L'Étang de Varzy


Par une belle matinée de printemps, deux petits garçons et une petite fille sortirent, en courant, de la ville de Varzy, laquelle est située dans cette partie de la France qu'on nomme le Nivernais. A cette époque, la ville de Varzy, aujourd'hui village, avait une immense réputation à cause d'un étang qui en était tout proche. Les eaux de cet étang, célèbres à plus de vingt lieues à la ronde, avaient, assure-t-on, la propriété singulière d'agrandir les choses qu'on leur confiait. C'est-à-dire qu'un bout d'habit trempé dans cette eau merveilleuse, y devenait une pièce de drap tout entière ; la plus petite épingle du monde s'y transformait en une épée de trente pieds de long ; un soulier d'enfant s'y changeait en une paire de bottes.

Tous les poissons de cet étang étaient gros comme des bœufs. On racontait sur tout cela des histoires fort étranges. Je ne parlerai, pour l'instant, que d'un petit oiseau qui, par malheur, ayant soif, s'était avisé de venir s'abattre sur les joncs, et qui tout d'un coup, s'était mis à braire comme un âne, parce qu'en plongeant le bout de son bec dans l'eau, son bec était devenu plus large que l'ouverture d'un four.

Cette aventure et mille autres de la même espèce, faisaient, de l'étang de Varzy, un objet de crainte et de curiosité pour tout le voisinage. Peu de personnes étaient assez hardies pour s'en approcher même à vingt-cinq pas. Les plus intrépides regardaient de loin.

Cependant nos trois petits enfans couraient du côté de l'étang, de toute la vitesse de leurs jambes ; tous trois se tenant par la main, la petite fille au milieu, et tous trois aussi tournant quelquefois la tête en arrière, comme pour s'assurer si quelqu'un ne les suivait pas. Mais personne ne songeait à les troubler dans leur course, car ils étaient connus de chacun pour des enfans sages et craignant Dieu. D'ailleurs, on savait bien que s'ils couraient ainsi de toutes leurs forces, ce ne pouvait être que pour un motif honnête, pour faire plus vite quelque bonne action. C'est pourquoi le seul homme qu'ils rencontrèrent sur leur chemin, un vieux berger, non seulement les laissa passer sans leur rien dire, mais encore attacha avec une corde son chien, un gros vilain chien noir qu'il avait acheté la veille, et, qui ne les connaissant pas, voulait s'élancer sur eux pour les mordre.

S'ils eussent été de mauvais sujets, le vieux berger n'eut pas pris sans doute tant de précaution pour empêcher son gros chien noir de les mordre aux jambes. Qu'importent aux bergers les jambes des petits coureurs qui sont désobéissans à leurs père et mère ? que leur importe que tous les chiens du monde happent les mollets des petits vagabonds qui se sauvent de l'école parce qu'ils ne veulent rien apprendre ?

Après un quart d'heure de course, nos trois amis arrivèrent sains et saufs sur la chaussée de l'étang. Mais quoiqu'ils n'eussent pas été poursuivis par le gros chien noir, ils n'en étaient pas moins essoufflés pour cela. De la ville à l'étang le trajet était bien long pour leur âge. L'aîné des garçons avait neuf ans et la petite fille en comptait sept à peine.

« Ma sœur, lui dirent-ils tous les deux, si tu veux, nous nous asseoirons là, sur l'herbe ? tu dois être lasse. »

Elle rejeta vivement en arrière ses beaux cheveux blonds ; puis, arrangeant sa robe de façon à ne pas la froisser, elle se disposait à s'asseoir entre ses frères qui l'attiraient près d'eux, sur l'herbe sèche, lorsque du milieu des joncs de l'étang elle aperçut une barque qui s'approchait. Un homme d'une haute taille, mal vêtu, et qui paraissait âgé de 40 à 45 ans environ, se tenait debout dans cette barque. Toute tremblante, la petite fille le montra du doigt à ses frères : « Voyez-vous ? » s'écria-t-elle.

Ils regardèrent à la hâte et virent la barque et l'homme. « C'est maître Roul, murmurèrent-ils, le garde de l'étang. N'aie pas peur de lui, Catiche : on dit que c'est un brave homme, et qu'il ne fait du mal qu'à ceux qui jettent des pierres dans son étang.

— Monsieur, cria la petite fille tout effarée, nous ne vous avons jamais jeté de pierres, ne nous faites pas de mal !... »

Cependant, l'homme et la barque s'avançaient à force de rames. Catiche voulut s'enfuir, mais ses frères la retinrent par sa robe. Où aurait-elle été seule, sans ses frères ? D'ailleurs maître Roul n'était plus qu'à dix pas de la chaussée, et déjà l'on entendait distinctement le son de sa voix : « Que venez-vous faire ici, jeunes drôles ?

— Nous ne sommes pas des drôles, répondirent les deux garçons, mais des enfans de Varzy, cette grande ville là-bas derrière les saules. Voilà notre petite, sœur qui s'appelle Catiche : elle nous a suivis à l'étang pour y jeter...

— Des cailloux, n'est-ce pas ? interrompit maître Roui avec colère. Malheureux enfans, ne savez-vous pas que toute pierre qu'on jette ici se change à l'instant même en un rocher ? Encore deux ou trois pierres lancées par vous dans l'étang, et toute cette étendue d'eau ne sera plus qu'un roc. Alors, moi, pauvre homme, que deviendrai-je avec ma barque ? Tenez, voyez-vous cette montagne qui s'élève à fleur d'eau ? eh bien ! l'autre semaine encore, ce n'était qu'une pierre du chemin, une pierre semblable à celles que vous foulez en ce moment sous vos pieds. Cette pierre, un enfant de votre âge la ramassa sur cette chaussée même où vous êtes, et ne croyant pas mal faire sans doute, il la lança parmi les joncs tandis que je dormais. En un clin d'œil, la pierre devint une montagne énorme où nous nous briserons quelque beau matin, ma chétive barque et moi, si je n'y prends garde. Mais ce n'est pas tout cela, mes enfans, dit-il d'une voix plus douce : Que cherchez-vous ici ? »

Ils tirèrent tous trois de leurs poches, la jeune tille un morceau de pain, l'aîné des garçons un livre, et son plus jeune frère un petit cheval de papier, haut d'à-peu-près deux pouces.

« Que voulez - vous faire de cela ? dit maître Roul en hochant la tête.

— Ce matin, dit la petite Caliche, il est venu deux pauvres à notre porte. Ils avaient bien faim, et moi je n'avais que ce morceau de pain pour eux deux : ce n'était pas assez ; et vite j'ai suivi mes frères à l'étang pour y tremper ce morceau de pain qui deviendra une miche de quatre livres en sortant de l'eau.

— Ce matin, dit l'aîné des garçons, j'ai voulu apprendre les lettres de l'alphabet, afin de les enseigner plus tard à mon frère et à ma sœur qui ne savent pas encore lire ; mais j'ai eu beau chercher dans ce livre, je n'y ai vu que du blanc et du noir. C'est peut-être parce que les lettres sont trop petites, me suis-je dit ; et vite j'ai pris ma course vers l'étang pour y tremper le livre qui deviendra grand et qui aura de grosses lettres en sortant de l'eau.

— Le cheval de notre père est mort de fatigue hier au soir, dit le plus jeune, et comme notre père n'a pas d'argent pour en avoir un autre, et comme moi je n'en ai pas non plus pour acheter un autre cheval à notre père, j'ai fait ce petit cheval de papier, et vite j'ai pris ma course vers l'étang pour y tremper mon cheval qui deviendra grand, et qui remplacera le cheval de notre père en sortant de l'eau. »

Maitre Roul passa sa main sur ses yeux, comme s'il eût pleuré. « Vous êtes de bons et braves petits enfans, leur dit-il ; je vous aime de tout mon coeur, et bientôt je vous en donnerai des preuves. Mais avant de nous séparer, je veux vous conter quelque chose. Écoutez-moi. »

Après avoir dit cela, maître Roul attacha sa barque à un anneau de fer qui sortait du mur intérieur de la chaussée ; les trois enfans s'approchèrent du bord, le cou tendu vers maître Roul qui commença de la sorte :

« Vous m'appelez Roul dans votre ville, la vérité est que je me nomme Raoul. Ces maisons, ces terres que vous apercevez derrière nous, tous ces biens étaient à moi ; je les ai perdus. Cet étang, voilà ce qui me reste de ma fortune passée. Je m'y suis retiré avec cette barque, afin de fuir l'approche des hommes que je déteste. Vous dire pourquoi serait trop long. De toutes les créatures humaines je n'aime plus que les enfans ; encore m'ont-ils souvent jeté des pierres parmi ces joncs où je me cache. »

Les deux petits garçons et la petite fille levèrent leurs mains au ciel en signe de surprise et de douleur. Raoul poussa un gros soupir, puis il continua son récit.

« Oui, mes bons amis, ils m'ont jeté des pierres, à moi, pauvre homme qui n'ai jamais fait de mal ni à eux ni à personne ! Leur conduite envers moi me parut horrible, et pour éviter que les mauvais sujets, en m'insultant dans ma solitude, ne me fissent prendre en haine tous les enfans (seul amour qui me reste au fond du cœur !) j'eus soin de répandre, à propos de cet étang, des bruits merveilleux qui devaient en éloigner tout le monde ; récits étranges à l'aide desquels j'essayais de vous effrayer vous-mêmes tout à l'heure, faute de vous connaître. Mais vous êtes bons et pieux ; à quoi sert de me méfier de vous et pourquoi vous tromper ? Les eaux de cet étang, mes amis, ressemblent aux eaux de tous les étangs possibles. Elles ne changent ni ne grandissent les objets qu'on leur confie. Jetez-y, toi ton morceau de pain, toi ton petit livre, toi ton cheval de papier ; et vous n'en retirerez tous trois qu'un cheval de papier, un morceau de pain et un petit livre.

« Ah mon Dieu ! dirent-ils tous trois En pleurant, qu'est-ce que nous allons devenir ? »

Notre père ne pourra donc pas remplacer son cheval mort ? pensa le plus jeune.

Je ne connaîtrai donc jamais les lettres de l'alphabet, et je ne pourrai donc jamais les enseigner à mon frère et à ma sœur qui ne savent pas encore lire ? pensa l'aîné.

Hélas ! pensa Catiche, j'ai promis aux deux pauvres de leur apporter une miche de quatre livres ; que diront-ils quand ils ne me verront revenir qu'avec un morceau de pain ?

L'homme de l'étang reprit la parole sans avoir l'air de s'apercevoir de leur tristesse.

« Plutôt que de m'exposer à haïr tous les petits enfans par la faute de quelques mauvais sujets d'entre eux, je préférai donc vivre seul dans cette demeure que je m'étais choisie. Et vous allez voir comment le hasard m'offrit l'occasion d'accroître les terreurs superstitieuses semées par moi dans tout le voisinage de cet étang. Il y a dix ans de cela environ, un enfant de votre âge passait sur cette chaussée où vous voilà. Il criait et pleurait à chaudes larmes. Je fis avancer ma barque et je lui demandai le sujet de son chagrin. Ah ! monsieur, me dit-il, en me montrant un vieux pistolet rouillé, mon père est un honnête braconnier qui nourrissait mes quatre petits frères et moi du produit de sa chasse. Pour toute richesse il ne possédait qu'un fusil. Avant-hier, ce fusil éclata entre ses mains, comme il tirait sur un lièvre. J'étais-là, tout près, à faire des fagots dans le bois. Voilà qu'il m'appelle et qu'il me dit : — « Georges, mon garçon, il faut aller tout de suite à la ville porter mon fusil à l'armurier pour qu'il le raccommode. » Moi je pars, monsieur, et quand j'arrive à la ville, l'armurier me dit que le fusil de mon père n'était plus bon à rien, et pour preuve, il m'oblige à prendre en échange ce vieux pistolet rouillé qui a peut-être plus de cent ans ! Vous sentez bien, monsieur, que je n'ose plus maintenant rentrer chez mon père. Il me demandera ce que j'ai fait de son fusil. Il commencera par me battre, et puis après nous mourrons de faim.

« J'eus pitié de cet enfant, dont l'air était fort doux et qui avait été si méchamment la dupe du vilain armurier. — Laisse tomber, lui dis-je, ton pistolet dans l'étang. Ses eaux ont le pouvoir d'agrandir la forme des objets qu'elles touchent. Dès qu'il sera mouillé, ton pistolet deviendra fusil.

« Le petit garçon hésita beaucoup, riant, pleurant tout à la fois, et très embarrassé de ce qu'il devait faire. Il aurait bien voulu rapporter un fusil à son père ; mais, d'un autre côté, il craignait que je ne le trompasse, comme avait déjà fait l'armurier de la ville. Enfin, soit curiosité, soit confiance en mes paroles, il jeta son pistolet tout à côté de moi. Depuis quelques minutes, à demi couché dans ma barque, je tenais à la main, sous l'eau, mon excellent fusil de chasse avec lequel j'avais l'habitude de tirer, l'hiver, aux canards sauvages. Comme l'enfant regardait encore, d'un œil effaré, la place tournoyante où son pistolet avait disparu, je tirai brusquement de l'eau le fusil que j'y cachais, et le présentant à l'heureux Georges tout émerveillé de cette métamorphose : Va, lui dis-je, et raconte à ton père, à tes frères et à toute la ville, ce que tu as vu dans les eaux de

L'étang de Varzy

Où les pistolets se changent en fusils.

« De là, ce dicton populaire que vous n'entendez sans doute pas pour la première fois, mes enfans, dicton qui, de bouche en bouche, a fait le tour de la province, et m'a valu beaucoup plus de visites que je n'en désirais, mais peu de visites, je l'avoue, dont le but soit aussi louable et aussi désintéressé que le vôtre. »

A la fin de ce long discours auquel nos trois petits amis n'avaient pas compris grand-chose, maître Roul les entendit pousser d'énormes soupirs et répéter tout bas en dévorant leurs larmes : « Notre père ne pourra donc pas remplacer son cheval mort — Je ne connaîtrai donc jamais les lettres de l'alphabet, et je ne pourrai donc jamais les enseigner à mon frère et à ma sœur qui ne savent pas encore lire ! — Que diront les deux pauvres qui m'attendent à notre porte, quand ils ne me verront revenir qu'avec un morceau de pain !

« Rassurez-vous, reprit l'homme de l'étang, je ne puis vous donner ni de grands livres, ni des chevaux, ni des miches de pain ; mais, en revanche, je puis vous faire présent à tous trois de ce qui est indispensable aux enfans comme aux hommes pour payer des maîtres d'école, pour acheter des chevaux et pour avoir du pain. Voici ma bourse. Soyez riches. Je ne vous dis pas ; soyez heureux ; car la richesse n'est pas toujours le bonheur.

En achevant ces mots, maître Roul jeta aux pieds des trois petits enfans une grosse bourse pleine d'écus ; puis détachant sa barque de l'anneau de fer qui la retenait près du bord, il agita les rames et disparut au milieu des joncs.

Avec la bourse était un petit papier sur lequel on voyait écrit :

« Enfans, la pureté de vos paroles est agréable à Dieu. Tout ce que maître Roul vous demande, c'est que vous ne l'oubliiez pas, le soir, dans vos prières. Dieu bénit les hommes pour qui vous le priez à mains jointes. Enfans, priez pour moi ! »

Il est inutile d'ajouter que nos trois petits amis furent très-heureux, parce qu'avec l'argent du bon maître Roul, ils eurent la joie de faire la fortune de leurs parens et le soulagement des pauvres de Varzy.

Tous les soirs, Catiche et ses deux jeunes frères se rendaient sur la chaussée, et là, quelque temps qu'il fit, à genoux sur l'herbe, ils élevaient les mains au ciel, disant : « Mon Dieu, nous vous en prions, rendez bien heureux l'homme de l'étang ! »


ÉLÉONORE DE VAULABELLE