Journal d'un doctorant en 2050 : archéologie du Coronavirus (partie II)

Des heures et des heures passées à explorer tous ces articles, ces posts, ces commentaires qui étaient déjà dans l’instant d’après. L’attente et l’angoisse du moment à venir. Ma truelle numérique à la main, je déterrais sans arrêt de nouvelles pépites.

Les archives des années Coronavirus regorgeaient d’analyses, d’avertissements, de prophéties en tous genres. Mon travail d’archéologie touchait un passé qui n’était qu’une immense futurologie. Au plus fort du drame, les « experts » ne cessaient d’expliquer ce qui nous attendait un peu plus loin sur le chemin. Et l’architecture même des réseaux sociaux et des moteurs de l’époque semblait renforcer cet effet. La parole serait au plus surprenant, au plus provocant, au plus visionnaires, au plus « leader » de tous. Les archives montraient systématiquement des propos mis sur les pages 1 à 3 des moteurs de recherche ou des fils d’actualités en fonction de leur capacité à toujours être en avant, vers l’avant, dans l’horizon.

Sur le fond, il s’agissait toujours de « protéger ». Se protéger. Protéger les autres. Ne pas oublier les plus âgés, les plus faibles, les plus précaires, les plus invisibles… Mais en regardant de plus près les terminologies, mon analyse lexicale comme mon analyse thématique montraient finalement quelque chose d’effrayant. Tout était « risque » et « management des risques ». Ce n’était pas fondamentalement une solidarité ou une compassion qui poussait à tendre la main à ses frères et ses sœurs les plus fragiles. C’était une vaste chaine de management des risques et de responsabilités anticipées. Du maire au président de la république, du père de famille au responsable associatif en passant par des gestionnaires de copropriété, on gérait les risques. Même celui d’oublier ce retraité du quatrième qui peut-être ne pouvait ou ne devait plus faire ses courses. Ça n’est pas un immense élan de solidarité qui avait poussé vers cet Autre que l’on ne connaissait pas. C’est un risque devenu rapidement incertitude. La PEUR d’être responsable. On sentait déjà le vent de l’Histoire, celui de ce demain qui nous jugerait. Et il y avait là autant un problème ancestral qu’une invitation philosophique finalement récente. Notre monde était sans doute devenu plus « douillet » que celui des années de guerre, mais il n’était pas devenu plus sensible pour autant.

Curieusement, si le travail a pris (enfin) de la visibilité sur ces années, il s’est peu transformé. En revenant dans l’espace du domestique, en ne s’étirant plus, c’était même une forme d’étrange retour en arrière qui s’opérait. Et le travail aussi devenant « risque », il fallait le confiner. Les premiers discours que j’ai repérés ont alors pointé un paradoxe : celui du passage d’un travail ouvert et mobile, consacré par le flex office, les nomades digitaux, le « boss with no office », les espaces de coworking, le management collaboratif, à une société du plexiglas, de la réunion en ligne et du bureau fermé. Mais avec les premières vagues de déconfinement, on a compris que la mobilité était aussi une protection. Que c’était les personnes plus fixées (les administratifs dans les lycées) qui risquaient le plus la contagion. Dans certains pays, on a ainsi repensé le travail en l’articulant avec le temps et l’espace publics. L’école comme la gestion de projets se sont faits davantage à ciel ouvert, dans le mouvement, dans une narration ouverte à la rencontre. 

Surtout, on a redonné du sens à la question de la présence et à celle de la communauté. Pouvait-on vraiment agir dans une société où l’on serait « seuls ensemble » ? Si l’on mesurait qu’effectivement les réunions en ligne « fonctionnaient », que l’on pouvait éviter des déplacements, que l’on était plus que jamais « connectés » les uns avec les autres, que perdait-on alors dans le sens au travail ? A partir de quel moment est-il devenu évident qu’autonomie et contrôle des télétravailleurs étaient plus que jamais l’envers l’un de l’autre ? Quand la crise s’est ensuite hybridée avec d’autres vagues virales et un risque écologique de plus en plus sensible, les discours sur une société immobile et hygiéniste ont commencé à reproliférer. Comme si on pouvait endiguer, contrôler le vivant… L’autre, le collaborateur, est devenu tout entier un microbe. Une bouche et un nez. Les risques génétiques de coronavirus sévères à graves étant clairement identifiés, c’est toute une société de l’exclusion des « risqués » qui s’est mise en place avant que des contestations bienvenues ne viennent recréer de justes invisibilités. Et dans ce contexte de peur, cette exclusion a surtout été une auto-exclusion.

Mais sur le fond, la crise a surtout été l’opportunité de réfléchir à de nouvelles affaires plutôt qu’une opportunité de remettre à plat la façon même de penser les affaires et les modes de travail. Qui posait d’ailleurs la question ? Quels étaient alors les acteurs légitimes d’une transformation du travail ? Les constructeurs immobiliers ? Les services RH ? Les consultants ? Les experts en futurs nécessaires ? Les grandes écoles ? Les politiques ? Tous ont d’abord été soucieux de leur propre continuité. Et une vraie remise en question du travail aurait vraisemblablement supposé leur propre remise en question. A leur décharge, les acteurs de la société civile sont restés relativement silencieux (il faut dire que la crise excluant l’espace public, elle n’a pas facilité l’émergence de véritables innovations sociétales et managériales). Pour les plus actifs, c’était surtout dans le regard de papa et les autorités du passé que se logeait l’inquiétude du moment.

Le plus étonnant a été dans les logiques mêmes de production et de « relocalisation ». A nouveau, cette question des masques m’a intrigué. Comment expliquer une telle impuissance ? En revenant sur la chronologie de la crise, j’ai été frappé par le rôle important des makers, fab labs et bricoleurs en tous genres dans la première réaction. Des aides-soignants aux caissiers de supermarché jusqu’aux livreurs, beaucoup ont pu se fournir en masques, surblouses, visières et gants auprès de ces ateliers partagés. Là où les hôpitaux, les entreprises, les mairies, et même l’Etat tout entier étaient défaillants, ces acteurs de la société civile ont su proposer des « solutions ». Certains ont même été jusqu’à co-produire des respirateurs (souvent pris dans les temporalités des agréments et des assurances qui les ont fait tomber à plat). J’ai vu dans mes données de vrais élans de solidarités. Mais j’ai en même temps été déçu par un rendez-vous manqué : celui de l’intelligence collective. Tout s’est rapidement inscrit dans le registre de la « solution ». On manque de masques ? On va faire des masques ! Il faut des respirateurs ? On va faire des respirateurs open source ! Mais ces formidables mouvements (qui sont aussi des mouvements sociaux) auraient peut-être pu problématiser davantage, expérimenter, co-produire non pas des masques mais de nouvelles pratiques. Être non pas les sous-traitants de l’Etat libéral défaillant, mais le cœur d’une société responsable avec le cœur. Et sur le long terme, cet engagement soudain, très visible et convaincant, fier du regard de papa (l’Etat), a un peu justifié lui aussi un désengagement. Comment allier logique civile ou entrepreneuriale et maintien (voire renforcement) de la logique de service publique ? Il y avait là peut-être une question essentielle. 

 

Ces deux cinq dernières semaines, je suis revenu vers des témoins vivants de cette époque. J’ai notamment rencontré un professeur à la retraite. Un professeur de management d’une université parisienne. Ses recherches passées sur le lien entre management, durée publique et Rencontre résonnaient avec une partie de mes résultats. Le personnage était amusant. Un entre-monde à lui tout seul, à la fois vestige d’une institution universitaire qui n’existait plus et promoteur passionné et dépassé d’une science qui serait ouverte par ses pratiques. Lors de notre entretien, il a surtout insisté sur la crise du management qu’a rendu visible et sensible cette époque. La question qui s’était alors posé de la subordination ou non-subordination du sanitaire à l’économique, d’un mode d’organisation à un autre. Ces deux milliards de personnes déjà en mode survie que la crise avait alors poussé vers l’horreur.

En effet, qui pouvait prévoir que le pire de la crise sanitaire n’allait pas être le virus lui-même, mais la crise sociale et économique qui allait progressivement s’assembler avec une menace virale moins virulente ? Qui pouvait alors savoir que le nombre de morts par malnutrition, par changements d’organisation du travail, par suicides et par traitement thérapeutiques décalés ou abandonnés, allait finalement être bien plus important que celui des morts liées au coronavirus lui-même ? Que les troubles sociaux et l’insécurité en Inde, au Brésil, aux Etats-Unis et ailleurs, allaient faire plus de blessés et de morts que ceux de la première vague ? Qui pouvait aussi se rendre compte du traumatisme immense qu’allait générer le confinement à une époque qui ne nous vendait que du mouvement ? Dans un monde qui ne savait alors penser qu’en terme de continuités OU de discontinuités, de passivités OU d’activités, de visibilités OU d’invisibilités, comment aurait-on pu penser simultanément les deux ? Peut-être avec davantage d’intelligences collectives et sensibles. Avec également des présences et des co-présences différentes. 

[Fin de la partie II]