Le temps déborde(1947)
‘’Notre vie’’
«Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie
Aurore d'une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin
Notre vie disais-tu si contente de vivre
Et de donner la vie à ce que nous aimions
Mais la mort a rompu l'équilibre du temps
La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens
Morte visible Nusch invisible et plus dure
Que la soif et la faim à mon corps épuisé
Masque de neige sur la terre et sous la terre
Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle
Mon passé se dissout je fais place au silence.»
Paul ÉLUARD
Ce poème fut inspiré à Éluard par la mort, survenue brutalement en novembre 1946, de la femme qu'il avait rencontrée en 1930, qui était surnommée Nusch, dont, l'aimant passionnément, il avait fait sa deuxième muse. Cette disparition provoqua une rupture dans sa vie, qu'il traduisit dans la composition de ce poème d'alexandrins non ponctués (sauf à la fin) et non rimés, organisés en trois quintils, où il montra l'envahissement de sa vie par la mort
.I- Un poème d'amour
A) évocation d'un passé heureux
- un poème autobiographique: tutoiement + évocation du prénom de la femme + titre du poème + "dix-sept années" v. 4
- jeu sur les pronoms personnels (vie commune) :
"notre" qui commence le poème et qui se répète (= anaphore) au début de la 2ème strophe
"nous" v. 7 / "tu" v. 1 et 7 / "moi" v. 4 et 5, image du couple qui va se dissocier
B) La mémoire d'un passé vivant
- champ lexical du commencement (un passé plein de promesses) :"aurore" x2 v. 2 et 4 (= anaphore) / "matin" v. 2, "mai" v. 2, La métaphore de l’aurore et du matin de mai (v 2) lui accorde luminosité et rayonnement, d’autant que reprise et filée en anaphore « aurore en moi » la lumière s’accroît avec l’épithète « claires ».
- champ lexical de la sérénité : "beau matin" v.2 / "claires" v.4 / "contente" v. 6 / "aimions" v. 6 / "équilibre" v. 8
- la femme comme une divinité capable d'insuffler la vie :
le nom "vie" répété 3 X en plus du verbe "vivre" v. 1, 6 et 7
ce nom "vie" est à chaque fois associé à la femme
toute puissance : "tu l'as faite" v. 1 / "donner la vie" v. 7: le goût de vivre de l’épouse « si contente de vivre et de donner la vie », avec une redondance sur le terme-clef (vie-vivre-vie).Tout n’est que lumière dans ce vivant souvenir : un éclat d’autant plus vif qu’il est en permanence confronté à la réalité du décès,
C) Une expérience à la fois personnelle et universelle
- des alexandrins = vers très classiques, mais vers libres
- comparaison : "entre en moi comme dans un moulin" v. 5 = familiarité de l'expression/ effet de banalisation
- articles indéfinis : "un beau matin" v. 2 / "une ville" v. 2 = universalité, ça peut arriver à tout un chacun
D) Une mort familière
- la mort omniprésente : répétition du mot , notamment dans le 2ème quintil ; obsession du "masque" mortuaire v. 13 et 14
- la mort personnifiée : "la mort entre" v. 5 / "la mort vient la mort va" v. 9 / "la mort [...] boit et mange" => une mort banalisée
- la mort prend la place de Nush : elle est le sujet des verbes ("la mort entre ... a rompu... vient ... va ... boit ... mange") ; elle est "visible" alors que Nush est "invisible" (v. 111) Le texte passe du mois de mai à l'évocation de la neige et d'un éternel hiver
Ainsi, le jeu des personnifications installe une image envahissante et saisissante de la mort, terme récurrent dans le texte (7 occurrences). Au v 4, le comparant de registre familier « comme dans un moulin », lui attribue un caractère de familiarité odieuse, occupant le terrain avec une facilité écœurante : plus loin, l’intrusion est à nouveau évoquée dans les verbes de déplacement « qui vient, qui va" . Intruse et parasite vorace qui s’attaque de façon répétée au poète endeuillé : elle « boit et mange » à son corps défendant (« mon corps épuisé »), rappelant au passage d’autres allégories : la Parque qui coupe le fil de la vie par exemple, avec l’image du temps « rompu ». Grâce à la métonymie de la « mort vécue », on voit que le terme désigne davantage l’effet (la peine) pour la cause (le trépas de Nush), et que le funeste événement fait deux victimes. La mort de l’être aimé scelle la mort du moi ancien..
II- L'expression de la souffrance
A) Une rupture brutale
- les alexandrins 1 et 3 : 1ers hémistiches / la vie et 2èmes hémistiches / la mort: idée d'équilibre
- "son poing" // un coup de poing
- la conjonction de coordination "mais" = rupture dans le poème, en plein milieu (7 vers avant, 7 vers après)
- le rythme saccadé des vers 9 et 10
- le verbe "a rompu" au passé composé, temps de l'achevé
- des oppositions fortes : du mois de "mai" v. 2 à la "neige" au v. 13 (du printemps à l'hiver) / du "matin" v. 2 à "la nuit" v. 14 / un "ville" v. 2 à un "moulin" v. 5 / de "beau" v. 2 à "aveugle" v. 14
B) L'expression lyrique de la souffrance
- l'expression du "moi" avec les pronoms personnels et déterminants possessifs : on note l'effacement du "tu" et du "nous" au profit du "je" qui marque la solitude du poète.
- les marques visibles de la souffrance : les "larmes" v. 14 ; le "masque" v. 14 et le "corps épuisé" v. 12 ; une mort vampire "boit et mange à mes dépens" v. 10, "plus dure que la soif et la faim" v. 12 = besoin physique vital. La mort contamine la vie "mort vécue", "sur/sous la terre"
- souffrance mentale : oxymore "mort vécue" v. 9 ; "rompu l'équilibre" v. 8 = désormais le poète est privé de ses sens: le goût est perdu "boit et mange à mes dépens", la vue "aveugle", le silence l'envahit et atteste l'impuissance des mots.
C) La dissolution du passé ("mon passé se dissout" v. 15)
- les temps du passé ("disais" v. 6 / "aimions" v. 7) font place au présent ("vient, va, boit, mange ..." v. 9 et 10)
- du "nous" au début du poème au "je" solitaire à la fin
- du tutoiement de la vivante ("disais-tu si contente de vivre" v. 6) à l'adresse à la 3ème personne (Nush) de la "morte" v. 11
- perte des sensations (aveugle / toujours plus claire) / soif et faim / silence (surdité)
- la terre, symbole de la frontière infranchissable : le nom "terre" répété 3 x (v. 3 et 13) : elle "enseveli[t]" v. 1, "a refermé son poing" v. 3, et marque la frontière entre le poète et la femme ("sur la terre et sous la terre" v. 13)
- les 17 années deviennent "toujours plus claires" v. 4 (jusqu'à l'effacement ?
Les métaphores de la dernière strophe figurent avec le dépérissement physique « soif et faim à mon corps épuisé » un chagrin dévastateur pour l’esprit. Et on peut s’interroger sur la capacité de survie du moi avec cette analogie entre amour et besoin vital. Amour résistant à la mort, comme l’indiquent bien les oxymores du vers 11 et 13 : « Morte visible / Nush invisible // sur la terre et sous la terre ». Difficulté à en faire son deuil, comme l’atteste une apostrophe à la morte au centre du vers 11. Les métaphores qui suivent, le « masque de neige » enfoui, le « masque d’aveugle » dans la nuit réunissent des réalités inconciliables : ombre et lumière, dissimulation et vision, obscurité et cécité, blancheur spectrale et nuit s’agglomèrent dans la représentation de l’impossible : une vie sans Nush. D’où l’anéantissement final face à une peine présentée comme inintelligible, la « dissolution » du poète et le « silence » faisant du deuil une épreuve indicible.
D) L'échec de la poésie ?
- des rimes constituées de sons communs au début du poème : [i], [è] et [in], puis dissolution des rimes à la fin, seulement présence du [r] dur.
- l'indicible douleur : "je fais place au silence" qui clôt le poème v. 15
- le seul signe de ponctuation : un point final