Le Troc des âges


J'étais bien petit, mes vacances venaient de finir ; je me désolais en songeant qu'il fallait retourner en classe ; je me désolais d'être jeune, et je trouvais mon grand-père souverainement heureux, parce qu'il n'allait plus à l'école. Alors mon grand-père me conta ce conte.

Dans une ville de l'empire d'Autriche, tout au fond de la Bohème, vivait autrefois un honnête cordonnier, du nom de Schenkius. C'était un bon vieillard, estimé de tout le monde, et dont la boutique achalandée ne désemplissait jamais de petits garçons et de petites filles qui lui apportaient leurs pieds à chausser ; car Schenkius avait surtout la réputation de chausser admirablement bien les petits garçons et les petites filles. Ce brave homme aimait d'une passion toute particulière les petits pieds, mais passion véritable et si forte, qu'un matin on l'entendit s'écrier avec désespoir : « Malheureux Schenkius ! infortuné Schenkius ! quel crime as-tu donc commis pour que la vieillesse t'ait fait un pied long de neuf pouces ! »

A force de pleurer sur la longueur de ses pieds, à force de tenir dans sa main les jolis petits pieds des enfans, le pauvre cordonnier Schenkius en vint à regretter son jeune âge, Hélas ! pensait-il, l'heureux temps que celui où j'allais à l'école, où je me battais avec mes camarades, où j'étais étourdi, gai, sans chagrins d'aucune espèce ! L'heureux temps, mon Dieu ! que celui où j'avais un pied long tout au plus de trois pouces ! Comme je donnerais volontiers tout ce que je possède au monde pour redevenir petit, avec une petite bouche, de petites mains, un petit corps, de petites jambes, et surtout de petits pieds ! Oh ! comme je serais heureux de n'avoir que cinq ou six ans !

Schenkius disait à peine cinq ou six ans, qu'un enfant de cet âge entra dans la boutique.

— Bonjour, maître Schenkius !

— Bonjour, mon petit Christophe, dit le vieillard en essuyant bien vite ses larmes ; bonjour, mon cher enfant !

— Qu'est-ce que vous avez donc, maître Schenkius ? On dirait que vous avez pleuré.

— Ah ! ne m'en parle pas, va, j'ai un fier chagrin !

— Et moi aussi, allez, maître Schenkius, j'en ai un fier, un chagrin. Ah ! ah ! maître Schenkius !

— Ah ! Ah ! mon pauvre Christophe !

Et là-dessus ils se mirent à sangloter tous les deux.

Quand ils furent bien las de pleurer, Christophe s'arrêta tout court, et dit d'un ton de voix assez tranquille :

— Savez-vous, maitre Schenkius, pourquoi j'ai tant de chagrin ?

— Non, répondit le cordonnier.

—Eh bien ! reprit Christophe, je vais vous le dire : je pleure parce que je ne suis pas grand ; c'est ça qui me rend malheureux. Si j'étais grand, je n'irais plus à l'école ; si j'étais grand, mes camarades ne me battraient plus ; si j'étais grand, j'aurais une maison à moi, de l'argent à moi ; si j'étais grand, je ne mangerais plus de pain sec à mon déjeuner ; si j'étais grand...

— Tu aurais un grand pied ! s'écria Schenkius avec désespoir.

— Un grand pied ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse ? mais tant mieux, au contraire ! Avec un grand pied, je serais plus ferme sur mes jambes ; je ferais plus de chemin sans me lasser ; j'aurais de belles bottes, et je pourrais me tenir solidement à cheval.

— Ah ! mon cher enfant, murmura Schenkius, on voit bien que tu n'as pas l’âme d'un artiste ; que tu ne sais pas ce que c'est que d'avoir quarante, cinquante, puis enfin soixante-douze ans comme je les ai à l'heure qu'il est ; on voit bien, mon pauvre Christophe, que tu n'as jamais réfléchi sur la mort, et que tu n'es pas cordonnier.

— C'est vrai, dit Christophe ; mais il est toujours bien ennuyeux de n'avoir que six ans, d'apprendre à lire, de manger du pain sec, et d'être battu parce qu'on n'est pas le plus fort. Dites-donc, maitre Schenkius, est-ce que vous ne connaissez pas un moyen, vous, de me faire grandir ?

Au moment où il se tournait du côté de Schenkius, pour en obtenir une réponse, Christophe aperçut le bonhomme en stupéfaction devant un des tiroirs de sa commode, qui s'ouvrait tout seul.

Du fond du tiroir, une petite femme sortit, qui avait une jolie tête d'enfant, sur son corps brisé de vieillard. — Salut ! dit-elle.

Schenkius fit une profonde révérence, comme si le rang de cette personne lui eût été connu. Cependant Christophe avait peur.

— Rassure-toi, Christophe, lui dit la jeune vieille femme, avec un aimable sourire ; ne crains rien, c'est moi qui préside à l'échange des âges. Je vous ai entendus, toi et ce cordonnier, et je viens vous faire mes offres de service. Je suis la fée Biforme.

— Qui rajeunit ? demanda précipitamment le vieux Schenkius.

— Et qui vieillit tout à la fois, continua la fée, car je ne saurais rajeunir une créature humaine sans en vieillir une autre à l'instant même, ni en vieillir une sans en rajeunir une autre. Ce que j'ôte d'années sur la tête d'un vieillard, il faut que je le reporte sur la tête d'un enfant. Notre maître à tous, le temps, ne doit rien perdre à ce trafic, qui ne peut jamais être qu'un échange. S'il en était autrement, que deviendraient les jours, les mois et les ans passés ? Toute minute employée à vivre doit compter dans l'âge d'un homme, soit dans l'âge de celui-là même qui a vécu cette minute, soit dans l'âge de tout autre, peu importe ; mais je le répète, cette minute de vie doit compter pour quelqu'un. Voyons donc, n'est-ce pas toi, Christophe, qui veux devenir vieillard ; et toi, Schenkius, ne veux-tu pas redevenir enfant ? Parlez, et d'après votre désir, je vous métamorphose tous deux : toi, Christophe, en Schenkius ; et toi, Schenkius, en Christophe. Un coup de ma baguette fera l'affaire. Eh. bien ! je vous attends...

Schenkius ne pouvait parler, tant sa joie était grande. Seulement il faisait signe avec sa grande main sèche qu'il approuvait l'échange.

— Et toi, Christophe, demanda la fée, ne veux-tu donc plus devenir un homme ?

— Si fait, madame, répondit l'enfant après de longs efforts pour prendre un peu de hardiesse, si fait, grande fée, si fait, grande déesse, je veux bien devenir un homme ; mais, si vous voulez que je vous le dise, je ne me soucie pas d'être un vieux cordonnier.

— Qu'est-ce que c'est ? s'écria maître Schenkius...

La fée lui imposa silence. Après quoi s'adressant à Christophe : Réfléchis, mon enfant. Si tu ne consens pas à prendre l'âge de de Schenkius, tu gardes le tien ; si tu n'es pas lui, tu restes toi, c'est-à-dire un petit garçon qui va à l'école, qui ne veut rien apprendre et qu'on fouette.

— Mais, madame, demanda Christophe, est-ce que je ne peux pas devenir grand sans devenir vieux tout de suite ?

— Il appelle cela vieux ! soixante-douze ans ! mais c'est encore un fort bel âge, dit Schenkius avec une voix qu'il s'efforçait de rendre jeune et caressante. D'ailleurs, songe donc, mon petit Christophe, qu'en prenant mon âge, tu prends aussi mon nom, mon état, ma maison, mon bien. J'ai un jardin superbe où mûrissent des fruits magnifiques. Mes meubles sont presque tous neufs : ils t'appartiennent. Dans cette grande armoire en chêne que tu vois là, je ne sais pas au juste combien tu trouveras de pièces d'or, mais je t'en garantis quatre pour le moins. J'ai une réputation d'habile cordonnier, tu en profites ; il t'arrive des pratiques de tous les coins de la Bohême ; tu fais une fortune brillante ; tu achètes un carrosse, des chevaux, une terre... ; tiens, maintenant que j'y pense, je fais peut-être une sottise ! quitter un état, une maison, des richesses sans nombre, pour avoir quoi ? du pain sec à mon déjeuner !... Ma foi !...

L'irrésolution feinte du rusé vieillard obtint le résultat qu'il en attendait. Christophe s'avança tout-à-coup, la tête haute, comme quelqu'un qui se hâte de prendre son parti. Cependant, avec un reste d'indécision dans la voix, il répéta cette question à la fée :

— Mais, madame, est-ce que je ne peux pas devenir grand sans devenir vieux tout de suite ?

— Je t'ai déjà dit que non, et pour quelle cause c'est impossible, répondit la fée.

Christophe poussa un gros soupir ; puis il reporta curieusement ses yeux sur Schenkius, qui allait par la chambre d'un pas leste, le nez en l'air, la face épanouie, se rengorgeant, se gonflant les joues, chatonnant de petites chansons, souriant à la fée, minaudant, faisant la pirouette, dansant même pour dissimuler sa vieillesse, pour exciter Christophe à faire le troc de leurs âges.

Toutes les gambades de Schenkius vainquirent à la fin le peu de répugnance qu'avait encore l'enfant.

— Madame, dit-il à la fée, je consens : mais il me faut...

Au mot je consens, la fée, sans attendre le reste de la phrase, frappa du bout de sa baguette Christophe, qui, à l'instant même, se trouva durement assis sur une vieille chaise de bois garnie de cuir. De l'une de ses mains, toutes Maigres et toutes noires, il tenait, fixé sur son genou, un petit soulier de peau de cheval ; et de l'autre, il tenait un marteau poisseux, qui lui servait à frapper la semelle Une toux subite détourna le coup qu'il destinait au soulier, et le marteau lui meurtrit deux doigts. Il fit une horrible grimace.

Un éclat de rire partit à ses côtés ; il leva la tête en grommelant, et vit un enfant qui s'échappait joyeux par la porte. Cet enfant, c'était Schenkius, le vieux cordonnier ; ou, pour mieux dire, ce n'était plus Schenkius, mais bien Christophe lui-même, avec sa petite jaquette, ses cheveux blonds frisés, sa mine rose, sa vive allure ; c'était l'ancien cordonnier qui s'enfuyait sous les vêtemens, avec l'âge et les traits du pauvre Christophe.

Par un singulier caprice de fée, tous deux, Christophe et Schenkius, malgré l'échange qu'ils avaient fait de leurs personnes, devaient conserver le souvenir de leur condition première. Schenkius, devenu Christophe, se rappelait avoir été Schenkius ; Christophe, devenu Schenkius, se souvenait d'avoir été Christophe.

Comme on le pense bien, après son grand coup de marteau sur les doigts, le nouveau cordonnier goûtait peu, pour l'instant, les douceurs de la cordonnerie. Il jeta par la chambre, tire-pied, marteau, alène, et autres instrumens de son art ; puis, les deux mains appuyées sur chaque côté de sa chaise, il essaya de soulever son corps du siège de cuir, où il semblait retenu par quelque force surnaturelle.

— Qu'est ceci, dit-il, je ne peux remuer ni pieds ni jambes ! Aie ! aie ! qu'est-ce que je sens ? Miséricorde ! au secours !

Aux cris du bonhomme, un voisin accourut.

— Serviteur, maître Schenkius. — Aie ! aie ! — Est-ce que vous souffrez de votre goutte aujourd'hui ? — Comment qu'est-ce que vous dites ? s'écria Christophe épouvanté, je suis malade, j'ai la goutte ? — Je n'en sais rien, moi, puisque je vous le demande. Ce n'est peut-être que votre rhumatisme... — Ah ! mon Dieu, mon rhumatisme ! — Je ne vous dis pas ça voisin, pour vous contrarier ; si c'est tout simplement votre paralysie qui est revenue, à la bonne heure. — Vous dites paralysie ? qu'entendez-vous par là ? — J'entends votre paralysie, quoi donc ! Eh bien ! est-ce qu'il est fou, ce pauvre cher homme ! Vous ne vous souvenez plus de l'attaque que vous avez eue, il y aura quatre ans, vienne Noël ? Vous ne pouviez ni boire, ni manger, ni parler, ni marcher ; quand ça vous reprendrait, voisin, ce serait un malheur, sans doute, mais qu'y faire ? A votre âge, il faut s'attendre tous les jours à mourir. — Je ne veux pas mou...

Une toux horrible, la même qui lui avait valu le grand coup de marteau sur les doigts, le saisit à la gorge, le secoua, l'étouffa, tant et si fort, qu'il resta plus d'une heure à se tordre et à se pâmer avant de pouvoir se faire entendre.

Enfin, lorsque l'accès eut cessé, Christophe s'écria en pleurant de tout son coeur : Mais, je vous dis, moi, que je ne veux pas mourir ! je n'ai jamais été malade, je n'ai ni la goutte (aie ! aie !), je n'ai ni la goutte (oh comme ça m'élance !), ni... ni... ni je ne suis pas enrhumé...

— Voisin, tenez, voilà votre catarrhe qui recommence à faire des siennes : sans façon, voulez-vous que j'aille vous chercher le médecin ?

— Je n'ai pas besoin de votre médecin, s'écria le désolé vieillard ; je veux m'en aller chez nous, je veux revoir maman, je veux retourner à l'école ; je me nomme Christophe, je n'ai que six ans et je ne veux pas mourir !!!

Il faudrait avoir entendu ces paroles pour comprendre avec quel accent de désespoir elles étaient dites ; il faudrait avoir vu ce vieillard, tout-à-l'heure encore âgé de six ans, porter violemment la main à sa tête, vouloir en arracher les beaux cheveux blonds, et n'amener au bout de ses doigts amaigris qu'une affreuse perruque ; il faudrait, dis-je, avoir été témoin de toutes ces choses pour se faire une juste idée de l'épouvante et des cris du malheureux cordonnier.

Le voisin le quitta bien vite, persuadé qu'il était enragé, possédé du diable et fou.

Le reste du jour, Christophe le passa sans connaissance, étendu parmi du vieux cuir, des baquets d'eau croupie et des clous à pointe, dont plusieurs lui entrèrent dans les mollets. On ne sait pas combien de temps il fût demeuré dans cette position fâcheuse, si, vers le soir, un bruit effroyable ne l'eût rappelé à lui-même. Ce bruit avait lieu dans la chambre, à ses oreilles, tout autour de lui.

La crainte lui donna des forces. Il se leva précipitamment. — Qui est là ?

— C'est moi Schenkius, dit une voix d'enfant. Je casse tout, je brise, je brûle tout, si tu ne me rends pas ma boutique. Va-t'en, ou je t'assomme à coups de tire-pied.

La joie revint au coeur de Christophe. — C'est donc toi, vieux cordonnier, dit-il à l'enfant, c'est toi qui fais tout ce tapage pour reprendre ton marteau, tes souliers, ton alène, ton âge et ta figure ? Oh ! ne crois pas que je veuille être toi malgré toi, rester Schenkius quand tu ne veux plus être Christophe ! Va, je ne demande pas mieux : rends-moi ce que tu m'as pris, je te rendrai ce que m'as donné. Mais est-ce possible maintenant ? Madame la fée sera-t-elle assez bienfaisante pour nous remettre en l'état où nous étions ce matin ? Ne suis-je pas Schenkius et toi Christophe ?

— Merci du cadeau ! répondit l'ex-cordonnier. Tu peux bien le reprendre. Quant à moi, j'en ai par-dessus la tête, et du Christophe, et de l'école, et des six ans, et du pain sec, et de la prison, et d'autre chose ! C'est une abomination ! donner le fouet à un homme de mon âge !

— Ils t'ont donné le fouet, mon pauvre enfant ! dit Christophe, qui retenait mal une énorme envie de rire ; ils t'ont donné le fouet, à toi Schenkius ?

— C'est-à-dire qu'on croyait te le donner, à toi, Christophe : mais enfin c'est moi qui l'ai reçu, et c'est fort désagréable. Je n'ai pas vécu soixante-douze ans pour être fessé par un maître d'école. Ça n'a pas de raison. D'abord, figure-toi qu'après notre échange, en sortant d'ici, je me trouve au milieu d'une bande d'enfans que je tape pour rire et qui m'assomment pour tout de bon. Dans la bataille, je perds ma casquette, un de mes souliers et plus de la bonne moitié de ma chemise. Le maître d'école, qui passait dans ce moment, m'empoigne par le collet et m'emmène à la classe. Il m'ordonne de me mettre à genoux, moi je ne veux pas ; il veut me faire lire ; moi je ne veux pas ; il me dit d'aller en prison, moi je ne veux pas. Alors, comprends-tu, il s'imagine de me rosser avec un martinet, moi je me défends ; il me fourre la tête entre ses jambes, moi je le mords de toutes mes forces ; il redouble avec son martinet et moi je crie : Je suis maître Schenkius, cordonnier pour hommes et pour femmes ! Voulez-vous bien me lâcher, monsieur... (Je ne savais pas seulement son nom.)

— Il se nomme M. Saatz.

— Saatz, ou Raatz, ça m'est égal. Voulez-vous bien me lâcher, je lui dis, coquin ! je suis un homme établi, j'ai une boutique sur la grande place, je porterai plainte contre vous à monseigneur le duc, je me nomme Schenkius, entendez-vous, Schenkius !... Mais j'avais beau crier Schenkius ! Schenkius ton maitre Saatz continuait à me frapper comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie. Enfin, de lassitude ou de pitié, il ouvre les deux jambes, me désemprisonne, me lance un grand soufflet qui me jette à la porte, et me voilà. Rends-moi ma chaise garnie de cuir, mes soixante-douze ans et ma boutique.

— Hélas ! je le voudrais bien, répondit Christophe ; mais la fée, la bonne fée, consentira-t-elle à ce nouvel échange !

« Elle y consent, » dit une voix qui sortit on ne sait d'où. C'était la voix de la fée ; et déjà Christophe était redevenu Christophe, et Schenkius avait repris la forme de Schenkius.

Christophe, redescendu à l'âge de six ans, se tâtait des pieds à la tête pour s'assurer s'il était bien lui-même et non un autre. Il regardait le vieux Schenkius qui le regardait à son tour, tons deux fort étonnés et fort contens.

Lorsqu'ils eurent donné à la surprise, à la joie, les premières minutes de leur existence nouvelle, le tour de la reconnaissance vint, et ils se jetèrent aux genoux de la bonne fée pour la remercier.

— Je ne vous punis pas, leur dit-elle, des souhaits que vous aviez formés l'un et l'autre. L'accomplissement de ces souhaits insensés a été par lui-même une assez forte punition. Mais si j'ai mis un terme à vos douleurs, que du moins l'expérience de votre métamorphose vous profite. Contentez-vous de ce qui est, sans désirer ce qui fut ou ce qui peut être. Il n'est pas un seul âge dans la vie de l'homme qui n'ait ses peines ; celles de l'enfance sont les plus faciles à porter.

— Excepté pourtant, dit Schenkius, lorsqu'un maître d'école… La fée lui lança un coup-d'œil sévère, et continuant de s'adresser à Christophe : — Ne souhaite jamais de vieillir, mon pauvre enfant, si ce n'est pour devenir meilleur et plus sage. Loin de t'affliger des petits chagrins de ton âge, loin de désirer grandir pour échapper à ce que tu crois être des punitions, de la fatigue, du mal, accueille tout cela comme des biens, remercie Dieu de ce que tu es encore tout petit ; car tu le sais, Christophe, et tu en as fait tout à l'heure une rude expérience, il est dans la vie des douleurs plus cuisantes que celles d'être mis en pénitence, de manger du pain sec, et d'aller à l'école. Ne te plains donc plus des devoirs qu'on t'impose : ne te dis plus malheureux, parce qu'on châtie ta paresse ; tout au contraire, félicite-toi de souffrir si peu : cette souffrance est pour te conduire au bien, et quoi qu'il t'arrive, sois-en sûr, l'enfance est le plus heureux des âges.

— Cependant, dit Schenkius, il ne faut pas qu'un maître d'école...

Tout-à-coup un des tiroirs de la vieille commode s'ouvrit, et se ferma violemment. La fée n'était plus dans la chambre.

— Savez-vous ce qu'elle nous a dit là pendant un quart-d'heure ? demanda Schenkius à Christophe ; quant à moi, je veux retourner chez le maître d'école si j'ai compris un mot de tout ce qu'elle nous a débité, la bonne femme !...

— Oui, oui, murmura Christophe, à voix basse, et comme s'il se parlait à lui-même : oui, bien sûr que je suis heureux de n'avoir pour tout chagrin, que le chagrin d'apprendre à lire et d'aller à l'école. Quelle différence, quand j'avais des catharres, des paralysies, des rhumatismes !...

— Ah, mon Dieu ! s'écria Schenkius, vous aviez des rhumatismes, des catharres, des paralysies !...

— Et la goutte, dit Christophe.

— Vous avez raison, car je sens la mienne qui me court dans les jambes... Aie ! aie ! vous plaît-il que nous rappelions la fée ?

— Merci, maître Schenkius. Cette fois je garde mes six ans, et je m'en vais rejoindre bien vite M. Saatz et mes petits camarades. Quel bonheur ! dit-il en sautant.

Comme il s'éloignait à toutes jambes, le pauvre vieux Schenkius, saisi par la goutte, étouffé par son catharre, se mit à crier d'une voix dolente : Monsieur Christophe, mes complimens, je vous prie, à votre maître d'école, et dites-lui combien je regrette de n'avoir plus sa pratique...


ÉLÉONORE DE VAULABELLE