne devait être puni que dix ans plus tard, et qui montra une fois de plus que le sang versé retombe tôt ou tard sur ceux qui frappent.

Pendant qu'en France la Révolution reçoit l'échec de la loi du double vote, les principes de 89 ébranlent et modifient successivement trois monarchies l'Espagne, le Piémont, Naples. L'espace nous manque pour suivre l'auteur dans les développements qu'il donne à cette partie de son travail. Nous les citerons seulement comme des modèles de récit historique. _M. de Vaulabelle est avant tout un historien politique ; sans se perdre dans les détails, il sait mieux que personne rassembler les fils épars d'un grand drame, en former un noeud en dérouler, sans embarras et _sans faiblesse, toutes les péripéties ; n'exagérant rien, ne rapetissant rien non plus, il se tient dans ce milieu d'indépendance et de bon sens, seule atmosphère où l'historien et le lecteur respirent à leur aise. Au-dessus des artifices d'une mise en scène emphatique et bruyante il sait faire naître l'intérêt et la curiosité du simple tableau des événements. Il intéresse en instruisant, ce qui n'arrive pas à tout le monde. Les épisodes, ce moyen si puissant d'émotion qu'un historien véritable ne doit pas négliger, mais dont il ne faut pas qu'il abuse, ne sont pas chez M. de Vaulabelle le simple tour de force de l'esprit et de l'imagination : il les présente comme l'explication naturelle ou le complément indispensable d'une situation. Le chapitre si curieux et si nouveau sur la Congrégation est là pour le prouver.

Les partis à cette époque, comme presque toujours, du reste, avaient tous une pensée cachée. Les royalistes et les libéraux allaient plus loin que leurs paroles. La Restauration ne fut en réalité que la lutte entre deux sociétés secrètes, la Congrégation et le Carbonarisme. Ce point de vue que M. de Vaulabelle laisse entrevoir, donne tout de suite une grande im­portance à ses recherches sur l'influence, l'organisa­tion, la propagande et le personnel des congréganis­tes. Jamais société ne fut si fortement organisée et ne posséda de tels moyens d'action.

Sous la République, quelques catholiques fervents se réunissaient secrètement pour célébrer leur culte dans une salle du séminaire des Missions étrangères, vendu comme propriété nationale à mademoiselle de Saron. Ils formaient ce que les jésuites, maîtres en fait d'affiliation, nommaient une congrégation. Grou­per et réunir les hommes autour d'eux a toujours été l'art suprême de la célèbre compagnie dont l'abbé Delpuits, le pasteur du petit troupeau, faisait partie. Les membres de la Congrégation, tout dévoués qu'ils fussent au spirituel, ne négligeaient cependant point le temporel ; ils avaient des ramifications nombreuses, utiles, surtout dans les bureaux du gouvernement, et ils se rendaient les grands et petits services que com­portaient les circonstances. En 1814, l'abbé Delpuits était mort, et l'abbé Legris-Duval l'avait remplacé dans la direction de la Congrégation, dont plusieurs personnages marquants de l'aristocratie faisaient déjà partie.

Depuis 1815 le nombre des congréganistes ne fait que s'accroitre, la société se recrute surtout parmi les royalistes influents des deux chambres ; à l'époque où nous sommes, c'est-à-dire en 1821, la Congréga­tion est tout à fait sortie des catacombes, elle compte dans son sein : le roi, deux princes du sang, des ducs, des ministres, des généraux, des chefs de division, une foule de nobles de tous les titres ; elle a pour la seconder dans son action quatre ou cinq sociétés qui se rattachent à la société-mère sous le nom de so­ciété des bons livres, des bonnes lettres, des bonnes études; une Association de Saint-Joseph pour les ouvriers et les gens des classes inférieures, et enfin une confrérie pour les femmes, l' Adoration du Sacré-Coeur de Jésus et du Sacré-Coeur de Marie. Le père Ronsin, ancien précepteur dans la maison La Rochefoucauld-­Doudeauville, comme ses deux prédécesseurs, dirige la Congrégation, ayant pour assesseurs, sous le nom de coryphées, MM. Jules de Polignac et Mathieu de Montmorency. Ce triumvirat siège aux Missions étran­gères. Dans d'autres locaux se réunissaient les diver­ses fractions de la société, formant chacune une ad­ministration particulière composée d'un directeur ecclésiastique, de cinq dignitaires, préfets et vice-préfets. Aux Missions étrangères le personnel des di­gnitaires s'est accru d'un lecteur, d'un sacristain, d'un vice-sacristain et d'un portier, fonctions vive­ment sollicitées, même la dernière, par des gens du plus haut rang. Chaque année au jour anniversaire de l'Immaculée Conception, fête patronale de la so­ciété, on soumet les dignitaires à une nouvelle élec­tion.

Que le lecteur maintenant se mette à la place de l'heureux affilié qu'on a jugé digne de passer au de­gré supérieur de l'initiation. En entrant dans la salle des missions étrangères, le portier lui présente Peau bénite et lui demande s'il veut communier. Après avoir répondu, il s'agenouille, fait une prière, et va prendre place sur le banc de probation. La messe commence ; au moment de la communion, deux servants l'amènent au pied de l'autel ; là, les genoux ployés, un cierge à la main, l'oeil fixé sur la bannière où est inscrite la devise de la société : « Una anima, cor unum, » il prononce le serment suivant : « Sainte Marie, mère de Dieu et vierge, je te choisis aujourd'hui pour ma maîtresse, ma patronne et mon avocate, et m'engage formellement à ne jamais te délaisser, à ne dire ou faire jamais aucune chose contre toi, ni à. permettre que, par mes subordonnés, aucune chose soit faite contre ton honneur.

La messe terminée, la réunion prend un caractère purement mondain ; le congréganiste reçoit l'accolade du directeur, qui le présente aux dignitaires ; il passe à Son doigt la bague symbolique sur le cercle de laquelle sont ciselés les dix grains du chapelet, et dont un coeur enflammé forme le médaillon central ; et voilà un nouveau jésuite de robe courte.

A cette époque, l'opposition sentant le besoin de réunir toutes ses forces contre la Congrégation, le Carbonarisme avait cru devoir fondre toutes les sociétés secrètes libérales en une seule qui était le carbonarisme des Chevaliers de la liberté, la société seule conservait encore quelque vitalité dans les départements de l'ouest. M. de Vaulabelle retrace les phases successives que dut traverser le Carbonarisme avant d'arriver à une organisation complète, et explique parfaitement le caractère particulier de cette propagande, qui s'adressait principalement à la grande et à la petite bourgeoisie. Quelles idées quels désirs, quels instincts s'agitaient alors au sein des classes moyennes P c'est ce qu'il est assez difficile de débrouiller. On peut croire néanmoins que le maintien des principes de la Révolution les préoccu­pait avant tout, et pour avoir un gouvernement ca­pable de les conserver, les classes moyennes auraient fait bon marché de la double question de forme et de dynastie. Il n'y avait pas déjà si longtemps que la question de faire passer la couronne sur la tête du prince d'Orange s'était posée sans étonner ou effrayer le parti libéral. La République, l'Orléanisme, l'Em­pire comptaient des partisans dans son sein. Un navire arrivé de Sainte-Hélène vint effacer les bona­partistes de la liste de compétition. L'empereur était mort à Longwood le 5 mai.

« Il n'y a que le martyre qui puisse rendre la cou­ronne à mon fils ; Joseph est en Amérique disait Napoléon à Sainte-Hélène, qui songe à lui ?

Bien mieux encore que les Mémoires récents de sir Hudson Lowe, ces paroles jettent des lueurs inatten­dues sur cette captivité racontée par M. de Vaula­belle avec le calme et le recueillement que comporte un pareil sujet. La captivité de Sainte-Hélène a été le texte fécond d'inépuisables chroniques. Prenant tout ce que l'historien digne de cé nom peut recueillir sans s'abaisser, et le réunissant aux confidences de l'un des plus intelligents et des plus dévoués compa­gnons du prisonnier impérial, M. de Vaulabelle en a composé un récit éloquent et nouveau qui nous semble devoir rester comme le dernier mot de l'his­toire sur la captivité de Sainte-Hélène. Nulle part l'auteur des Deux Restaurations n'a montré les gran­des qualités de son talent à un degré plus éminent que dans ce chapitre, où finit son cinquième volume, et qui en est le côté vraiment important, car la chute de M. de Richelieu, la formation d'un ministère con­gréganiste, nous paraissent de bien petits événements à côté d'une mort qui, par les réflexions qu'elle suggère, nous empêche même de songer à la crise dans laquelle vient d'entrer la France.

IV

L'année 1822 fut décisive pour la Restauration. Atta­quée par les sociétés secrètes formées dans la bour­geoisie et dans l'armée, elle triompha de toutes les conspirations. La répression fut impitoyable 1 et plu­sieurs têtes tombèrent sous l'échafaud.

M. de Vaulabelle condamne les tentatives des sodé-tés secrètes sous la Restauration, mais il reconnaît en même temps que la classe moyenne joua noblement cette terrible partie dans laquelle elle s'était engagée. Son existence politique était menacée, un parti auda­cieux et habile lui disputait une à une toutes les ga­ranties qu'elle devait à la Révolution ; la bourgeoisie crut devoir conspirer pour son salut, et elle se jeta dans les complots avec un courage et une fermeté que son tempérament ne semblait pas comporter. Il fallut une longue série de défaites sanglantes pour la décourager. A la tentative de Béfort, dans laquelle Lafayette, Jacques Koechlin, Voyer d'Argenson étaient engagés, succéda le procès des quatre sergents de la Rochelle, dont la mort touchante passa presque tout, de suite à l'état de légende populaire. La hache qui avait frappé le colonel Caron dut se relever bientôt pour le général Berton et pour ses complices de Saumur,

Jaglin et Saugé. A Berton succède Valé. L'Est, l'Ouest, le Midi sont remués par les conspirations ; les bourgeois et les militaires font cause commune sur tous les points. Plus de soixante mille noms d'affi­liés sont inscrits sur les listes des sociétés secrètes, et aucune dénonciation partie de leurs rangs ne vient entraver la redoutable unanimité de leurs efforts.

Pendant que le gouvernement luttait contre les cons­pirations, le parti qui dominait la politique de la Restauration continuait sa croisade contre les prin­cipes de la Révolution. Une nouvelle loi était présen­tée contre la presse. L'éloquence de Royer-Collard ne put empêcher les journaux d'être soustraits à la juridiction du jury. La présence des missionnaires et leur turbulence habituelle avaient suscité des troubles dans divers quartiers de Paris auxquels quelques étudiants prirent part. On parla aussitôt de transférer à Bourges l'école de Droit, l'école de Mé­decine, et même le siège du gouvernement. La nomi­nation de l'abbé Frayssinous au poste de grand-maître, mettait l'Université entre les mains du clergé ; un mot d'ordre dé violence et de persécution semblait avoir été donné à tous les agents du gouvernement. C'est dans ces circonstances que se présenta la grande question de l'intervention en Espagne.

Sans suivre pas à pas l'historien dans le récit de cette guerre où l'or joua un rôle bien plus important que la poudre, nous nous bornerons à en faire res­sortir quelques points principaux. Homme de parti, aspirant à devenir homme de gouvernement, M. de Villèle était d'abord opposé à l'intervention. Sa cor­respondance avec M. de Chateaubriand, alors ambassadeur à Londres, en fait foi. Le ministre des finances pensait que la France gagnerait plus à développer ses ressources matérielles, son commerce, son industrie, qu'à guerroyer au delà des Pyrénées. D'ailleurs, les affaires de l'Orient étaient fort menaçantes, et M. de Villèle voulait, à un moment donné pouvoir porter toutes ses forces de ce côté. Mais les partis sont souvent plus forts que les hommes, et la Congrégation, qui avait porté le ministre aux affaires voulait la guerre à tout prix. Au congrès de Laybach allait succéder celui de Vérone. La Congrégation entendait bien profiter de l'occasion pour exercer une pression sur M. de Villèle. M. Mathieu de Montmorency, ministre des affaires étrangères, devait représenter la France à cette réunion. Les instructions de notre plénipotentiaire, rédigées en conseil, lui interdisaient de prendre aucun engagement pour une guerre avec l'Espagne.

Le gouvernement français devait rester maître absolu de faire ou de ne pas faire cette guerre, selon qu'il le jugerait convenable. M. Mathieu de Montmorency, dès les premières conférences, méconnut ces instructions, et son collègue, M. de Châteaubriand, se fit son complice. 11 est curieux de voir, dans le chapitre que M. de Vaulabelle consacre au congrès de Vérone le rôle que joue M. de Châteaubriand pour pousser M. de Villèle à la guerre, et se rendre possible avec lui au ministère dans le cas où la guerre serait abandonnée. M. Mathieu de Montmorency, pour s'étire trop avancé, avait dû quitter son portefeuille ; M. de Villèle l'offrit à son ami, M. de Châteaubriand. Jusqu'au dernier moment, et presque seul dans le conseil, M. de Villèle lutta contre une rupture avec l'Espagne; ses paroles et ses actes témoignent de la volonté de laisser une porte ouverte aux négocia­tions. Il ne céda que lorsque la Congrégation lui eut mis, comme on dit vulgairement, le parti entre les mains. Il sacrifia, comme cela n'arrive que trop sou­vent, ses convictions à son ambition.

Une discussion longue et orageuse s'engagea à la chambre des députés sur les affaires d'Espagne. Elle fut signalée par un triste épisode, l'expulsion de Ma­nuel, accusé d'avoir fait l'apologie du régicide. Les majorités sont saisies parfois de cet esprit de violence et faction, qui est la maladie habituelle des minorités. Manuel n'avait point mérité l'accusation qu'on faisait peser sur lui. Le parti des émigrés frappa en lui le défenseur intrépide et constant de la Révo­lution ; il fit de son exclusion un acte de vengeance qui révolta le pays et qui montra par la conduite du sergent Mercier et des gardes nationaux sous ses ordres, quelle influence exerçaient à cette époque le respect des lois, l'amour de la liberté, dans le bas comme dans le haut de la bourgeoisie, et combien elle était capable de vertu civique.

On a vanté beaucoup le talent de M. Thiers à ra­conter les campagnes de l'Empire. Nous ne cherchons ni à contester ni à rabaisser ce talent. II nous semble pourtant que la véritable difficulté pour un historien est de faire marcher de front les détails militaires et stratégiques avec les faits politiques de montrer, non-seulement les soldats, mais encore les hommes. L'élément politique n'existe presque pas dans les campagnes de l'Empire, Tout est politique au con­traire dans la guerre d'Espagne : c'est une révolution qu'on attaque et qui se défend ; non-seulement des armées, mais encore des principes sont en présence. C'est là ce qui rend la tâche de l'historien si compli­quée. Cette tâche, M. de Vaulabelle la remplit avec une supériorité véritable. Il est à la fois à Paris, à l'armée et à Madrid. Nous assistons au triste drame de cette révolution espagnole, vaincue plutôt par elle­-même et par ses propres fautes que par l'ennemi. Le parti clérical ne le cachait pas : c'était l'opposition française qu'il allait combattre en Espagne. La victoire lui donna le vertige. La réaction, moins le sang versé, fut presque aussi forte en deçà des Pyrénées qu'au delà.

Suppression de l'école normale, destitution des pro­fesseurs de faculté, réorganisation de l'école de Mé­decine, cinq journaux poursuivis à la fois, un journa­liste conduit à Poissy, accouplé avec un forçat galeux, la célébration obligée du dimanche, tels furent les résultats de l'expédition d'Espagne dans notre pays. On supprima les modiques pensions littéraires dont jouissaient depuis quinze ans deux académiciens, MM. Lebrun et Lacretelle. On destitua Casimir Dela­vigne des modestes fonctions de bibliothécaire du mi­nistère de la justice, qu'il devait à M. Pasquier. Le clergé, non content d'empêcher les villageois de dan­ser le dimanche, repoussait des fonts les enfants dont les parents avaient des opinions dangereuses. D'après les ordres de son évêque, le, curé de la Ferté-sous-Jouarre refuse de verser l'onde baptismale sur le front d'un enfant présenté par Manuel. Le général Gourgaud reçoit l'avis que l'acte d'inscription de son fils, Louis-Marie-Napoléon-Sainte-Hélène, sera biffé des registres de l'Etat civil, parce que cet acte a été dressé hors de la présence du maire, et qu'il y a pris le titre d'ancien aide de camp de l'empereur Napoléon. Le tribunal civil est saisi de l'affaire et prononce, au bout de cinq mois, que l'inscription doit être main­tenue, moins le prénom de Napoléon. Enfin, par un dernier coup de politique à outrance, on destitue l'ami de Louis XVI, le vertueux duc de La Roche­foucauld-Liancourt.

V

Le septième volume de cette histoire commence avec les débats sur la septennalité et sur la conver­sion des rentes. Le rôle politique de M. de Châteaubriand, sa chute, sa disgrâce, fournissent à l'auteur un passage du plus grand intérêt. M. de Vaulabelle n'est pas précisément un peintre ; il ne fait point ce qu'on appelle aujourd'hui des portraits, oeuvres bril­lantes quelquefois, mais d'une ressemblance dou­teuse, morceaux à effet où la fantaisie tient une plus grande place que la réalité. Observateur sérieux et profond, doué d'un sens élevé et d'une intelligence étendue, l'auteur des Deux Restaurations juge surtout les hommes dans la pratique des affaires. Aussi l'idée qu'il donne des grandes individualités politiques frappe par sa justesse et en même temps par son originalité. Rien ne ressemble moins, par exemple, à la physionomie que M. de Châteaubriand essaie de se donner, et qu'on lui a donnée d'après lui, que l'es­quisse vive et lumineuse qu'en présente notre historien. Homme de passion, de polémique, de style avant tout, M. de Chateaubriand n'apportait au pouvoir, pour lui-même que les défauts de ses qualités, et pour les autres que le prestige de sa renommée. C'était l'effigie et la statue d'un homme d'Etat dans la chambre du conseil. Il est curieux de le voir assistant aux plus graves délibérations sans y prendre part, et laissant décider les questions les plus importantes de son département devant lui et par d'autres que lui.

Louis XVIII trouve également dans M. de Vaulabelle un juge peu disposé à s'arrêter à la surface de l'homme et du roi ; l'historien pénètre jusqu'au fond de ce caractère indécis, faible, égoïste, avec un vernis de dignité personnelle qui lui donnait parfois un certain éclat. Monté sur le trône dans sa vieillesse, fatigué par un long exil et par le poids des infirmités, Louis XVIII s'asservit presque toujours à des intimités passagères, aussitôt oubliées que rompues. A de Blacas succéda M. Decazes, à celui-ci la baronne du Chayla. Il serait aussi difficile, dit M. de Vaulabelle, d'accuser les vices de Louis XVIII que de louer ses vertus : facile, prodigue même envers ceux qui possédaient momentanément son affection, il se montrait oublieux plutôt qu'ingrat envers les hommes de qui il avait reçu le plus de services. On ne peut dire qu'il fût humain ; lui appliquer le nom d'impitoyable serait injuste. Il était indifférent. Soumis aux avis de ses conseillers il laissait faire, et sa main signait une lettre de grâce avec la même insouciance et la même facilité qu'un ordre de supplice. C'est injustement que les amis des nombreuses victimes tombées sous son règne ont accusé sa duplicité pro­fonde et sa cruauté : Louis XVIII, comme la plupart des rois, ne recherchait pas la haine ; comme eux, au contraire, il aimait les acclamations de la foule et les applaudissements. D'un autre, côté les amis de la couronne ne se sont pas montrés fidèles à la vérité en exaltant la modération et l'habileté de son gouverne­ment. Quel monarque eut dans son règne des pages plus sinistres et plus sombres que les pages du règne de Louis XVIII, depuis le 8 juillet 1815 jusqu'au 5 sep­tembre 1816 ? Quel gouvernement se montra plus mal­habile que le gouvernement royal sous la première Restauration ? Quelles fautes n'accumula-t-il pas du­rant les quinze mois qui suivirent le retour de Gand ? Un soulèvement général aurait probablement con­traint les Bourbons de franchir une troisième fois la frontière, si à cette époque ils n'avaient pas eu pour sauvegarde la protection de 150,000 soldats étran­gers. Mais Louis XVIII a pu mourir dans son lit, bien que Louis XVI eût perdu la vie sur un échafaud, et lorsque le comte d'Artois devait traîner ses jours dans un lointain exil. De cette fortune différente on a con­clu à des qualités d'intelligence supérieure à celle de ses frères.

Une anecdote racontée par M. de Chateaubriand, et dont M. de Vaulabelle a fait son profit, peut ser­vir à donner une idée assez juste du caractère de Louis XVIII.

« Un jour, dit M. de Châteaubriand, étant allé por­ter au roi une dépêche, nous le trouvâmes seul, assis devant sa petite table, dans le tiroir de laquelle il s'empressa de cacher les lettres ou les notes qu'il écrivait toujours à l'aide d'une grosse loupe. Il était de bonne humeur ; il nous parla sur-le-champ de littérature.

— Croiriez-vous, nous dit Sa Majesté, que j'ai été des années sans connaître la cantate de Circé ? M. d'Avaray m'en fit honte ; je l'ai apprise par coeur. Et soudain le roi déclama tout du long la cantate. Il passa au cantique d'Ezéchias ; quand il vint à cette strophe :

Comme un tigre impitoyable,

nous prîmes la liberté de lui demander s'il connais­sait la correction

Comme un lion plein de rage.

» Le roi parut surpris et nous fit répéter la leçon changée. La poésie lyrique le conduisit à la poésie familière, aux ponts-neufs, aux vaudevilles ; il chan­tonna le Sabot perdu. Nous osâmes alterner quelques rimes.

On peut parler plus bas,

Mon aimable bergère.

» Voyant Sa Majesté si gracieuse, nous lui présentâmes la dépêche sur notre chapeau, et nous glissâmes en même temps, à propos de nos succès en Espagne, la frontière du Rhin sous la protection de Babet. Le roi allongea les lèvres, poussa un petit souffle, leva un doigt de sa main droite à la hauteur de son oeil, nous regarda et nous fit un signe de tête amical pour nous inviter à nous retirer. »

Le successeur de Louis XVIII n'avait pas, tant s'en faut, un goût aussi prononcé pour la littérature. Char­les X, en ceignant la couronne, ne prenait que la forme extérieure d'un pouvoir qu'il exerçait depuis longtemps. Instrument docile et dévoué aux mains du clergé, le nouveau roi songea d'abord à appeler sur son règne la consécration de la religion. La cathé­drale de Reims revit les antiques cérémonies du sacre. Ces premières heures du règne de Charles X furent brillantes de joie et de popularité. On répétait par­tout le mot du roi à la revue du Champ-de-Mars : Pas de hallebardes ! Une réconciliation entre la nation et la branche aînée était-elle encore possible à cette époque ? Plusieurs personnes le pensent. En tout cas, ce moment fut court, et on le laissa passer. La France s'aperçut bientôt que l'ancien régime, loin de pardonner à la Révolution, n'avait d'autre but que de la combattre, et nourrissait encore l'espérance de la détruire.

La mort, en frappant à des intervalles rapprochés quelques-uns des principaux acteurs du drame euro­péen, Louis XVIII, Foy, Manuel, Alexandre Ier, prête au septième volume de l'Histoire des deux Restaura­tions un singulier attrait d'émotion et de curiosité. Les funérailles des deux grands orateurs, la mort mystérieuse du czar, l'avènement de Nicolas intro­nisé sur le champ de bataille d'une conspiration vain­cue, sont des scènes Clignes du pinceau de l'historien. M. de Vaulabelle les a retracées avec beaucoup de fermeté et d'élévation. Deux sentiments, deux idées remplissaient alors presque également l'âme du pays : l'orgueil et le regret de notre gloire militaire, l'amour de la Révolution. Foy représentait le premier de ces sentiments, Manuel prêtait .au second l'appui de son éloquence vigoureuse. Un poète mêlant ces sentiments et ces idées, associant la gloire et la liberté, Béranger, résumait en ce moment et dirigeait l'opinion.

La mort du général Foy est de 1825 ; cinq ans nous séparent d'une catastrophe que peu de gens prévoient encore. Le parti clérical, maitre du pouvoir, se croit sûr de la victoire définitive ; mais, sur le cercueil male de Foy et de Manuel, l'opposition s'est comptée. La résistance s'organise de toutes parts ; M. Royer-Collard arrive à la présidence de la chambre des députés, et le septième volume se termine au milieu -des acclamations de la promenade de Charles X en Alsace et de l'excursion de la duchesse de Berri en Vendée, deux voyages qui devaient exercer une influence décisive sur des résolutions depuis longtemps méditées. Nous touchons au point culminant du drame ; l'intérêt s'accroît à chaque page ; nous avons hâte d'en voir les dernières péripéties dans le huitième volume de ce grand travail, d'assister à la chute d'une monarchie et à l'intronisation d'une dynastie nouvelle ; double spectacle qui ne fut point sans grandeur.

VI

Nous voici au dénouement de cette oeuvre dont nous avons suivi pas à pas les développements avec-tout l'intérêt qu'elle excite. Nous pouvons déjà embrasser l'ensemble de l'Histoire des deux Restaura­tions, et répondre à un reproche adressé fréquem­ment à l'auteur.

On a accusé M. A. de Vaulabelle, depuis la rentrée des Bourbons en France, en 1814, jusqu'à leur second exil, en 1830, de s'être montré systématiquement hos­tile à la Restauration, et de n'avoir pas rendu justice aux bienfaits que le pays a reçus du règne des deux princes de la branche aînée. La Restauration 1 disent ses amis, avait reçu une France appauvrie, malheu­reuse, épuisée, humiliée par la défaite ; elle a rendu une France riche, heureuse, brillante, relevée de ses humiliations par les campagnes d'Espagne et de Mo­rée, et par la conquête d'Alger.

En 1814, il est vrai, la France avait besoin de répa­rer ses forces, et, sous ce rapport, les quinze ans de paix qui ont suivi la Restauration devaient lui être d'un grand secours ; quant aux humiliations dont on parle, elle n'en éprouvait qu'une seule celle de subir un pouvoir imposé par les baïonnettes étrangères. La France pouvait être vaincue par l'Europe sans être humiliée de sa défaite. Le malheur de la légitimité fut de la rappeler constamment au pays et de s'ima­giner que la France s'en trouverait consolée et plus grande pour avoir fait marcher cent mille hommes en Espagne contre des soldats irrésolus et des chefs prêts à vendre la victoire, pour avoir chassé de la Grèce les hordes d'Ibrahim, et écrasé un nid de pirates. Sans vouloir rien enlever aux armées qui firent ces trois campagnes successives, on peut dire que l'amour-propre national n'en fut pas ému profondément, parce qu'en définitive c'était à des puissances inférieures à la nôtre qu'on s'attaquait, et que d'ailleurs le gouvernement semblait vouloir demander à la gloire un auxiliaire contre la liberté.

Dire que la légitimité, dès qu'elle fut réinstallée sur le trône, ne songea qu'à rétablir peu à peu l'ancien régime, n'est point l'attaquer par des arguments systématiques. Une monarchie s'appuyant sur la noblesse, sur la grande propriété territoriale, et surtout sur le clergé, fut la pensée constante de la Restauration. On ne la calomnie point en la lui prêtant. Nous savons bien qu'il y avait parmi les légitimistes des gens fort disposés à se prêter à une transaction avec les idées modernes, et à pratiquer sincèrement le gouvernement représentatif, mais ils formaient la minorité de leur parti. Le coup d'Etat de 1830 était en germe dans la chambre introuvable de 1815. La Restauration mit longtemps à l'accomplir. Après un circuit de quinze ans, elle revint mourir à son point de départ, tournant sur elle-même sans avoir fait un pas en dehors du cercle fatal qu'elle s'était tracé. La France ancienne vécut à côté de la France nouvelle sans la voir et sans la reconnaitre-e. Parce que la légitimité avait déployé son drapeau sur les murs du Troca­déro, de l'Acropole et de la Casbah, la Restauration croyait que le pays avait oublié 1814 et 1815. M. de Polignac, dans un rapport adressé au roi, affirmait que les classes populaires étaient parfaitement désin­téressées dans la lutte qui pouvait s'engager, et qu'elles laisseraient la bourgeoisie faire ses affaires toute seule. « Ils remonteront, • dit Charles X en haus­sant les épaules, quand on lui annonça à Saint-Cloud la baisse des fonds après les ordonnances. Le 28 juillet au soir, dans ce même palais de Saint-Cloud le roi jouait au wisth avec le duc de Duras, et on l'en tendait fréquemment reprocher à son partenaire, dont l'esprit était à Paris, ses distractions à la table de jeu.

Ce sang-froid mériterait à coup sûr d'être remarqué s'il n'avait été le produit des plus incurables illusions. « Il n'y a que M. de Lafayette et moi, disait quelquefois Charles X, qui n'ayons point changé en France. En effet, le comte d 'Artois avait appris à monter à cheval avec Lafayette, il s'était trouvé du même bureau que lui à l'assemblée des notables, ils allaient tous les deux se rencontrer encore une fois face à face en 1830, représentant les mêmes idées, personnifiant les mêmes principes qu'en 1789 : Charles X l'ancien régime, Lafayette la Révolution. Le royal émigré ne pouvait comprendre que la France eût fait un seul pas depuis le jour où le brillant frère de Louis XVI avait franchi la frontière pour se rendre en Russie auprès de Catherine II. Telle il l'avait laissée alors, telle il s'imaginait qu'elle était encore. Aussi ne douta-t-il pas un seul instant du succès du coup d'Etat. A une lieue de Cherbourg et du vaisseau qui devait le conduire à l'exil éternel, il semble qu'il ne fût pas encore bien convaincu de sa chute. Dumont-d'Urville qui conduisait la famille royale en Angleterre, raconte, dans son journal que Charles X se croyait renversé par une conspiration éphémère, et que la France ne tarderait pas à le rappeler.

On est effrayé quand on considère quelles têtes faibles avaient organisé le- coup d'Etat de 1830, quelles mains débiles s'étaient chargées de le faire triompher.

Le roi, le Dauphin, M. de Polignac, un vieillard faible et crédule, un pauvre maniaque sans énergie un mystique, un illuminé de jésuitisme, car le président du conseil des ministres n'était pas autre chose. Au-dessus de ces trois têtes, il est impossible de ne pas voir cette main que Dieu met sur les races prêtes à s'éteindre sur les idées qui vont finir. Charles X monta à cheval, comme.il l'avait dit, mais pour pren­dre la route de Cherbourg ; M. de Polignac, inutile pendant la lutte, dangereux après la défaite, dut se cacher ; le Dauphin eut un moment d'énergie : au dernier défenseur de la couronne, il demanda son épée : il insulta Marmont.

A ce moment suprême, un autre militaire, dernier défenseur de l'infortune, le général Vincent, s'était placé chapeau bas à une des portières du carrosse du roi. – Vincent ! Vincent ! lui crie le Dauphin, c'est la place du lieutenant des gardes !

C'était le 5 août 1830. La population de Dreux avait fait voir les dispositions les plus hostiles à la famille royale, et le général Vincent venait se mettre à côté de son vieux maître pour lui montrer plus de respect et pour le protéger.

Point d'injure au vieillard qui s'éloigne à pas lents.

C'est une piété d'épargner les ruines ;

Je n'enfoncerai point la couronne d'épines

Que la main du malheur met sur les cheveux blancs.

a dit un grand poète qui a connu l'exil à son tour, et qui a trouvé de nobles accents pour saluer le départ des vieux Bourbons. Certes, l'embarquement de la famille royale n'a point la grandeur sombre de celui de Napoléon ; mais le tableau , moins frappant et moins grandiose, a quelque chose de plus touchant : la brise y joue dans les cheveux blancs du vieillard, le sourire étonné des enfants y passe, et les larmes des femmes y tombent dans les flots amers.

Quittons la tragédie maintenant et jetons les yeux sur la comédie. Cette comédie pourrait être intitulée Comment on devient roi ; mais avant, parlons un peu de la bataille des trois jours. C'était une bataille et en même temps une résurrection. Le peuple, cet acteur oublié du drame révolutionnaire, venait de reparaître sur la scène. Il faut voir dans l'histoire de M. de Vaulabelle le rôle héroïque et désintéressé qu'il y joua. La lecture de ces pages, pleines de vie et de mouve­ment, console et raffermit ; elle agrandit l'âme en reportant l'esprit vers cette glorieuse époque de dé­vouement où le sang le plus pur et le plus généreux rougissait ces barricades élevées pour la liberté, et d'où allait sortir une nouvelle monarchie. Heureux ceux qui étaient à Paris pendant ces trois jours ! heureux ceux qui ont pu prendre part à cette grande lutte ! hélas ! heureux ceux qui sont morts dans le combat ! Pour moi, enfant encore et loin de la grande cité, je n'en ai eu que le reflet lointain que j'ai re­trouvé avec joie dans le récit de M. de Vaulabelle. Comme on s'embrassait dans les rues quand la nou­velle arriva en province ! C'était le soir ; le lende­main on devait arborer le drapeau tricolore, ce cher drapeau que nous n'avions pas vu. Je ne pus fermer l'oeil de toute la nuit. A l'aube, j'étais debout, et quand au soleil levant je vis flotter au sommet du vieux fort les couleurs de nos pères, les larmes jaillirent de mes yeux, mon coeur battit avec force, une fierté inconnue s'empara de moi. Que ceux qui n'ont pas d'opinion sont à plaindre ils ne connaissent pas les émotions les plus fortes et les plus délicieuses de la vie.

Pendant ce temps-là, la comédie allait son train. Elle se jouait à l'hôtel Laffitte, devenu le quartier général de la révolution, et où les événements, changeant d'heure en heure donnaient lieu aux plus risibles palinodies ; à Neuilly, au Raincy, au Palais-Royal, où se cachait tour à tour l'insaisissable premier rôle. Ce ne fut point chose aussi aisée qu'on le pense communément que de faire accepter à monseigneur le duc d'Orléans, premier prince du sang, les fonctions de lieutenant-général du royaume, et ensuite la royauté. Dans cette mission difficile, M. Thiers fit le premier essai de son éloquence, et il dut croire qu'il ne serait pas heureux lorsqu'il entendit la duchesse d'Orléans s'écrier, en s'adressant à M. Scheeffer, son collègue d'ambassade :

« Comment vous êtes-vous associé à une pareille démarche ? Que monsieur l'ait faite, ajouta-t-elle en désignant M. Thiers, je le conçois ; il nous connaît peu. Mais vous qui, admis près de nous, avez pu apprécier nos sentiments ! ah ! nous ne vous pardonnerons jamais cela ! »

Heureusement madame Adélaïde entra et vint prendre part à la conversation. Une éducation presque virile les nombreuses vicissitudes d'une longue émigration, avaient donné au caractère de cette princesse une remarquable énergie. Informée du but de cette visite, elle manifesta tout d'abord un vif sentiment de crainte pour son frère : « Qu'on fasse de lui un pré­sident un garde national tout ce qu'on voudra s'écria-t-elle, mais qu'on n'en fasse pas un émigré! »

Tout plutôt qu'émigré ! le duc d'Orléans lui-même avait souvent prononcé ces paroles ; elles le liaient irrévocablement à la Révolution ; ses partisans le sa­vaient. C'est avec ces mots-là qu'ils comptaient vain­cre ses craintes ou ses scrupules. Ce fut dans la nuit du vendredi au samedi 31 juillet, après une journée d'hésitations, pressé par un message de la Chambre des députés et par un billet de M. Laffitte, que le duc d'Orléans se décida à quitter sa retraite du Raincy pour entrer dans Paris sombre, menaçant, hérissé de barricades. Deux de ses aides de camp, MM. de Berthois et Heymès, l'accompagnaient seuls. Après avoir répondu au Qui vive ! des sentinelles populaires, il traverse la cour de son palais, transformé en bivouac, entre chez lui et fait prévenir à la fois de son arrivée M. Laffitte, le général Lafayette et le duc de Morte­mart, ce malheureux représentant des intérêts de la branche aînée. Le duc arrive le premier ; il trouve le prince à demi-vêtu, couché sur un matelas. « Duc de Mortemart, lui dit-il, si vous voyez le roi avant moi, dites-lui qu'ils m'ont amené de force à Paris, mais que je me ferai mettre en pièces plutôt que de me laisser placer la couronne sur la tête. Le roi m'ac­cuse sans doute de n'être pas allé à Saint-Cloud ; j'en suis fâché ; mais averti que dès mardi soir on l'exci­tait à me faire arrêter, je vous avouerai que je n'ai pas voulu aller me jeter dans le guêpier. Les députés, ajouta-t-il avec une sorte de négligence, m'ont nom­mé lieutenant-général du royaume pour enlever au général Lafayette les moyens de proclamer la République. Vos pouvoirs s'étendent-ils jusqu'à me recon­naître ce titre ?»

M. de Mortemart répondit que non, et demanda à son tour au prince s'il répugnerait à transmettre au roi les assurances qu'il venait de lui donner. Le duc d'Orléans se leva et traça à la hâte un billet rempli des mêmes promesses de dévouement qu'il avait faites de vive voix. M. de Mortemart partit emportant ce billet caché dans les plis de sa cravate. Quelques heures après, un envoyé du prince venait redemander ces quelques lignes. Les événements avaient marché depuis qu'elles avaient été écrites. Charles X était en marche sur Rambouillet. Dans une proclamation en date du lendemain, le duc d'Orléans annonçait qu'il se rendait au milieu des Parisiens pour partager leurs dangers, et qu'il consentait à recevoir la lieutenance générale du royaume de France des mains de ses dé­putés.

S'il avait été assez difficile, comme on vient de le voir, d'amener le duc d'Orléans à accepter le pouvoir, le peuple de son côté n'était pas sans montrer d'assez vives répugnances à accepter le duc d'Orléans. « Ci­toyens ! disait une affiche placardée sur tous les murs de Paris Louis-Philippe d'Orléans proclamé par la nation lieutenant-général du royaume, n'appartient pas comme le roi parjure à la famille des Capets, mais bien à celle des Valois, qui a longtemps régné sur la France. Il est Valois. » Ces derniers mots : Il est Valois, seraient presque comiques, si ce mensonge ne laissait entrevoir des instincts sérieux et profonds au sein des masses, et un sentiment universel de haine contre les Bourbons en général. Ces instincts et cette haine n'étaient nulle part plus enracinés et plus puis­sants qu'au sein de la Commission municipale qui sié­geait à l'Hôtel-de-Ville.

Ce pouvoir, issu de la révolution qu'il avait diri­gée, la représentait dans ses tendances avancées. On craignait une opposition de sa part, et ce ne fut pas sans penser à l'issue de sa visite que le roi nommé par les députés se rendit dans son sein pour recevoir du peuple, en quelque sorte, la sanction de son auto­rité. « Vous voyez un ancien garde national de 89, di­sait-il aux jeunes gens placés sur son passage qui vient rendre visite à son vieux général. L'accueil de Lafayette et des membres de la Commission rassura tout de suite le prince. L'homme de 89 et le monar­que de 1830 parurent ensemble au balcon. Tous les deux s'embrassèrent. L'exemple de Lafayette entraina le peuple, qui répondit à cette accolade par ses ac­clamations. A partir de ce moment, Louis-Philippe était roi.

On a souvent reproché à Lafayette le rôle de com­plaisant qu'il sembla jouer dans cette circonstance. Les idées démocratiques endormies dans la conscience générale du pays ne s'éveillaient encore que dans quelques intelligences jeunes et ardentes. Le pouvoir de Lafayette n'allait pas jusqu'où on a bien voulu le dire. Lui-même le sentait. On a cru qu'il avait été dupe ; c'est une erreur. Lafayette se rendait parfaite­ment compte de la situation, et il cherchait à en tirer le meilleur parti possible. Il ne 'parvint pas à faire adopter l'idée d'une Constituante, mais la souveraineté nationale reçut une double consécration à l'Hôtel-de‑Ville et à la chambre des députés. En définitive, il est impossible de n'être pas de l'avis de M. de Vaulabelle :

« Ce ne fut pas, dit-il, un spectacle sans grandeur que cette scène si simple et si extraordinaire tout à la fois où l'on vit une Assemblée élective donner la première couronne du monde à des conditions discutées publiquement et solennellement acceptées. »

Si les révolutions développent les grandes qualités du coeur humain, elles mettent aussi à nu ses faiblesses. M. de Vaulabelle ne nous épargne point le spectacle de ces dernières, et il a raison. L'historien véritable ne doit ni cacher ni farder la 'vérité. C'est un devoir que l'auteur des Deux Restaurations remplit jusqu'au bout, sans hésitation comme sans injustice. C'est la franchise courageuse avec laquelle cet ouvrage est écrit qui lui a fait une si belle popularité. On reprochera peut-être à M. de Vaulabelle d'avoir omis ces développements d'économie politique qui tiennent une si large part dans les travaux actuels, ainsi que le mouvement qui renouvela pour ainsi dire les beaux-arts, la littérature, la philosophie, l'histoire, sous la Restauration, de s'être borné enfin aux faits purement politiques. Cela rend son histoire incomplète, il est vrai, et c'est pourtant par là qu'elle vivra. C'est un livre spécial. Nous espérons qu'il sera continué. Parmi les historiens modernes, M. de Vaulabelle est le seul qui nous paraisse avoir assez d'indépendance, de talent et de caractère pour écrire convenablement le règne de ce prince qu'il laisse au moment où il vient de monter sur le trône qu'ont occupé Louis XVI, Napoléon, Charles X, et sur lequel, comme eux il ne doit pas mourir.

source : Les troisièmes pages du journal Le Siècle, Portraits modernes, Poulet-Malassis et De Broise libraires-éditeurs, 97 rue Richelieu et passage Mirés, Paris