Le Rwanda est un pays de petite taille (environ 26 000 km2, soit seulement deux fois la taille de la région Île de France) et l'un des pays les plus densément peuplés d'Afrique (445 habitants au km2, à comparer avec 113 habitants au km2 en France). En 1885, colonisé par le Royaume de Prusse, ce pays vient s’ajouter au tableau des colonies allemandes sur le continent africain (Togo, Cameroun, Namibie, Tanzanie, Burundi). La présence allemande en Afrique est éphémère. Après la défaite de l’Allemagne à la Première Guerre Mondiale en 1918, la France, le Royaume-Uni et la Belgique s’attribuent les possessions allemandes sous l’égide de la Société des Nations. Le Rwanda est alors alloué à l’empire belge.
Le colonisateur belge, sous l'influence du colonisateur précédent, a interprété de façon ethnique la structure socio-économique de la population locale, et a instauré une distinction ethnique entre les individus. Vraisemblablement, « Tutsi » et « Hutu » étaient des termes historiquement utilisés pour indiquer un statut socio-économique plus ou moins favorable (en termes de richesse, mesurée en possessions bovines, Tutsi indiquant l’accumulation d’une plus grande richesse ; Gourevitch, 1998). Ils sont devenus des termes ethniques lorsque le statut de chaque individu a été inscrit sur la carte d’identité ethnique nouvellement mise en place par le colonisateur belge en 1931. Ainsi, dès la première moitié du 20ème siècle, l’appartenance à l’une ou l’autre ethnie devient irrémédiable. Les Tutsi représentant une minorité de la population (environ 10 à 15%) et la catégorie socio-économique privilégiée, le colonisateur l’a érigée en caste dominante. Lors de l’indépendance en 1960, les Hutu prennent le pouvoir. Le groupe majoritaire Hutu, longtemps dominé par une minorité (la caste dominante Tutsi et le colonisateur) éprouve une rancœur ayant couvé durant plusieurs décennies. Cette rancœur, attisée par les nouvelles sphères au pouvoir et par la résistance des Tutsi qui se voient déclassés lors de l’indépendance, mène à des poussées de violence, et au massacre de milliers d’individus Tutsi à plusieurs reprises dès les années 60s. En 1994, l’avion présidentiel dans lequel se trouvent les présidents rwandais et burundais est abattu. Cet attentat terroriste déclenche, la nuit même, et ce durant trois mois (Avril-Juillet 1994), un génocide massif contre les Tutsi.
Entre 800 000 et 1 million de personnes ont été assassinées. Bien qu'il y ait eu des variations régionales, les individus présents dans le pays à l'époque ont été soit ciblés eux-mêmes par les violences massives, soit témoins des événements extrêmes liés à cette violence. Des familles entières ont été décimées, des églises abritant des centaines de personnes ont été incendiées, de nombreuses personnes ont été mutilées et violées, leurs maisons ont été détruites et leurs biens pillés. Les auteurs du génocide étaient organisés en groupes locaux. Ce génocide est souvent décrit comme des voisins tuant des voisins. Plusieurs études documentent que ces événements ont entraîné des niveaux massifs de détresse psychologique dans le pays (Arnold, 2011; Brouneus, 2010; Pham, Weinstein, & Longman, 2004), dont l'étendue reste très élevée à ce jour.
Les études antérieures sur les traumatismes politiques et la fonction cognitive ont surtout porté sur des groupes de réfugiés dans des pays occidentaux. L'expérience du déplacement peut entraîner un stress en soi, ce qui pourrait potentialiser les déficits cognitifs. Il est important d’étudier les personnes exposées à la violence politique qui n'ont pas émigré dans un pays occidental, car ces dernières représentent la majorité des civils exposés à la violence politique à travers le monde (UNHCR, Figures at a glance, 2017). En outre, il existe relativement peu d'études sur la fonction cognitive dans les échantillons africains et aucune, à ce que nous sachions, examinant spécifiquement les conséquences cognitives de l’exposition à la violence politique sur le continent africain. Ceci est malencontreux sachant qu'une très forte proportion des conflits politiques actuels se produit sur ce continent (UNHCR, The UN Refugee agency, 2016).
Exposition traumatique et santé mentale
Nous avons mesuré les symptômes d’État de Stress Posttraumatique (ESPT) dans un échantillon de 600 participants rwandais (entre 2014 et 2017). Les symptômes d’ESPT incluent des cauchemars, de l’insomnie, des intrusions, des pensées négatives, de la nervosité et un changement dans les activités quotidiennes pour éviter de penser au passé. Plus d’un participant sur cinq rapportait avoir des souvenirs relié au génocide au moins une fois par jour, un participant sur deux avait de tels souvenirs au moins une fois par mois. Le taux de dépression était également élevé dans l’échantillon testé. Les individus souffrant de dépression montraient des perturbations du sommeil et de l’appétit, rapportaient éprouver un sentiment de dévalorisation, avoir du mal à se concentrer, avoir des pensées négatives importantes, et être apathiques. S’agissant de résultats obtenus 20-22 ans après le génocide, ils illustrent l’impact à long terme de la violence politique de masse sur la santé psychologique. Il y avait également un lien très clair entre l'exposition au génocide et la sévérité des Symptômes d'ESPT.
La forte prévalence de symptômes psychopathologiques dans les pays ayant subi la violence de masse est un fait significatif, non seulement pour les individus présentant ces symptômes, mais aussi pour la société dans son ensemble. En effet, dans notre échantillon, la santé psychologique était corrélée à l'ouverture à la réconciliation. Cette corrélation réplique les résultats d'études antérieures (Arnold, 2011; Pham et al., 2004, 2010) et montre que, pour la construction d’une paix durable, s’occuper de la santé psychologique de la population doit être une priorité. Étonnamment, il n'y avait pas de relation significative entre le degré d'exposition au génocide et l'ouverture à la réconciliation. Bien que surprenante, cette absence de relation est encourageante. Elle suggère que ce n'est pas l'expérience objective du traumatisme en tant que tel – sur laquelle les gouvernements et les structures de soins n'ont aucun contrôle – mais les réactions à ces expériences qui influencent l'ouverture à la réconciliation. Bien que cela ne signifie évidemment pas que les gouvernements doivent ignorer la gravité des événements traumatiques auxquels les victimes ont été exposées, cela suggère qu'ils devraient prendre en compte la santé psychologique de l'ensemble de la population, y compris celle des individus ayant eu une exposition moins sévère au traumatisme.
Exposition traumatique et fonctionnement cognitif
Il existe plusieurs raisons de s'attendre à un lien entre exposition aux expériences émotionnelles intenses, ESPT, et fonctionnement cognitif. Tout d’abord, une méta-analyse récente a confirmé que l’ESPT est associé à certains déficits cognitifs, notamment à des altérations de l'apprentissage, de la mémoire verbale, de l'attention et des fonctions exécutives (Scott et al., 2015). De surcroit, plusieurs études suggèrent que les individus atteints d’ESPT ont de moins bonnes performances aux tâches de mémoire à court terme ou de mémoire de travail, comparé à des participants contrôles (Cherry et al., 2010; Hart et al., 2008; Navalta, Polcari, Webster, Boghossian, & Teicher, 2006).
Dans notre échantillon, plus les symptômes d’ESPT des participants étaient élevés, moins bonne était leur performance à la tâche de mémoire à court terme. Ceci est conforme à des observations antérieures dans d'autres échantillons, notamment des échantillons d’anciens combattants et de victimes d'abus sexuels ou de catastrophes naturelles (Cherry et al., 2010; Hart et al., 2008; Navalta et al., 2006). D’autre part, nos données ont montré que l'exposition traumatique en tant que telle était liée à une diminution de la performance de la mémoire à court terme, et ce même après avoir contrôlé l’effet attribuable aux symptômes d’ESPT.
Raisonnement et réconciliation
Dans les sociétés ayant subi la violence de masse, la construction par les individus d’un répertoire psychologique favorisant la réconciliation peut être incitée ou encouragée par les gouvernements et par d'autres structures sociales, mais pour que le processus soit un succès, la majorité des individus concernés doivent s'y engager (Shnabel & Nadler, 2008). La probabilité d’adhérer à l’idée de réconciliation est susceptible de varier considérablement d’une personne à l’autre, et d'être déterminée par différents facteurs. Ces facteurs sont susceptibles d’être contextuels et sociaux (la situation socio-économique, l’intégration dans la communauté), psychopathologiques (le niveau de symptômes de stress post-traumatique et de dépression, voir ci-dessus) et cognitifs (le style de pensée et les jugements subjectifs). À notre connaissance, excepté les facteurs psychopathologiques (Bayer et al., 2007; Brouneus, 2010; Pham et al., 2004, 2010), les déterminants psychologiques de l'ouverture à la réconciliation n’ont pas été explorés dans les sociétés post-conflit.
Nous nous sommes intéressés au possible rôle des processus cognitifs de haut niveau dans l'ouverture à la réconciliation au Rwanda. Spécifiquement, nous avons exploré la contribution de la pensée analytique. Si les individus sont capables d'inhiber leurs croyances et stéréotypes, et s’ils peuvent fonder leurs réflexions sur des faits nouveaux et des informations objectives, ceci est susceptible de faciliter le processus de création de nouvelles représentations nécessaires à la réconciliation (Bar-Tal, 2000; Bar-Tal & Cehajic-Clancy, 2014; Zorbas, 2009). En revanche, si les individus ont tendance à baser leurs réflexions sur des stéréotypes et des connaissances habituelles et intuitives, cela risque de rendre plus difficile le processus de restructuration psychologique impliqué dans la réconciliation, car les réflexions s'appuieront sur des représentations ancrées dans le passé (Balvin & Kashima, 2012). Cette idée est conforme à des résultats de recherche récents, qui ont montré que le style de pensée et de raisonnement des individus est crucial dans le processus de façonnement ou de modification de leurs valeurs et de leurs croyances morales (Gawronski & Bodenhausen, 2006; Pennycook, Cheyne, Barr, Koehler, & Fugelsang, 2014; Petty & Cacioppo, 2012).
L'influence sur la pensée des stéréotypes et des croyances renvoie à une notion importante et bien établie dans la littérature sur le raisonnement, qui suggère que la pensée implique deux voies de traitement agissant en parallèle (Evans & Stanovich, 2013; Wason & Evans, 1974) : tandis que les modes de pensée routiniers et automatiques s'appuient sur la voie « heuristique », également connue sous le nom de « Système 1 », les modes de pensée non-habituels et réflexifs impliqués dans la création de représentations nouvelles nécessitent l'implication de la voie « analytique », également connue sous le nom de « Système 2 ».
Dans une tâche de raisonnement logique (avec des problèmes de raisonnement conditionnel), les participants plus à même de tirer des conclusions logiques (lorsqu'ils raisonnaient sur des problèmes liés au génocide) étaient plus ouvert à la réconciliation. Ces données confirment que la pensée analytique affecte les attitudes et valeurs (Gawronski & Bodenhausen, 2006; Pennycook et al., 2014; Petty & Cacioppo, 2012), et montrent le rôle potentiellement central des styles de raisonnement dans la reconstruction des sociétés post-conflit, particulièrement lorsqu’il s’agit de construire des idées et représentations concernant l’objet du conflit et le traumatisme vécu.