Journal d’un doctorant en 2050 : archéologie du Coronavirus (partie I) 

Deux ans déjà. Deux ans que je reviens sur cet épisode refoulé. Ce moment où le plus invisible des êtres, un virus, est devenu visible, sensible, omniprésent jusqu’à l’obsession.

Mon père n’aime pas me parler de ce moment.

Je sais qu’il a perdu son commerce sur ces deux années où ce mal est revenu comme le reflux des vagues. Il m’expliquait qu’un restaurant qui s’arrête trop longtemps est un commerce qui meurt. Les charges que plus rien n’amortit, les clients qui vous oublient, le découragement qui vous gagne très vite, ce lieu qui n’est plus ni nouveau ni familier… tout cela était un poison mortel.

Enfant, j’étais surpris par le bruit de ses pas lorsqu’il se levait la nuit et ouvrait la porte-fenêtre pour marcher dans le jardin. Était-ce lié au souvenir de cette sensation d’étouffement dans son studio de 30 m2 ? Ce lieu cerné dans lequel il vivait en 2020 avec maman, quelque part dans le 18ème arrondissement de Paris ? J’avais envie de comprendre tous ces silences derrière le bruit des archives.

Que c’était-il passé dans la France de 2020 ? De quoi suis-je moi-même le devenir ?

Des années plus tard, j’ai débuté une thèse d’anthropologie sociale sur un classique : le lien entre dynamique épidémiologique et socialisation. En quoi une épidémie forme et déforme la société ? En quoi rend-elle sensible ses formations et ses déformations ? En revenant sur les articles, les archives des réseaux sociaux, les interviews, les déclarations publiques, le management de crise, j’excavais une période étrange.

Comment les français avaient-ils tenu dans ce moment où toutes les fenêtres ne montraient que la même incertitude insupportable ? Ces semaines et ces mois de la première vague avaient dû être terribles. Les chaînes d’information continue comme les contenus de l’Internet ne montraient qu’un même prédateur invisible qui prendrait tôt tard chaque spectateur dans ses crocs.

Étonnamment, tous les errements des vieux mondes sont alors devenus d’étranges remparts : vieux chercheurs mâles à cheveux gris placés dans des conseils ou sur des plateaux-télé, porte-paroles d’institutions qu’on écoutait plus soudain couverts de lumière, acteurs en blouses blanches aux visages et à l’humanité diminués, retour des privations de liberté de mouvement, résurgence des techniques médiévales de confinement… Tous l’univers de ces hommes et de ces femmes sûrs d’un monde continuellement nouveau semblait chanceler. Comme pour ces vieillards proches de la fin, les souvenirs d’enfance d’un monde enchanté, ce passé habité par des autorités mystérieuses, peu questionnées, animaient de façon obsessionnelle le présent. Le « professeur » a dit, puis il a suggéré que.

Dans les témoignages nombreux de confinés que je compilais, je mesurais à quel point la présence de l’Autre manquait ; Surtout pour les confinés des grandes zones urbaines. Tous vivaient dans le manque de cet espace et de ces durées publiques qui étaient finalement plus qu’une transition ou une mobilité. Ces rues vides, ces places désertes, ces cafés, restaurants et bistrots sans vie, c’était toute une conversation qui s’arrêtait. Le potentiel, le simple potentiel de la rencontre et de l’étirement entre l’intime et le public s’estompaient. C’était aussi des soucis que l’on ne pouvait plus mettre à distance dans le temps d’un déplacement. Une altérité dont on ne pouvait plus s’approcher. Plus que jamais, les réseaux sociaux montraient toute leur homophilie. Et l’économie dite « digitale » exhibaient tous les visages de la précarité avec ces livreurs qui devenaient des silhouettes fantomatiques dans les rues, les métros ou sur les paliers des appartements. Notre monde était bien fait de toutes ces petites mains que l’on ne voulait pas voir. Il tenait par toutes ces petites mains que l’on ne serrait jamais. Cette émotion n’était finalement pas une surprise. Pas pour celles et ceux qui voulaient bien ouvrir les yeux. 

Mais en revenant sur tout ce que cet événement avait pu exprimer, d’autres choses restaient un mystère. Comment des nations puissantes avaient-elles été incapables de produire rapidement et à grande échelle des masques efficaces pour protéger les populations ? Dans un monde qui savait si bien « gérer les flux », comment avait-on pu être aussi impuissant, désarmé face aux masses de la ville ?

Comment les hôpitaux avaient-ils pu être vidés, démembrés, dépecés à ce point sur les 30 années qui avaient précédées le drame ? Comment expliquer cette marchandisation de la santé ? Le système de santé était-il mort de « management », d’une surdose de management ou d’une certaine forme de management ? Sur ces temps de premier recul, je pencherai plutôt pour la troisième hypothèse. On avait sans doute trop favorisé un certain type de management et une certaine temporalité managériale. Celle qui rend solidaire infiniment du présent et du futur le plus proche. Ne pas alourdir le budget et la feuille d’impôt d’aujourd’hui et du demain qui peut se montrer du doigt. Optimiser. Transformer de plus en plus l’hôpital en une voie que l’on traverse davantage qu’un bel espace qui solidarise. N’en faire plus qu’un flux. Le plus abstrait possible. Celui des bilans sanguins, des protocoles, des imageries, du nombre de lit, des stocks transformés en courbes et des succès faits ratios. Tout ce qui pouvait faire l'expérience, l'organisme et le processus, tout le vivant, n’était plus qu’invisibilité. Et ce virus complexe, taquinant les spécialités sur leurs intersections, s’exprimant dans le corps de mille façons, défiant les statistiques par ses temporalités complexes, n’était qu’un grand bras d’honneur à tous les amoureux d’un monde qui ne serait que territoires.

En observant sur le long terme les évolutions du système éducatif français, je me suis posé les mêmes questions que celles qui m’ont frappé au sujet du système de santé. L’obsession de l’époque pour les « continuités pédagogiques » n’a eu qu’un grand mérite : enfin rendre criantes, visibles, sensibles, les inégalités dans le relai éducatif de la maison. Comment prendre le relai de la maîtresse quand on doit soi-même gérer la famille en mode survie ? Comment le faire quand il n’y pas d’ordinateur ou un seul ordinateur pour toute une famille ? Comment le faire quand on ne parle pas la langue de Molière, et qu’on rêverait de le faire ? Comment le faire quand on aimerait aider son fils et sa fille sur ses mathématiques, mais qu’on n’ose pas leur dire que l’on ne comprend pas ces équations pourtant adressées à un enfant de 10 ans ? Comment des nations avaient-elles pu autant sacrifier l’éducation au point d’oublier l’importance de toute la communauté éducative ?

Si la nature est ce sol qui nous porte, elle est aussi tous ces objets, toutes ces actions et tous ces assemblages qui nous aident à rester « bien portant », heureux et à cultiver des sagesses communes. En pensant parfois à ces mesures lointaines, à cette planète qui se réchauffe trop lentement pour nos sens, ou à ces crises économiques qu’il faut savoir dépasser, avait-on alors oublié que notre sol est un patchwork essentiellement assemblé par toutes ces petites mains qui nous éduquent et qui nous soignent ?

Quelle nausée.

En même temps, l’exploration de cette couche du passé rendait plus sensés les choix du présent. Je comprenais plus que jamais la société du déplacement lent dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Ces voyages devenus seule nécessité, ce tourisme abandonné, ces terres lointaines qui ne sont plus racontés ou vécues que dans des moments exceptionnels, tamponnés numériquement dans nos « permis de voyage ». Trois grandes expériences de vie par citoyen… quelle drôle d’idée quand on n’en comprend pas la genèse. Pour ma part, je rêve toutes les nuits de ce grand voyage à venir au Népal. Un mois de voyage lent, puis cinq mois sur place à sentir, comprendre, partager. Il y a trente ans, j’aurais sûrement traversé ces beaux espaces. J’espère bientôt les habiter. Le voyage est revenu une durée. Une durée exceptionnelle où le déplacement lui-même est à nouveau une aventure qui se savoure. C’est sans doute mieux ainsi. Mais j’avoue que parfois, ces grands récits de mon oncle qui me raconte sa vie de globe-trotter me font aussi honteusement rêver. Cette fois où en quelques semaines il était passé de Tokyo à Singapour puis d'Helsinki et à Paris, ne sachant trop, à son réveil, où il était. Quelle liberté ! Quel vertige ! Qu’il devait être beau de sentir son frère le plus lointain sur le seuil de sa porte… Mais je me fais peut-être des illusions sur ce monde du passé. 

Si l’épisode du Coronavirus a été un changement d’époque, il a d’abord et surtout été une crise. Et cette crise a induit un « management de crise » qui a été une crise du management. Une crise fatale si j’en juge par ce qui s’est passé 10 ans plus tard. Une partie du vocabulaire managérial a tout simplement disparu. La discipline académique (on trouvait à cette époque un doctorat de management et des réseaux académiques très dynamiques) n’a pas su problématiser et composer avec les inquiétudes de son temps. Le décalage temporel est devenu flagrant. Entre ceux qui restaient sur la masse des recherches du passé projetées vers l’avenir et ceux qui sont allés trop vite vers ce qui était en fait un changement de monde, les fondations n’ont pas tenu. Aujourd’hui, ce qui reste de ces concepts et de ces problématiques managériales a pour partie été happé par les sciences politiques ; plus rarement, la réflexion voyage à une échelle plus philosophique sur un continent mal définit qui se dichotomise dans sa relation avec les techniques. 

Au-delà des questions de climat, de densité humaine, de duplication et de mutation du virus, mon exploration anthropologique du lien entre épidémie et socialisation m’a amenée à m’intéresser aux questions d’organisation et de mode de management de la France des années 2020. C’est une question-clé que les débats du temps n’ont peut-être pas su éclairer.

  

 [Fin de la partie I]