Le dimanche à Paris

SOIT que le Parisien partage l'avis de certains docteurs qui regardent le dimanche comme un jour de réjouissance en' souvenir de la résurrection de J.-C. ; soit qu'il se range à l'opinion de certains autres docteurs qui considèrent le dimanche comme un jour de repos, en mémoire de la tranquillité, parfaite où Dieu rentra, après avoir créé le monde ; toujours est-il que le Parisien des dimanches est tout ensemble tumultueux et calme, bruyant et paisible. Pour s'en convaincre , il ne s'agirait que de l'examiner sous toutes ses faces, de le suivre pied à pied dans divers quartiers et à des heures différentes. L'aperçu rapide et général que nous allons donner de Paris fera comprendre à quel point cette grande ville s'amuse et s'ennuie le septième jour.

Avant d'aller plus loin, faisons une remarque : l'homme, par une singulière manie d'opposition, s'éloigne constamment du but où la loi, la coutume lui font un devoir de marcher. Depuis Constantin- le-Grand, qui, le premier, consacra le dimanche au repos, les chrétiens ont imaginé mille prétextes pour s'affranchir d'une inaction ordonnée par les lois de l'empire.

Constantin leur eût dit : « Vous travaillerez le septième jour; « le septième jour ils se fussent croisés bras et jambes. Il leur dit : « Reposez vous , » et ils travaillèrent. On sait assez de quelles punitions rois et prêtres châtièrent dans tous les siècles les ouvriers obstines du jour dominical.

A présent que ni rois ni prêtres ne nous contraignent à l'inactivité, nous ne travaillons pas, maïs en revanche, parce que le septième jour fut décrété jadis jour de repos, nous protestons encore contre cette vieille ordonnance en nous lassant de joies, en nous épuisant de plaisirs.

Ce n'est pas que quelques uns ne travaillent de même que s'il existait encore une loi qu les obligeât au repos, et que d'autres ne se reposent de même que s'ils étaient condamnés au travail. Mais les uns et les autres sont en très-petit nombre : nous leur accorderons peu de place en ce chapitre. Nos plus longues pages seront écrites en l'honneur de ceux qui s'ennuient et se fatiguent en s'amusant, par système d'opposition aux lois de Constantin et aux commandemens de l'église.

Afin de compléter, autant qu'il est en nous, ce vaste tableau de Paris endimanché, nous avions le projet de peindre le jour dominical à chacune des quatre saisons de l'année. Mais, en y réfléchissant, nous avons reconnu que les dimanches de Paris ne diffèrent le plus souvent entre eux que par les costumes dont chaque saison fait une nécessité trimestrielle. Qu'importe l'enveloppe, le masque de toile ou de drap qui recouvre tous ces visages, si, le masque ôté, le visage doit rester le même?

Puisque nous voici au dimanche, 17 du mois de mars ; puisqu'il ne fait ni chaud ni froid, ni beau ni laid, qu'il ne pleut ni ne fait soleil, sortons, je vous prie, et examinons attentivement ce qui se passe. Ce dimanche-ci, à de très-faibles exceptions près, pourrait bien ressembler à tous les dimanches.

Il est dix heures du matin. Les rues sont presque désertes. Les cochers de fiacre et de cabriolet attendent immobiles sur leur siège : ils souhaitent la pluie. Le même souhait vient aux lèvres des décroteurs, qui, en désespoir de boue, préparent brosses et cirage pour la poussière. De rares boutiquiers entr'ouvrent timidement leur porte. Aux coins des rues s'arrêtent quelques passans, curieux de connaître quel spectacle on donne. Mais les affiches de théâtre ne seront placardées qu'à onze heures. Les laitières s'en retournent au plus vite. Deux ou trois cents villageois, nés à la banlieue, entrent par toutes les barrières et se précipitent dans la ville pour s'y promener. Les trottoirs sont propres et luisans. Des jeunes gens, clercs ou commis , cavalcadent par petites bandes éparses dans tous les quartiers ; ils cavalcadent et essaient de garder l'équilibre, souvent rompu par le pas mal assuré de leurs chevaux de louage. On aperçoit aux fenêtres des plus hauts étages quelques figures qui interrogent l'air pour savoir ce qu'il contient de sec ou d'humide. Ces figures expriment tour à tour le bonheur et l'inquiétude; figures d'hommes et de femmes ; les femmes avec leurs joues pâles du matin, les hommes avec leur barbe rasée et fraîche de la veille. Du reste, calme profond dans les rues ; pas un cri, pas un souffle qui vous indique la présence d'une grande ville.

A pareille heure, un autre jour, vous entendriez le tumulte effroyable des voitures qui roulent et se heurtent, les juremens des cochers, le glapissement aigu de cette armée de spéculateurs ambulans qui attaquent votre oreille et votre bourse sur tous les tons et sous tous les prétextes les moins imaginables; musique infernale qui peut se traduire ainsi : mangez, buvez, achetez et vendez!

Au silence de ces voix, ne dirait-on pas que le Paris des dimanches est sans besoin d'aucune espèce ; que tous les fourneaux de cuisine sont éteints, toutes les bourses vidés, tous les estomacs repus? et pourtant est-il un jour comme le dimanche , où les appétits soient plus ouverts y les besoins plus impérieux, les estomacs plus vastes? Non, certes, mais c'est que Paris déjeûne au restaurant, et que. la moitié de ses. bons habitans soupe ce soir hors barrière.

Cependant à cette heure du matin (dix heures), où la paresse berce au lit plus d'un Parisien nonchalant; où ceux qui ne sont pas partis pour la campagne dès la veille ou dès le soleil levant, déjeunent avec l'espoir de dîner sur ce qu'ils nomment de l'herbe ; à cette heure de calme qui bientôt sera bruit ; à cette heure où nul n'est affairé dans le jour où l'on fait le moins d'affaires, ne vous étonnez-vous pas devoir l'air empressé de ces grands messieurs blonds, secs, presque tous Allemands, qui courent en serrant sous leurs bras des paquets enveloppés de foulards? Qui les fait se hâter ainsi? où courent-ils? chez leurs pratiqués. Ce sont destailleurs, non pas de ces tailleurs dans le grand genre (car les jeunes gens comme il faut ne s'habillent pas le dimanche), mais de ces petits tailleurs qui font l'habit-veste de l'écolier et la redingote bleue du marchand. On les attend avec anxiété. L'enfant frappe des pieds et pleure; son père jure pour l'apaiser. Mais patience , le tailleur entre d'un front timide ; il salue jusqu'à terre, et, dans son chagrin d'être venu trop tard, il balbutie des excuses emmiellées sur le grand nombre de pères et de fils qu'il lui faut servir ce jour-là. Ce qui est vrai. Beaucoup d'enfans, d'ouvriers, de commis, de marchands et de clercs ne voudraient pas étrenner leur habit neuf un autre jour que le dimanche.

Nous ayons dit plus haut que la jeunesse fashionable ne s'habille pas le dimanche. C'est un usage qui date de l'ère libérale en France. Du moment où la soie et l'or aristocratiques cessèrent d'éclater sur le costume des hommes, rien ne distingua plus l'enfant de bonne maison de l'ouvrier endimanché. Il y eut confusion dans la mise. Le riche s'indigna de cette égalité apparente, et, de peur d'être pris pour son chapelier, le jour où son chapelier mettait une cravate blanche et un habit noir, il garda la chambre , où il maudit le libéralisme du siècle. Si par hasard il s'aventura dans les rues, du moins ce ne fut jamais que le son, la toilette en désordre et la barbe longue.

Lorsque le dimanche vous rencontrez un jeune homme vêtu négligemment et mal rasé, soyez certain que ce jeune homme possède de six à cent mille livres de rente. Aux signes contraires, vous reconnaîtrez un ouvrier qui gagne de deux à six francs par jour.

Il arrive souvent encore que le beau monde quitte Paris le samedi soir, et reste toute la journée du dimanche à la campagne.

A l'imitation des hautes classes, mais par des motifs différens, la bourgeoisie proprement dite s'en va quelquefois aussi passer la fin du sixième jour et le Septième tout entier à quelques lieues de la capitale. Là elle croit être à la campagne, et ce bonheur lui suffit. Lorsque par économie ou à cause du mauvais temps, la bourgeoisie ne s'arrache pas au pavé boueux de sa bonne ville, ses jouissances les plus vives sont les petites réunions entre gens de connaissance. On se visite, on s'assemble, on dîne et on fait la partie de domino, de dames ou d'écarté en famille. Les bourgeois sont les seuls qui, dans cette Babel parisienne, nous retracent quelqu'ombre des moeurs de la province, où le dimanche est le jour des visites, des réunions de parens et d'amis.

D'après cela toutefois, n'allez pas vous imaginer sur sa mine bourgeoise, que ce gros homme qui se dirige avec son jeune fils du côté du Palais- Royal va rendre une visite à sa mère, belle-mère ou cousine à quelque degré que ce soit : vous tomberiez dans une erreur grave. Le fils de ce bourgeois est élève externe au collège Louis-le- Grand. Son professeur est parfaitement content de son aptitude au latin. Il tourne facilement les vers qu'il trouve à moitié faits dans le Gradus ad Parnassum. Il sait que Virgile vécut à Rome, et voilà monsieur son père qui, tout glorieux d'avoir produit un si grand génie, le promène dans les galeries de pierre , où l'attend une bien douce récompense : un déjeuner à 25 sous chez Richard. Ils ne seront pas plus d'une demi-heure avant d'obtenir la grâce de manger : la table est dressée d'avance.

Là, sont des commis, des ouvriers en orfèvrerie, des clercs à passions douces, qui préludent aux joies factices du dimanche par un franc 25 centimes de dépense, au moyen desquels on leur sert : deux plats au choix, demi-bouteille, et pain à discrétion.

Pain à discrétion! expression qui atteste à quelle hauteur de civilisation et de politesse l'art de la cuisine à prix fixe est parvenu en France ! dire à un homme affamé : « Vous aurez du pain à discrétion , »équivaut à ceci : Monsieur, je vous tiens pour homme d'honneur, je me confie à votre bonne foi : voilà du pain : prenez et mangez tout ce qu'il vous plaira. Mais au nom de la vertu, monsieur, ne mangez pas trop , ménagez ma bourse, soyez discret dans vos appétits, n'oubliez pas que vous déjeunez à 25 sous : je m'en remets complètement à votre discrétion.

Plus heureux et surtout plus restauré deux fois, celui qui déjeune sans nappe, à l'entresol du marchand de vin! ces sortes de déjeuners, où saigne la côtelette de mouton, sont un des grands plaisirs du peuple parisien qui fait son dimanche.

Il est onze heures. Le troisième litre se vide, le fromage de gruyère invite à boire, le boire à chanter. Si la curiosité vous arrête sous les fenêtres de la boutique avinée, que de tapage et de chansons , que de juremens et de protestations d'éternelle amitié ! Mais ne vous arrêtez pas long-temps, passez vite :,le peuple s'amuse. Une bouteille sonore, prélude de l'ivresse, vous tomberait de l'entresol sur la tête, et vous ne pourriez me suivre, sur le midi, à travers les rues qui commencent à se remplir de femmes allant à l'église ou en sortant, de gardes nationaux arrivant du Champ-de- Mars, de soldats de la ligne et d'invalides se promenant deux à deux, perdus au milieu de la joie parisienne qui court en fiacre et en cabriolet, qui brave le ciel un parapluie sous le bras, ou qui marche timidement la canne à la main.

Fiacres, cabriolets, emportent les voyageurs à Saint-Cloud, à Versailles, à Romainville, à Saint- Germain , partout où le marchand de Paris espère trouver du plaisir à bon compte; car notre marchand est encore économe dans ses excès de joie. Il calcule que, hors barrière, comestibles et liquides sont exempts de droits d'entrée. Il ira donc manger et boire hors barrière; il dépense 3 ou 4 francs de voiture, si ce n'est plus; mais le vin et la viande lui coûteront deux ou trois sous de moins par bouteille et par livre. C'est une économie qui ne peut trop se payer.

Les piétons, qu'à leur mine maussade et triste on prendrait pour des convalescens souffreteux, se rendent, les uns aux Tuileries, les autres à la galerie de tableaux ou au jardin du Luxembourg, ceux-ci au Louvre, ceux-là aux Champs-Elysées, quelques uns au jardin Turc, quelques autres au jardin des Plantes. Beaucoup se contentent de circuler éternellement autour des quais ; peu suivent la longue file des boulevarts : l'heure des boulevarts n'est pas encore venue. A deux heures seulement la foule s'y porte. Mais quelle foule, notamment si deux ou trois rayons d'un mauvais soleil pâle viennent faire semblant de sécher ce chemin où l'ombre des maisons et des arbres entretient une boue permanente !

A deux heures, je m'en suis assuré, il y a plus de monde encore sur les boulevarts qu'aux Champs-Elysées ou aux Tuileries. La raison en est simple : du boulevart Montmartre au boulevart Saint-Martin, Paris offre au piéton une fatigante promenade (s'il est permis de nommer promenade un lieu où le pied droit n'avance jamais sans que le pied gauche recule). En outre, la chaussée est étroite, et c'est un plaisir extrême que d'être les uns sur les autres. Et puis des boutiques sont ouvertes à l'appétit intellectuel et sensuel du passant; boutiques de libraires, où l'on achète moins d'évangiles que d'histoires de voleurs, Mandrin, Cartouche et gens de même sorte; boutiques de pâtissiers plus achalandées que les boutiques de libraires.

Du boulevart Saint-Martin au boulevart Saint- Antoine , la foule ne discontinue pas : un intérêt de vive curiosité la pousse. Là, crient, mentent, dansent, volent, baladins, paillasses, escamoteurs, phénomènes. Onguens, pastilles, limes métalliques, sabres qui arrachent les dents à la pointe de l'épèe, femmes qui ont la poitrine à la rotule, poules à visage, humain taillé avec des ciseaux , géants à la mécanique, hauts de cinq ou de douze pieds, à la volonté des amateurs, enfans bicéphales, monstres marins du canal de l'Ourcq, sauvages de la rue de Bondy, albinos de carrefour, chiens qui jouent de la trompette, lapins membres de l'académie, carpes qui font des sauts de mouton, diseurs de bonne aventure, jeux où à tout coup le banquier gagne, marionnettes, spectacles aériens, grands hommes de cire, scélérats peints, mangeurs de cailloux, avaleur s de limaille, hommes incombustibles ou invisibles, danseurs de corde, physiciens, astrologues, astronomes, astrophages, tout conspire contre la bourse et la curiosité du passant. Il faut bien qu'il se laisse faire. Aussi quelle cohue de nez en l'air, de lèvres qui s'entr'ouvrent pour sourire stupidement! c'est admirable. Je ne sais rien de comparable aux boulevarts du dimanche, pas même cette petite portion du quai qui court à la Grève. A partir de la place du Châtelet, les paillasses et les phénomènes abondent sans doute, mais les plus sots paillasses et les phénomènes les moins authentiques se trouvent au boulevart du temple : il n'y a pas à hésiter; le boulevart du Temple doit obtenir la préférence publique sur la Grève.

Il est une chose digne de remarqué et que j'ai observée tous les dimanches à Paris : c'est que rarement rencontre-t-on un enfant qui ne pleure ou qui ne mange. Dans la semaine, l'enfance parisienne est beaucoup plus heureuse : elle n'a pas autant d'indigestions et reçoit moins de taloches.

A propos d'indigestion, et nous ne courons pas le risque d'en gagner une, il convient que nous entrions enfin chez le restaurateur. Il est temps, ce me semble. Voici trois heures bientôt que nous nous fatiguons à piétiner sur les boulevarts. Le travail aiguise l'appétit.

Tâchons de trouver place ; car nous ne sommes pas seuls.

Avant de nous asseoir, souffrez que je vous fasse part de l'une de mes surprises des plus habituelles le dimanche. Cette surprise consiste à penser d'où vient ce flot sans cesse renaissant dont Paris est inondé dans ses rues, sur ses promenades, dans ses cafés, chez ses marchands de vin, sur ses places publiques, dans ses jardins, sur ses quais, chez ses restaurateurs. On dirait à voir ce nombre innombrable d'hommes, de femmes et d'enfans, que la moitié des maisons est déserte. Pas du tout. Si vous voulez prendre la peine d'interroger tous les étages, vous trouverez à qui parler, depuis l'entresol jusqu'au sixième, septième et huitième : pas une maison n'est vide. D'où vient donc cette foule qu'on voit au dehors? A vrai dire, je n'en sais rien.

Cependant n'oublions pas le restaurant où nous sommes.

On nous met, nous dix ou onzième, à une table qui n'a capacité que pour huit convives. Les conducteurs d'omnibus, par un temps de pluie, n'agissent pas autrement.

Le potage est froid, le boeuf réchauffé, le rôti a été fait à la casserolle, le vin de Mâcon dépose du bois de Campêche au fond des verres. Plions la serviette encore humide de la lessive du matin, et hâtons-nous de fuir. De nouveaux dîneurs arrivent que d'autres suivront, qui seront suivis par des retardataires à l'estomac paresseux, tous gens mariés, du moins pour la plupart, qui ont ménage monté, femme, enfans, cuisinière, fourneaux, broches, et qui viennent chercher au restaurant un dîner quatre fois plus cher et cent fois plus détestable qu'ils ne l'auraient chez eux.

Mais n'est-il pas convenu que, le dimanche, il faut se réjouir?

Maintenant que nous avons fort mal dîné, que nous sommes peu nourris, que l'on nous a volé à vous votre canne, à moi mon chapeau, maintenant que nous avons toutes les raisons du monde d'être légers, vous plaît-il que nous terminions notre journée par la danse ?

Quel bal préférez-vous? bal de grisettes et de femmes douteuses à la Chaumière ; de grisettes et de femmes douteuses au passage du Saumon ; de femmes douteuses et de grisettes à Tivoli d'hiver ; de femmes moins douteuses au Wauxhall ; de filles complètement perdues à Idalie?

Il ne vous plaît d'aller à aucun de ces gymnases dansans ? bien vous faites. On y boit plus qu'on n'y danse ; on s'y bat plus qu'on n'y boit. Nous irons au spectacle, si vous le jugez bon : cet omnibus nous y conduira. Mais il est plein. — Ce fiacre? — Plein. — Ce cabriolet?— Plein.

Tout est plein à Paris le dimanche au soir ; tout, excepté les poches. Les spectacles regorgent déjà de monde. Remettons la partie à lundi, croyezmoi. Cependant que faire de notre soirée? C'est un vide difficile à remplir pour l'homme à qui le spectacle ne présente pas plus d'attraits que le bal.

Les cafés?— Vous ne jouez pas au domino. Et puis cette foule qui sue et boit de la bière vous donne d'étranges maux de coeur. N'entrons nulle part, j'y consens. D'autant mieux qu'il nous est loisible de jeter un coup d'oeil sur la physionomie des rues. Peut-être Paris le dimanche n'est-il pas sans intérêt, vu à l'extérieur.

Par extérieur, je ne veux dire, bien entendu, ni les danses foraines, ni les combats d'animaux, ni les guinguettes, ni les jeux dé boules ,.ni quoi que ce soit de ce qui est hors barrière. Toutes ces choses ne sont pas de mon ressort; moi, déjà trop faible de poitrine et d'haleine pour vous conter Paris intra muros.

Il nous reste une demi-heure de jour : examinons.

La solitude du matin plane de nouveau sur les rues de la grande ville, surprise dans ses fêtes par l'ombre du soir.

Quelques portiers assis sur le seuil de la maison, regardent indifféremment passer les piétons devenus plus rares, ou bien ils contemplent avec orgueil leurs filles, pâles et chétives fleurs nées en serre-chaude dans la soupente, leurs filles qui jouent au volant, et dont le coeur bondit comme le jouet emplumé qu'elles lancent. Innocentes filles, ennuyées de l'être, elles se livrent ardemment à l'exercice de la raquette, avec le garçon épicier ou marchand de vin qui les a rendues sensibles , en attendant qu'il les rende mères !

Le malheureux portier, gardien tout à la fois d'une maison et d'une fille, ne peut surveiller l'une sans perdre l'autre de vue, assailli qu'il est par l'amoureux entrepreneur et le voleur alerte. Occupé de sa fille, il ne voit pas le filou qui se glisse dans sa maison; tout yeux pour sa maison, il né voit pas l'amoureux qui se glisse dans sa famille. Hélas! la charge, du père-portier est doublement difficile quand vient la soirée du dimanche.

C'est d'habitude, à la nuit tombante, que les voleurs pénètrent dans les maisons : ils supposent les locataires au restaurant, à la promenade ou au spectacle. Il ne fait pas assez jour pour que, eux voleurs, on les remarque sur le pallier; il ne fait pas assez nuit pour que le quinquet délateur s'allume. L'instant est propice ; obscurité dans l'escalier, solitude dans les chambres.

Il ne faut pas croire cependant (et, quoique nous l'ayons déjà dit, nous insistons volontiers là dessus), il ne faut pas croire que tous les appartemens soient déserts. Là haut, une petite famille de rentiers se délasse de la promenade du jour en faisant une antique partie de mariage Ou de boston ; de ce côté une marchande de modes retirée prépare un concert d'amateurs. On dansera pour se serrer les mains, on chantera pour montrer, à défaut de sa voix, ses dents, et le punch au vin donnera de la témérité aux moins jeunes chanteuses. Plus loin, ce sont deux époux, mariés de dix ans, modèles d'amour conjugal, qui ne sortent pas parce qu'il faut coucher les enfans ; mais avant de se mettre au lit, les marmots veulent finir convenablement la journée du dimanche. C'est trop juste. Aussi le papa fait monter la lanterne magique, et le gros savoyard, aux cris de joie des enfans, au son d'une musique rouillée, met en danse monsiou le souleil et mâdâme la loune.

A chaque étage, dans chaque maison, vous voyez poindre une lumière. Vous peindre les tableaux d'intérieur éclairés par cette lumière, me rejetterait trop, loin des bornes que je me suis prescrites : nous n'en finirions jamais. D'ailleurs presque tous ces détails de la vie intérieure du Parisien n'appartiennent pas plus au dimanche qu'à tout autre jour de la semaine. Ce livre les recueillera en divers articles.

Le même motif me fait passer sous silence les concerts du dimanche dans les salons dé Pleyel ou de Pape ; ils attendent un chapitre spécial.

Par une raison semblable, je me suis tû sur une infinité d'accidens qui sont de tous les jours : entre autres les vols dans les grandes foules.

Toutefois, à propos de là foule qui s'entasse le dimanche sur les promenades publiques, je n'oublierai pas une certaine classe d'hommes que j'appellerai les chercheurs d'objets perdus, sorte de voleurs à mine d'honnêtes gens. Ils suivent attentivement le piéton de l'un ou l'autre sexe à qui ils espèrent bien voir perdre un bracelet , un mouchoir, une épingle d'or, une bague, un schall. Ils ne voleraient pas même l'épingle; mais elle tombe, ils la ramassent et la gardent. Je l'ai trouvée, disent-ils. Excellente raison pour rassurer leur conscience encore timide. C'est le soir qu'ils se livrent à ce métier que la loi pénale n'a pas prévu.

Je n'ai rien dit des cabinets de lecture, quoiqu'on vérité ces restaurons de science à prix fixe regorgent de consommateurs durant toute la journée du dimanche. Beaucoup de gens, qui vivent maigrement de politique et de littérature dans la semaine, le dimanche venu, dédommagent leur appétit en le bourrant pour six jours de romans et de gazettes.

Ce sont les cabinets littéraires du Palais-Royal qui se chargent alors d'alimenter cette troupe avide. Et pourtant je ne sais rien de plus triste et de plus repoussant que l'aspect du Palais-Royal le dimanche ; rien, si ce n'est le passage Vivienne ou le passage Véro-Dodat. Les quelques hommes hébétés qui se promènent sous ces étroites galeries sombres, devant toutes ces boutiques fermées, semblent autant d'Epiménides qui se réveillent au milieu d'une ville morte depuis cent ans. Les voir est chose lugubre. Entendre le son des cloches le serait moins.

Il ne serait pas juste de parler cloches et de taire une des plus remarquables bizarreries qui font de Paris la ville unique un jour de dimanche. En province, par exemple, les cloches vous prennent dès le matin pour ne vous quitter qu'à la. nuit, après Complies, Salut et Angélus. Le septième jour est leur jour de fête. Elles s'en donnent à carillon, que veux-tu ? de façon à vous rendre dévot quand elles ne vous rendent pas sourd. A Paris, au contraire, à moins d'être bedeau, marguiller ou enfant de choeur, vous n'entendez pas tinter la plus petite cloche. Ne les mettrait-on jamais en branle? ce n'est pas supposable. Elles sonnent et carillonnent, le dimanche surtout. Pourquoi donc, le dimanche surtout, le bruit n'en vient-il pas à nos oreilles ?

En revanche, vers le minuit, douze heures après que les cloches' ont tinté sans doute pour n'être entendues de personne, ou seulement pour ébranler le cerveau des rares bourgeois qui élisent domicile au pied même de l'église-, vers le minuit, un bruit terrible, bruit de mer qui roule, bruit sinistre et croissant à travers les rues sombres, musique de voix humaines et de pas humains, se répand par toute la ville, et sonne, comme un bourdon, l'heure où les spectacles, les cafés, les bals, les cabarets rejetent la foule qu'ils contenaient à grand' peine.

Les voitures crient et se précipitent au milieu de cette multitude immense qui occupe toute la largeur des rues. On comprend difficilement par quel miracle il se trouvera tout à l'heure dans Paris assez de chambres et de lits pour coucher tout ce monde.

Mais ils ne doivent pas tous coucher dans leurs lits. J'entends deux ivrognes qui se disputent sous mes fenêtres. Ils se battent. Des filoux, sous prétexte de mettre le hola ! les dépouillent du peu d'argent qu'ils rapportaient à leurs femmes, à leurs enfans, qui peut-être n'ont pas dîné. Nos ivrognes tombent au coin d'une borne : la garde passe et elle les replante tant bien que mal sur leurs pieds chancelans : ils coucheront au corps de garde. Pour beaucoup de gens, le dimanche finit par la prison ou l'hôpital.

Ne croyez pas que les endimanchés qui arrivent chez eux libres et bien portans soient tout-à-fait quittes du corps de garde et de l'hospice : c'est demain lundi; et le lundi, pour un grand nombre de parisiens, n'est autre chose encore qu'un jour de fatigantes joies et de mortels plaisirs : le lundi sera presque un second dimanche.


ÉLÉONORE DE VAULABELLE

source : Nouveau tableau de Paris au XIX me siècle, tome deuxième, Librairie de Madame Charles-Béchet, M DCCC XXXIV, pages 33 à 34