L’ÉGLISE LOCALE ! ET L’ECCLÉSIOLOGIE DE COMMUNION!

L’ÉGLISE LOCALE ! ET L’ECCLÉSIOLOGIE DE COMMUNION!

père Jean GUEIT!

Le 20 mai dernier, la paroisse Saints-Côme-et-Damien d’Avignon (Vaucluse) a accueilli plus d’une centaine d’orthodoxes venant des paroisses de Nice, Manosque, Aix, Marseille, Port-de-Bouc, Nîmes et Montpellier, dans le cadre de la rencontre orthodoxe régionale annuelle du Sud-Est (SOP 269.11). Le père Jean GUEIT y a présenté une communication sur le thème “L’Église locale à la lumière de l’ecclésiologie de communion”. Montrant comment certaines normes canoniques restaient inappliquées et insistant sur la nécessité d’un retour à une véritable ecclésiologie de communion, il a affirmé combien il était indispensable que le peuple de Dieu s’engage auprès de ses évêques pour stimuler un véritable réveil ecclésial. Le Service orthodoxe de presse publie une transcription de cette intervention, effectuée à partir d’un enregistrement audio et revue par l’auteur.!

Tout le monde s’accorde semble-t-il pour envisager l’affirmation d’une Eglise locale. Mais la situation générale de l’orthodoxie, plus particulièrement dans les zones de la “post-diaspora” révèle que se croisent, pour ne pas dire s’opposent, des interprétations différentes de la notion d’“Eglise locale”. [...] Tout le monde n’est pas d’accord sur ce que l’Eglise locale signifie, sur ce que cette notion implique ou, tout simplement, sur les critères, la conception ou les interprétations de ce qu’il est convenu d’appeler “l’Eglise locale” dans l’ecclésiologie orthodoxe. Eglise locale ou territoriale, il y a une nuance sur laquelle nous reviendrons. [...] Il convient de dresser un état des lieux à la fois au niveau local, par définition, mais aussi au niveau général, panorthodoxe.!

Le niveau local, c’est celui de la “diaspora”, ou, à tout le moins, celui qui est issu de ce qui a été appelé à un moment la “diaspora” (c’est-à- dire toutes les régions qui ne sont pas historiquement des régions orthodoxes, les territoires des Eglises mères, ou des pays matriciels). Aujourd'hui en effet le concept de “diaspora” est moins bien perçu, les uns considérant qu’il n’y a pas de diaspora, puisque nous sommes d’ores et déjà implantés en Europe occidentale, en Amérique, en Australie, que nous sommes déjà enracinés et que par conséquent l’Eglise locale est là. C’est une position qui s’inscrit dans un “déjà”. Alors que d’autres estiment que, peut-être, nous sommes en marche vers l’Eglise locale, peut-être qu’il y a des embryons, des mises en place, mais que cependant nous serions encore dans un “pas encore”. [...]!

Des “structures ecclésiologiques d’attente”!

Quoi qu’il en soit, à ce niveau, comme au niveau panorthodoxe, ne craignons pas de le dire : l’état des lieux est mauvais. Il est même franchement « déplorable », pour reprendre le mot d’Olivier Clément en 1977 lors du congrès orthodoxe d’Europe occidentale qui s’était tenu à Amiens, et, oserions-nous ajouter, il est franchement scandaleux sur le plan évangélique. !

En soulignant que l’ecclésiologie orthodoxe dans la théorie est parfaite, mais qu’il y a souvent chez les orthodoxes un très grand décalage entre le dire et le faire, O. Clément avait proposé, pour faire un peu avancer les choses, l’instauration de ce qu’il avait appelé des structures ecclésiologiques d’attente. Que n’avait-il pas subi comme assauts pour avoir dit cela. La réaction des canonistes avait été de dire, mais que signifient “des structures ecclésiologiques d’attente” ? Cette proposition paraissait à certains aussi scandaleuse que ne l’est en réalité la situation qu’il décrivait et qu’il dénonçait.!

Aujourd’hui, force est de constater que ces “structures ecclésiologiques d’attente” ont commencé à être mises en place, même si elles ne fonctionnent pas exactement partout comme on pourrait le souhaiter. Elles ont été avalisées et confirmées par les commissions préconciliaires et, en particulier lors de réunions tenues à Chambésy en 1993 et 1994. Comme chacun sait, la règle ecclésiale est celle de la réception des décisions. En 1439, par exemple, le concile d’union de Ferrare-Florence n’a pas été reçu, c'est-à-dire qu’il n’a pas été accepté par le peuple de Dieu. Alors que dans le cas présent, personne ne s’est opposé aux résolutions de Chambésy, qui étaient ecclésiologiquement justes, qui semblaient remporter un consensus conciliaire et qui ouvraient des perspectives d’espoir. Toutes les Eglises les ont ratifiées, mais personne ne les respecte. [...]!

De nouvelles crispations!

Par rapport à cette époque, la situation aujourd'hui est à certains égards et en un sens encore plus triste. Justement parce que, d’un côté, nous avons eu la mise en place de ces nouvelles structures — en France, par exemple, le Comité interépiscopal qui est devenu l’Assemblée des évêques (des structures pratiquement identiques existent en Allemagne, aux Etats-Unis, en Australie) —, et qu’en même temps, est intervenue la “libération” des pays matriciels, des Eglises-mères, qui étaient presque toutes sous le joug marxiste (nous ne parlons ici que de l’orthodoxie en Europe). Avec la chute des régimes communistes nous aurions pu espérer une amélioration de la situation de la “diaspora”, puisque tout le monde acceptait l’idée que la situation reste bloquée tant que tous les pays d’Europe centrale et orientale étaient prisonniers du communisme et donc que le concile panorthodoxe ne pouvait véritablement se réunir parce que ces Eglises n’étaient pas libres. [...] Aujourd’hui ces Eglises sont politiquement libres. Donc la perspective d’une rencontre panorthodoxe est ouverte et la situation aurait pu évoluer.!

Il y a eu une phase d’état de grâce dans les premières années suivant cette libération puis, assez rapidement, de nouvelles crispations ont vu le jour sur le plan panorthodoxe, crispations qui rejaillissent sur la “diaspora”. [...]!

Les références canoniques!

Revenons sur la base canonique, puisque tout le monde s’y réfère, puisque les textes qui sont proposés et qui ont fait l’objet de consensus, reposent sur des références canoniques. [...] Il existe une sorte de gradation dans les canons : ils sont apostoliques, œcuméniques, locaux ou patristiques. On pourrait aussi proposer une gradation thématique, car l’ensemble du droit canon porte sur trois types de problèmes : la définition des sacrements et la manière de les célébrer ; l’ecclésiologie, c'est-à-dire la conception de l’organisation de l’Eglise ; et enfin les canons pastoraux et disciplinaires. !

On dit souvent que chaque pasteur peut, par économie, adapter la règle de l’Eglise. Il s’agit, dans tous les cas de règles, qui se réfèrent aux canons pastoraux et disciplinaires. [...] De leur côté, les canons portant sur les sacrements et leur définition sont immuables, car ils sont pratiquement l’expression directe du dogme. C’est le dogme dans sa réalisation. Il est fort probable que l’ensemble de l’orthodoxie s’accorde à la fois sur la nécessité de garder immuables les canons sacramentaux, comme sur celle d’aménager les canons disciplinaires et pastoraux.!

Les canons ecclésiologiques, quant à eux, constitue le domaine de toute la problématique actuelle. Pour donner un nouvel éclairage à cette question, nous proposerions une nouvelle distinction entre les canons ecclésiologiques, en distinguant parmi ces derniers deux types, ou deux générations. !

La première génération comprend les canons qui expriment la théologie fondamentale, concernant l’organisation de l’Eglise, telle qu’elle est résumée dans la formule de saint Ignace d’Antioche dans son épître aux Smyrniotes : “Là où paraît l’évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l’Eglise catholique” (au sens de la catholicité de l’Eglise). La formule est souvent simplifiée ainsi : là où est l’évêque, là est l’Eglise, et réciproquement, là où est l’Eglise, là est l’évêque. Et ceci, en tant qu’homme évidemment, mais aussi en tant que proestos, c'est-à-dire celui qui est devant, le pré- séant de la communauté eucharistique. En d’autres termes, l’ecclésiologie première, immuable, est une ecclésiologie eucharistique et territoriale. Pour certains, elle est même seulement territoriale dans la mesure où celle-ci se fonde sur l’ecclésiologie eucharistique. !

La plénitude et l’unité de l’Eglise !

sont présents dans le « calice épiscopal »!

Que signifie donc ecclésiologie eucharistique ? “Là où est l’évêque, là est l’Eglise ”. Pourquoi ? Parce que la plénitude de l’Eglise, sa canonicité, est présente dans chaque calice. Dans le calice de l’évêque, et donc dans tous les calices autour desquels on se réunit au nom de l’évêque, la plénitude selon le tout est présente ; et non pas comme d’aucuns le pensent en Occident, d’imaginer que c’est l’addition des calices, fussent-ils tous épiscopaux, qui, au bout du compte, feraient l’unité et la plénitude de l’Eglise. La plénitude et l’unité de l’Eglise sont dans chaque « calice épiscopal ».!

L’autre dimension de l’ecclésiologie eucharistique réside dans la structure de l’eucharistie. Comment et par qui est célébrée l’eucharistie ? Par l’assemblée – et non pas par un homme –, c’est pourquoi là où est l’Eglise est l’évêque, au sens grec ecclesia, l’assemblée.!

Celui qui préside ne peut rien sans l’assemblée, et inversement, l’assemblée ne peut rien sans celui qui la préside. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toutes les prières de la liturgie eucharistique doivent être dites par le prêtre à haute voix (sauf une seule, celle d’avant la grande entrée, qui est récitée à la première personne du singulier). La liturgie eucharistique est une prière de l’assemblée : c’est un “nous” qui est structuré autour de l’assemblée de prière et de son proestos. Cette structure fonde l’ecclésiologie orthodoxe à tous les niveaux.!

Au début, seul l’évêque célébrait l’eucharistie avec son presbyterium et l’assemblée. Lorsque ensuite les prêtres ont commencé à célébrer seuls, c’était par délégation et au nom de l’évêque. Ainsi, l’assemblée des prêtres et des fidèles se fait toujours, tous ensemble, autour de l’évêque. L’évêque seul ne peut rien, faut-il le rappeler. C’est vrai du prêtre par rapport à sa paroisse, de l’évêque par rapport au diocèse et du métropolite par rapport aux diocèses qui composent sa métropole. Et tous les évêques diocésains ne pourront rien sans le métropolite et inversement. Ultimement les métropolitains ne peuvent rien sans le patriarche et le patriarche ne peut rien sans les métropolites. C’est le principe synodal (conciliaire). Voila ce que signifie l’ecclésiologie eucharistique dans sa structure, qui devrait concerne et devrait s’appliquer à toute l’Eglise : le Christ et l’Esprit Saint se manifestent dans la dimension conciliaire, et non pas à travers des individus. Cette dimension conciliaire n’est rien d’autre que l’ « ecclésiologie de communion ». !

La perte du sens réel de la structure de l’assemblée ecclésiale est la cause même de toutes les dérives en matière ecclésiologique.!

La dimension territoriale de l’ecclésiologie!

L’ecclésiologie orthodoxe est également territoriale, et cela n’est pas contradictoire. Puisque, sur une base théologique, là où est l’évêque, là est l’Eglise, elle est donc en même temps territoriale, c'est-à-dire liée au diocèse. Au niveau du diocèse, il y a le territoire de l’évêque et là est l’Eglise locale dans sa plénitude, dans sa catholicité. Cela est exprimé par plusieurs canons : il n’y a pas deux évêques dans une même ville, il n’y a pas deux métropolites dans une même province. Il y a donc interdiction de chevauchement, entre les diocèses épiscopaux, entre les métropoles qui regroupent chacune plusieurs diocèses, et interdiction pour un évêque de se mêler du diocèse de son voisin, de même au niveau des métropolites et jusqu’au sommet. !

La mise en place de cette organisation impose une discipline qui est une discipline d’ordre, parce que l’ordre fait la concorde et c’est ce que dit le 34e canon “apostolique” : “Les évêques de chaque région doivent connaître le primat parmi eux et le considérer comme chef et ne faire rien de plus sans l’accord de celui-là ; mais que chacun fasse cela seulement en ce qui concerne son district (diocèse) et les campagnes du ressort de celui-ci. Mais que le [primat] non plus ne fasse rien sans

l’accord de tous. Car ainsi il y aura concorde et sera glorifié le Père et le Fils et le Saint-Esprit”. La conscience ecclésiale qui transparaît dans ce canon vient nous dire que la concorde ecclésiale doit être l’image de la concorde trinitaire, qui est nécessaire puisqu’elle est l’uni-trinité, les trois personnes en une. L’Eglise doit fonctionner sur ce modèle, comme plusieurs personnes qui, ensemble, sont une. C’est l’ecclésiologie de base, que nous appellerions de “première génération” et qui est incontournable, parce qu’elle porte en elle une dimension proprement théologique. !

Un “double conflit de normes”!

Les canons de la “deuxième génération”, quant à eux, apparaissent, au fil de l’histoire, du fait du développement de la chrétienté. Ils ont apporté une certaine complexité, d’une part, mais surtout, ils se mélangent avec les influences et les pressions de la société civile. [...] Si donc il y a eu des interférences par nécessité pratique, il faut accepter l’idée que ces dispositions, devenues canoniques, sont aménageables. Car la situation qui fut celle des 4e-6e siècles dans l’empire byzantin ne saurait en aucun cas, être la situation d’aujourd'hui.!

C’est le cas avec Constantinople. Le fameux canon 28 de Chalcédoine dont se prévaut le siège de Constantinople pour exercer en définitive une juridiction directe sur l’ensemble de la diaspora est évidemment directement lié au statut politique de la ville de l’époque. [...] Historiquement, cela peut s’expliquer, mais aujourd'hui la situation est bloquée et il faut la faire évoluer. !

Ce 28e canon s’inscrit en réalité dans une catégorie canonique de “deuxième génération”, qui inaugure une nouvelle ecclésiologie, centralisatrice, à la quelle va s’opposer plus tard, partiellement par réaction un « autocéphalisme » , lui-même déviant : le fameux ethno- phylétisme – assimilation de l’Eglise et de la Nation.!

Nous sommes en définitive en présence d’un double conflit de normes. D’un côté, le 28e canon est revendiqué par le patriarche de Constantinople qui est aujourd'hui isolé. Son existence pratiquement ne se justifie que par les évêques, les paroisses et les fidèles qui sont sous sa juridiction dans la “diaspora”. De l’autre côté, les Eglises autocéphales s’appuient également sur des canons pour justifier le maintien de leur juridiction sur leur propre diaspora, ce qui se traduit nécessairement par un chevauchement de diocèses. L’Eglise roumaine,

par exemple, précise dans son rapport de synthèse de la session de la commission préconciliaire, en 1993, à Chambésy : “Le droit de chaque Eglise autocéphale orthodoxe d’exercer son autorité sur sa propre diaspora traduit l’égalité légitime de toutes les Eglises autocéphales orthodoxes, égalité qui ne dépend pas de l’importance du mérite, de l’âge ou de la primauté ”. L’église russe affirme sensiblement la même chose. Ce qui signifie que chaque Eglise nationale s’accorde le privilège de juridiction sur sa propre diaspora et de toute évidence se réserve le droit, en dépit des déclarations de Chambézy, d’évaluer seule les conditions d’octroi d’une éventuelle autonomie!

Revenir à la “première” ecclésiologie!

Cela se voit déjà sur le terrain, où la grande préoccupation des évêques est de comptabiliser le plus grand nombre de paroisses dans leur propre juridiction. Ce qui est en contradiction avec les engagements pris en 1993 à Chambésy : ne créer ni de nouveaux diocèses, ni de nouvelles paroisses “artificielles”. Le tout se situe dans une perspective de chevauchement croissant. Les nouvelles paroisses seraient, nous dit- on, justifiées par la venue de nouveaux émigrés. Pourtant, il y a une grande différence de la condition entre cette vague d’immigration et celle de la première moitié du 20e siècle, et cette différence réside dans l’évolution de la situation ecclésiale dans nos pays. En particulier, en France, depuis la création de l’Assemblée des évêques, il n’est plus permis d’agir comme au début du 20e siècle : tout évêque désirant créer une paroisse devrait en référer à ses frères dans l’épiscopat, dans l’intérêt de tous, ce qui n’est pas fait actuellement. [...]!

Seule la structure de l’Assemblée des évêques est l’espace possible pour une telle perspective reflétant l’ecclésiologie eucharistique. Ce qui suppose un acte prophétique de la part de Constantinople, car sa prérogative est d’être nécessairement reconnu par tous les autres en tant que primus inter pares. Au nom de la première ecclésiologie, les patriarches entre eux ont aussi une sorte de premier qu’ils doivent respecter, et c’est là la fonction de Constantinople. Au moment où certaines Eglises jouent les autocéphalismes, nous devons faire pression sur « le premier » pour qu’il réunisse tout le monde. Parallèlement, nous devons nous occuper de notre propre situation et dire que le statut de l’Assemblée des évêques doit évoluer dans le sens de la première ecclésiologie, qui se résume à un principe simple : le primat de ce synode doit être élu par ses frères dans l’épiscopat. Dans la

mesure où nos évêques sont canoniques, ils peuvent élire un des leurs. Cela sera alors conforme à la première ecclésiologie. Par ailleurs, il faut tendre vers l’instauration d’un évêque par région, toute nation d’origine confondue. Il n’y a pas d’autre solution. [...] Il y va de la survie de l’orthodoxie, dont l’ecclésiologie de communion est aujourd'hui quasiment absente.!

(Le titre et les intertitres sont de la rédaction du SOP.)!