J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
Situation du passage
: Cet extrait achève la première partie, il est le point de bascule du roman dans la mesure où le meurtre de l’arabe inscrit le personnage dans la tragédie. Juste avant notre extrait, Meursault a décidé de retourner se promener seul sur la plage, avec le pistolet de Raymond, mais sans intention de tuer l’Arabe (meurtre non prémédité).
Problématique : en quoi cette scène de meurtre a-t-elle une dimension tragique ?
I) Meursault, une victime tragique?
A) Un monde en feu
- L’hyper présence du soleil: on note 7 occurrences du mot, sa présence est renforcée par tout le champ sémantique de la chaleur et de la lumière, notamment à travers une hyperbole: « toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi », on note ici l’adjectif « toute » qui marque l’ampleur du phénomène qui « pousse » Meursault comme le suggère le verbe « se pressait », le personnage n’est pas de taille à affronter une telle puissance qui le dépasse, la plage est, de plus qualifiée par l’adjectif « vibrante » qui l’anime et le complément de cet adjectif « vibrante de soleil » crée une alliance entre la terre, la mer et le feu contre Meursault.
- On remarquera également l’intensité de la lumière produite qui aveugle le personnage : à plusieurs reprises le personnage signifie son incapacité à voir, il a « un voile », un « rideau » devant les yeux, ses yeux sont douloureux, la lumière est qualifiée d’aveuglante.
- Toujours associée au soleil, la chaleur est présente et étouffante aussi « La mer a charrié un souffle épais et ardent » ici on analyse l’association de l’eau ( la mer), du vent ( un souffle)et du feu (ardent) comme pour renforcer l’idée que les éléments naturels font alliance contre le personnage. L’hyperbole « « le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu » l’expression « pleuvoir du feu » est une métaphore qui identifie le feu et la pluie et donne à la chaleur une dimension fantastique ou apocalyptique. Dés lors le personnage est terrassé par la chaleur, la lumière et la sueur qui l’empêche de bien distinguer ce qu’il a sous les yeux
Le soleil joue un rôle dans la scène dans la mesure où il modifie la perception de Meursault.
B) Un personnage en souffrance
- L’extrait du texte met en avant le champ lexical du corps, ce corps est constamment agressé par l’extérieur. Les sensations de Meursault le ramènent ainsi au début du roman, lors de l‘enterrement de sa mère: « C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman », ainsi se fait le lien entre l’enterrement et la destinée tragique de Meursault qui revient en pensée sur la douleur de cet enterrement.
- La souffrance s’exprime à travers le champ lexical de la brûlure et de la douleur voire de la torture. Le personnage vit l’action du soleil comme une agression, c’est pour s’en protéger et mettre fin à ses souffrances qu’il continue à avancer vers la source et donc à se rapprocher de l’Arabe; il semble que, plus encore que l’Arabe, ce soit le soleil son véritable ennemi.
C) La déformation du réel
- La sueur modifie rapidement sa perception des événements « voile tiède et épais » . Meursault n’est plus en mesure de voir ce qui l’entoure :« mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel » cette difficulté de perception se manifeste aussi dans le recours à la modalisation: il se contente de suppositions « il avait l‘air de« ,« je ne sentais plus », « indistinctement », « il m’a semblé ») ; il est seulement sensible à l’action abrutissante du soleil comme en témoigne la métaphore « les cymbales du soleil » qui atteste du caractère accablant du soleil, comme si sa lumière devenait sonore et assourdissante, de même, l’univers se modifie, ainsi, le couteau devient énorme : « glaive », « épée » , la métaphore filée de l‘arme traverse tout l‘extrait.
- C’est ainsi qu’il perçoit l’attitude de l’Arabe comme provocatrice : « Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire » , et la comparaison montre qu’il se sent agressé.
- Ce n’est qu’à la fin de l’extrait qu’il retrouve ses esprits, qu’il parvient à se dégager de cette emprise « J’ai secoué la sueur et le soleil », « secoué le soleil est une figure de style qui permet au lecteur d’imaginer que le personnage a pu se débarrasser de la sueur comme du soleil mais il est trop tard…
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Le soleil est responsable de la perception erronée de Meursault et de la tension croissante qui l’amènent à commettre l’irréparable sans l’avoir voulu.
II) Un destin tragique
A) La mise en place inexorable des événements
- Progression très étudiée du texte : expressions temporelles qui ponctuent la scène « Et cette fois » ; « « au même instant » ; « toujours » ; « c’est alors que tout a vacillé » ; « et c’est là … que tout a commencé» ; « alors » ; « Et c’était comme si » , alliées à l’imparfait à valeur durative donnent l’impression que la scène du meurtre dure indéfiniment, que le temps s’est arrêté > tension dramatique, renforcée par la notation auditive « bruit sec et assourdissant « .
- Le geste meurtrier dure, mais c’est un geste involontaire et inconscient : sous l’effet du soleil, Meursault est sur la défensive et tire une première fois > insistance du texte sur l’absence de volonté de tuer « j’ai crispé ma main » / « la gâchette a cédé »: le fait que la gâchette ait cédé est perçu comme la conséquence d‘une crispation. L’arme elle-même est personnifiée: le ventre. Ce tir répond au couteau de l’Arabe qui progressivement devient une arme métaphorique : « glaive éclatant »/ « épée brûlante »
- Meursault lutte contre l’inexorable: voir champ lexical de l’analyse « j’ai pensé », « je savais », « j’ai compris » qui se heurte à une perception floutée du réel. Malgré sa volonté Meursault ne peut lutter contre le destin
B) l’hostilité du monde: un personnage objet/une nature sujet
Rôle du soleil, mais aussi des autres éléments et des objets, qui semblent tous s’allier pour provoquer le geste fatal :
Personnification de la plage qui empêche le personnage de reculer
Métaphore concernant la lumière « la lumière a giclé », qui donne l’impression au personnage de recevoir un coup de couteau
Personnification du couteau
Personnification de la mer
Personnification du ciel
Personnification du revolver « le ventre poli de la crosse »
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Ils semblent tous incarner la fatalité qui pèse sur le héros.
C) Meursault, un héros tragique
- Meursault subit les événements mais prend conscience des conséquences irrémédiables du meurtre « J’ai compris » :
son destin est en marche et il n’y peut plus rien cf passage de « « C’est alors que tout a vacillé » à « et c’est là … que tout a commencé » opposition entre le bonheur passé et la malheur qui s’annonce (comparaison prophétique )
- Tel un héros tragique, loin de fuir ses responsabilités, il décide de les assumer, c’est ainsi que l’on peut peut-être expliquer les quatre coups de feu qu’il tire alors que l’Arabe semble déjà mort « un corps inerte ».
Il s’agit d’une scène qui contraste beaucoup avec le reste du roman à cause de sa dimension très poétique. A travers le registre tragique et la personnification des éléments et des objets, Camus insiste sur l’absence de responsabilité de Meursault dans ce crime, ce qui témoigne du caractère absurde de l’existence humaine.