Research (FR)

Résumé

Mes recherches s’intéressent aux liens entre culture, expériences de vie, et fonctionnement cognitif. Spécifiquement, mes recherches traitent :

(1) Des différences cognitives interculturelles. Étude de différences perceptuelles et attentionnelles entre populations africaines (Namibie, Rwanda) et populations occidentales ; étude du développement de ces différences interculturelles ; milieux ruraux/urbains en tant que facteur explicatif des différences interculturelles.

(2) Des relations entre cognition et attitudes. Lien entre raisonnement, mémoire de travail, et ouverture à la réconciliation au Rwanda ; lien entre perception, raisonnement, et opinons politiques.

(3) Des relations entre émotions et cognition. Effets des contenus émotionnels, de l’anxiété et des expériences potentiellement traumatiques sur l’attention, la mémoire à court terme, et le raisonnement.

(4) De questions fondamentales de la psychologie cognitive. Répartition dans l’espace visuel des ressources attentionnelles ; effets des charges perceptives et cognitives sur l’attention.

Un aperçu de ma recherche est disponible aux liens suivants :

(1) Recherche en Namibie

(2) Recherche au Rwanda

Pourquoi inscrire la psychologie cognitive dans une perspective culturelle ?

Dans un travail emblématique (plus de 3000 citations), Navon (1977) a étudié si le traitement des scènes visuelles par le système perceptuel procède détail par détail, en priorisant l’analyse des différents éléments qui constituent le tout ou, à l’inverse, s’il procède suivant un principe Gestaltien, en priorisant l’extraction du tout avant ses éléments constitutifs. En d'autres termes, Navon s’est intéressé à la question du biais perceptuel, un concept que la culture populaire a circonscrit par la métaphore : « voir l’arbre ou la forêt ». Le biais perceptuel décrit le fait de prioriser soit le traitement local de l’information – c’est-à-dire voir l’arbre avant de voir la forêt – soit le traitement global de l’information – c’est-à-dire voir la forêt avant de voir l’arbre (Davidoff, Fonteneau, & Fagot, 2008).

Les participants étudiés par Navon (1977) étaient plus rapides pour traiter le niveau global de stimuli visuels que leur niveau local et plus distraits par des informations à ignorer au niveau global qu’au niveau local. Sur la base de ces résultats, Navon concluait que la perception visuelle humaine est biaisée vers un traitement global de l’information, avec plusieurs avantages associés, tels que l’omission du traitement de détails non pertinents et l'économie de ressources de traitement (Navon, 1977). Dans ses conclusions, Navon ne fait aucune référence à l'échantillon à partir duquel son modèle de biais global a été dérivé (c’est-à-dire, des étudiants de premier cycle de l'Université de Californie, San Diego, USA) et il a suggère implicitement que le biais global est universellement partagé. Cette conception de biais global universel a persisté longtemps après 1977 (par exemple, De Lillo, Spinozzi, Truppa, & Naylor, 2005; Lachmann, Schmitt, Braet, & Van Leeuwen, 2014; Poirel, Mellet, Houdé, & Pineau, 2008) et reste dominante, avec un nombre abondant d'études démontrant l’existence d’un tel biais global chez des participants occidentaux et asiatiques au développement typique (par exemple, Lachmann et al., 2014; Mahoney, Brunyé, Giles, Lieberman, & Taylor, 2011; McKone et al., 2010; Poirel et al., 2008).

Nos données ont toutefois montré que les Himba, une population non-occidentale au développement typique, vivant dans un milieu rural isolé du monde moderne en Namibie, présentent un biais perceptuel local extrêmement marqué (Bremner et al., 2016; Caparos et al., 2012; Davidoff et al., 2008; De Fockert, Davidoff, Fagot, Parron, & Goldstein, 2007). Le biais perceptuel local des Himba soulève la question importante de la généralisation des résultats de recherche en psychologie. Les chercheurs de cette discipline ont une tendance marquée à tirer des conclusions générales sur le fonctionnement psychologique humain, sur la base d’effets mesurés exclusivement chez des sujets occidentaux, et bien souvent exclusivement chez des étudiants en psychologie (Henrich, Heine, & Norenzayan, 2010). Selon Arnett (2008), 96% de tous les échantillons d'étude en psychologie scientifique proviennent de pays où ne vit que 12% de la population mondiale. La généralisation d'un modèle donné à l’ensemble de l’humanité par les chercheurs en psychologie est souvent implicite, indiquée seulement par l'utilisation des termes « humains » ou « personnes », et par l'absence de limitation explicite à une population spécifique : la population à partir de laquelle les données ont été obtenues. Cette habitude de généraliser implicitement un modèle à l'humanité entière est observée dans toutes les sous-disciplines de la psychologie, mais est particulièrement marquée en psychologie cognitive.

Pourtant, dès le début du 20ème siècle, des chercheurs se sont intéressés aux variations culturelles du fonctionnement cognitif. Par exemple, une étude de Rivers (1905) a révélé que les Toda, une ethnie vivant dans le sud de l’Inde, perçoivent l’illusion Müller-Lyer beaucoup moins fortement que des individus britanniques (différences également relevée 65 ans plus tard par Davis et Carlson, en 1970, entre des participants ougandais de l’ethnie Banyankole et des participants britanniques). Ces études interculturelles ont eu une influence marginale sur les modèles dominants de la psychologie de la perception, tels que celui de Navon (modèles en grande partie issus de la révolution cognitive des années 50s).

La faible prise en compte des données interculturelles et la tendance à « l’universalisation » des modèles en psychologie cognitive peut être expliquée par plusieurs facteurs, non exclusifs l’un de l’autre. Tout d’abord, l’objectif premier de la psychologie cognitive est d’isoler des lois fondamentales et universelles qui régissent le fonctionnement de la psyché humaine, contrairement à d’autres sous-disciplines en psychologie, par exemple la psychologie clinique qui s’intéresse à la variabilité du fonctionnement humain, dans sa dimension « normal-pathologique ». Deuxièmement, on postule souvent que certains processus cognitifs fondamentaux, notamment les processus dits basiques (ou de « bas-niveau ») tels que la perception, sont intimement liés à une architecture cérébrale génétiquement déterminée (Fodor, 1983). Ces processus seraient donc moins soumis à des variations causées par l’influence environnementale ou expérientielle (Cole, 1991). Il est également certain que, faute de moyens, beaucoup de résultats issus de la psychologie expérimentale ne puissent tout simplement pas être répliqués dans des pays-non occidentaux. Enfin, il n’est pas impossible que certains chercheurs soient influencés par une vision occidento-centrée du monde, dû à la domination actuelle des cultures occidentales (et anglo-saxonnes) au sein des sociétés dans lesquelles la recherche a lieu (c’est-à-dire en Amérique du Nord et en Europe Occidentale).

La vision « universaliste », qui pousse à une généralisation de résultats obtenus uniquement dans des échantillons occidentaux, est en train d’évoluer. Il semble à présent que de plus en plus de chercheurs considèrent la culture comme un facteur essentiel à prendre en compte, jouant un rôle majeur dans la genèse du fonctionnement cognitif, et ce même à des niveaux très précoces de traitement de l’information. Ainsi, de nombreux chercheurs soulignent aujourd’hui le rôle de la culture dans le développement de l’appareil cognitif humain, en termes de perception (Davidoff, Davies, & Roberson, 1999; Kitayama, Conway, Pietromonaco, Park, & Plaut, 2010; Nisbett & Miyamoto, 2005; Roberson, Davidoff, Davies, & Shapiro, 2003, 2004, 2005), d’attention (Boduroglu, Shah, & Nisbett, 2009; Cramer, Dusko, & Rensink, 2016; McKone et al., 2010), de mémoire (Nisbett, Peng, Choi, & Norenzayan, 2001; Wang, 2016), de catégorisation (Ji, Zhang, & Nisbett, 2004), ou de jugement et de raisonnement (Choi, Nisbett, & Smith, 1997; Nisbett & Masuda, 2003; Nisbett et al., 2001; Norenzayan, Smith, Kim, & Nisbett, 2002; Peng & Nisbett, 1999). Ces chercheurs soutiennent que la culture détermine le fonctionnement cognitif, les croyances et les comportements (Nisbett et al., 2001). Ils ont démontré que parmi les modèles dominants de la psychologie occidentale, beaucoup sont basés sur des échantillons biaisés et limités, ne permettant pas une compréhension complète des expériences psychologiques.

Néanmoins, malgré les efforts de chercheurs dans de nombreux pays (les recherches mentionnées ci-dessus ont été initiées au Japon, en Corée, en Chine, au Canada, aux Etats-Unis, ou encore au Royaume-Uni) la psychologie cognitive interculturelle reste une discipline de niche, encore peu développée ; et les résultats mis en évidence restent insuffisamment pris en considération. L’exemple du biais perceptuel est emblématique. L’idée d’un biais global universel chez les individus au développement typique reste très répandue (Lachmann et al., 2014), malgré les premiers résultats remettant en cause cette hypothèse (De Fockert et al., 2007). De nombreux modèles de la psychologie clinique restent basés sur cette notion.

L’exemple du biais perceptuel montre que l’absence de prise en compte du contexte culturel fait émerger le risque de conclusions hâtives et de modèles biaisés. Henrich et al. (2010) ont mis en garde les chercheurs sur l'utilisation systématique d’échantillons dits « WEIRD » (« Western, Educated, Industrialized, Rich, and Democratic ») comme base de référence, ces échantillons représentant seulement 10% de la population humaine actuelle (l’acronyme « WEIRD », signifiant bizarre ou atypique en anglais, n’a pas été choisi au hasard). Ils incitent les chercheurs à intégrer la variable culturelle dans leur approche et leur pratique, à prendre en compte la validité culturelle, et à tout le moins à ne pas généraliser des théories à l’humanité entière lorsque ces dernières sont issues d’échantillons limités à des étudiants « WEIRD ».

Wang (2016) souligne l’importance d’ancrer l’étude des processus psychologiques dans un contexte culturel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la psychologie culturelle ne consiste pas seulement à révéler des différences entre groupes. Elle tente d’expliquer, prédire, et même éliminer ces différences de groupe. La psychologie culturelle concerne non seulement les différences entre groupes culturels, mais aussi les similitudes entre ces groupes ; elle permet alors d'examiner l'interaction entre variables expérientielles (« nurturism ») et contraintes biologiques (« naturism ») dans la genèse des processus psychologiques fondamentaux. En d’autres termes, la psychologie culturelle permet de révéler les corrélats expérientiels qui sous-tendent ces processus fondamentaux. Elle met en évidence quels phénomènes cognitifs sont perméables au contexte culturel, et lesquels ne le sont pas. Elle illustre les environnements qui donnent naissance à tel ou tel phénotype. Enfin, la psychologie culturelle est utilisée à la fois pour confirmer l’universalité de certains processus, à travers environnements et cultures, mais aussi pour examiner dans des contextes culturels non occidentaux la variabilité des lois et des principes considérés comme universels, afin de découvrir des variations spécifiques à ces contextes.

Mes axes de recherches

A ce jour, et malgré la naissance d’une branche culturelle de la psychologie cognitive, très peu d’études sont consacrées à la cognition en milieu non occidental, et encore moins en milieu non occidental et non industriel (c’est-à-dire en excluant le Japon, la Corée, ou la Chine urbaine). Dans ce contexte, mes travaux sont originaux et ont encore peu d’équivalents. Dans la lignée des travaux de Nisbett et collègues (voir Nisbett et al., 2001), ils s’inscrivent dans une perspective culturelle de la psychologie cognitive, avec deux axes parallèles :

Axe I. La première partie de mes travaux (Namibie) s’intéresse à la question de l’existence de différences interculturelles au niveau de processus cognitifs de bas niveau, spécifiquement le biais perceptuel et la sélection attentionnelle, et aux facteurs explicatifs de ces différences. Les facteurs sous-jacents aux différences cognitives entre cultures africaines et occidentales restent en grande partie inconnus. L'exposition à des environnements urbains et technologiquement avancés pourrait être l’un de ces facteurs : en effet, les Himba urbains présentent un biais perceptuel local moins marqué que les Himba vivant en milieu rural. Ces résultats montrent que les différences perceptuelles interculturelles entre échantillons namibiens et occidentaux ne sont pas simplement ancrées dans le patrimoine génétique ; elles peuvent être attribuées au moins en partie à des facteurs expérientiels tels que l'exposition rurale ou urbaine. Cependant, les Himba urbains restaient sensiblement différents des participants occidentaux, ce qui suggère que l'exposition rurale/urbaine ne peut que partiellement expliquer les différences perceptuelles interculturelles. Ces différences sont assurément promues par de multiples facteurs. Dans cet axe de recherche, nous examinons certains facteurs susceptibles de jouer un rôle important. Il est impossible de colliger de manière exhaustive les variables pouvant expliquer les différences cognitives interculturelles entre populations occidentales et africaines, mais on peut identifier les variables les plus saillantes.

La mise en évidence de différences interculturelles et de leurs facteurs explicatifs a des conséquences pour la compréhension des mécanismes psychologiques qui sous-tendent ces processus cognitifs fondamentaux. Ce projet produit des enseignements fondamentaux, concernant les mécanismes sous-jacents, la plasticité et l’origine des processus étudiés. Il permet également de produire des connaissances ayant des applications concrètes pour l’individu, en permettant d’améliorer les capacités d’adaptation de l’individu à son environnement, et pour la société, en permettant d’optimiser les environnements de vie.

Axe II. Une deuxième partie mes travaux (Rwanda) s’intéresse à la question du lien entre trauma, émotions et fonctionnement cognitif (pensée analytique, mémoire à court terme, attention) dans un contexte non occidental. Cette recherche prend place parmi les populations les plus exposées au trauma mais les moins étudiées en psychologie, à savoir les populations vivant dans des pays en développement soumis à la violence politique de masse. Ces populations se situent principalement dans des pays pauvres, en Afrique ou en Asie, où la recherche en psychologie est très peu présente. L'objet d’étude est ici le Rwanda, pays d’Afrique Centrale ayant subi l’un des plus graves génocides du 20ème siècle, le génocide perpétré contre les Tutsis, ayant mené au décès d’au moins 800 000 personnes entre Avril et Juillet 1994, soit environ 10% de la population au moment du génocide.

Ce second axe de recherche étudie les facteurs favorisant la résilience cognitive et sociétale, suite à un conflit ayant causé un tort important à une large partie de la population. Il s’inscrit dans une perspective de maîtrise des risques d’instabilité dans des contextes sociétaux fragiles et volatiles, dû aux pressions auxquelles ces contextes sociétaux sont soumis, notamment des pressions politiques (régimes durs), économiques (pauvreté), environnementales (expansion urbaine rapide), et sociales (systèmes d’éducation ou de santé inadéquats). L’objectif de cette recherche est d’identifier les facteurs au niveau de l’individu (exposition traumatique, santé psychologique, système de pensée et de raisonnement, environnement de vie, éducation) susceptibles de jouer un rôle protecteur contre les risques de récurrence de conflit, ou d’émergence de nouveaux conflits. L’objectif à long terme est d’améliorer la cohésion psychologique et sociale, pour assurer la reconstruction et le bien-être des sociétés, notamment celles exposées à des traumatismes sévères. Aujourd’hui, ces sociétés sont principalement situées dans des pays en développement. Cependant, les enseignements issus de cette recherche pourront également avoir des conséquences pour les pays développés exposés à des traumatismes sporadiques, par exemple les pays européens actuellement soumis à une vague d’attaques terroristes.