Naissance d'une plate tombe
Introduction
Bien avant que la plate tombe ne devienne le monument funéraire le plus répandu au Moyen-Âge, l’enterrement se faisait, par définition, en pleine terre. En effet, dans les derniers siècles du premier millénaire, l’Eglise a imposé l’inhumation en pleine terre pour occulter des pratiques païennes : ainsi le dépôt de bijoux, nourritures, et objets usuels dans les cercueils ou sarcophages. Au XIème siècle, la crainte justifiée du pourrissement des chaires conduit à reprendre l’inhumation dans le cercueil, rehaussé, quand les moyens le permettaient, par la réalisation d’une dalle « protectrice ». C’est le début de la reconstruction du monument funéraire.
La commande de la plate tombe
Dans ce monde de la mort qui génère une activité économique très importante, la réalisation d’une dalle funéraire clôt logiquement une démarche d’inhumation engagée plusieurs semaines voire plusieurs mois auparavant. Il se passait parfois beaucoup de temps entre le décès et l’inhumation. Les gens ne mourraient pas toujours à proximité de leur domicile. Avant d’être rapatrié, le corps, pour des raisons d’hygiène, était réduit à un sac d’os retirés d’une marmite où l’on avait fait bouillir ses parties dépecées en plusieurs morceaux. Mais, parfois, la dalle funéraire était commandée bien avant la mort du « futur défunt », permettant à ce dernier de faire part de ses souhaits ou de ses choix quant à la composition de sa future tombe et de son épitaphe. On peut dire alors que la réalisation de la pierre tombale pouvait à la fois débuter et clôturer ce long parcours dédié aux funérailles. Une fois la décision prise, par nécessité ou anticipation, de faire faire cette dalle, la famille faisait appel à l’artisan tombier.
La commande était réalisée dans l’atelier de l’artisan qui ne recevait qu’une partie de la somme, le solde n’étant versé qu’après l’installation finale de la plate tombe dans le lieu de l’inhumation. Un contrat était alors dûment signé auprès du prévôt prévoyant les modalités et contraintes à respecter par le tailleur de pierre comme en témoigne cet extrait ci-dessous daté du 29 mars 1296 :
« ke on vora et les coulombes et le tabernacle porsivant de laiton et II kiençons desous les pies le dame, de laiton, et bien graver et souffissaument ; et toute ceste œuvre doit maistre Jehan faire bien et souffissaument à se coust et à se fret et livrer à Biauliu d’en costé Nièle, devens le jour saint Pierre entrant aoust ki vient procennement, por XXIII libvres de parisis, à payer maintenant X LIBVRES DE PARISIS ET XIII LIBVRES DE PARISIS QUAND LI PIERRE SERA ASSISE... »
Les monnaies utilisées alors étaient la livre parisis, le sol et le denier. On s’aperçoit des détails apportés par les commanditaires à la réalisation de cette pierre mais aussi du délai imparti qui peut se révéler très court puisque proche ici de trois mois, ce délai comprenant la taille, le transport et la mise en place de la dalle. Nous voyons également que la somme n’était réglée qu’en partie, en raison des risques de casse pouvant survenir soit pendant le transport, soit lors de la mise en place.
Ci-dessous les extraits d’une quittance après une commande qui s’est bien passée décrivant le type de sculpture (ici en ronde bosse) détaillant les parts financières respectives de la taille, du transport et de la mise en place.
« A Jehan G……, tailleur de pierre à T……., pour avoir taillé et livré une lame gracieuse , ronde pierre, mise sur la sépulture dudit deffunct, LX l.p. et pour la voiture d’icelle pierre, III l. XII ss. Et pour les depens dudit Jehan d’estre venu audit Courtray pour asseir ladite pierre xiiii ss. xi par. i ss. qui monte ensemble lxiiii l. xii s. »
Le contrat passé avec le tombier, qui était responsable de la totalité de l’opération, impliquait par conséquences les contrats signés entre le tombier et le carrier qui extrayait les pierres de la carrière, mais aussi entre le tombier et le voiturier pour le transport.
Focus sur l'artisan tombier
Le terme de sculpteur n’est en fait pratiquement jamais utilisé pour définir l’artisan qui va réaliser une plate tombe. On lui préférera celui de graveur de lames ou tombier, tandis que le tailleur d’image sera plus à même de réaliser un gisant, en ronde bosse qui est une pierre tombale sculptée en relief. Mais ces deux qualités pourront être réunies sous le terme de tailleur de pierre, l’artisan pouvant déborder sa spécificité et rejoindre l’autre. Le maître artisan pouvait être à la tête d’une dizaine d’ouvriers, apprentis compris.
La production
Généralement, la pierre était extraite des carrières les plus proches, limitant ainsi le coût du transport. Le matériau utilisé dépend donc souvent des carrières de la région où se tient la sépulture. Nous aurons alors des calcaires de qualités différentes, des schistes, des grès, des granits, etc. Leurs propriétés seront définies par leur couleur, leur porosité, leur résistance aux chocs, à la pollution, aux acides, etc. ainsi que par leur masse volumique (qui est l’équivalent de la densité, mais appliquée aux solides). Par exemple, une masse volumique de 2,5 nous indique que ce matériau est 2,5 fois plus lourd que l’eau pour un même volume. La masse volumique des pierres utilisées varie entre 2,05 et 2,6. La qualité de ces matériaux favorisera ou non la facilité de la gravure ou de la sculpture, et l’on ne pourra pas avoir la même finesse de trait sur un granit que sur un calcaire.
La dalle funéraire est formée d’une lame de pierre monolithe le plus souvent rectangulaire débitée d’un bloc. Les plates tombes étaient débitées en séries, produites en « lames » de dimension standard pour la plupart, ou suivant les commandes.
L’épaisseur de la lame était fonction du matériau utilisé mais aussi de la taille de la tombe. Elle pouvait varier de 10 à 28 cm. Il s’agissait donc d’un parallélépipède. Parfois, la taille pouvait être en biseau (comme dans la photo ci-contre).
La production des plates tombes ou « lames » étant très importante, celles qui étaient de qualité courante pouvaient être réalisées en série avec les éléments architecturaux « préfabriqués », c’est-à-dire faits avant l’insertion de l’effigie et de l’épigraphie, souvent par les apprentis. De très nombreuses pierres ont ainsi été exportées avant d’être finalisées sur le lieu d’inhumation.
De même, lorsque l’effigie n’avait pas à être ressemblante au défunt comme aux XIIIème et XIVème siècles, celle-ci était sculptée sur le lieu de production. L’épigraphe pouvait ensuite être gravée sur le lieu d’inhumation par un simple maçon.
Toute gravure était réalisée à partir d’un dessin, sorte de « patron » qui était reporté sur la pierre le plus souvent avec la technique du report des carreaux.
Les dimensions de ces dalles étaient de l’ordre de 200 à 250 cm par 90 cm ou plus. Ces dimensions augmentèrent progressivement avec le temps. Mais elles dépendaient surtout des moyens des commanditaires qui concernaient principalement l’aristocratie et le clergé.
Vers le XVIème siècle, les bourgeois ou gros marchands commandèrent également des dalles funéraires.
En Normandie, pauvre en carrières de pierres, les monuments funéraires étaient surtout exécutés en céramique. Une solution existait toutefois, plus coûteuse, consistant à importer de bonnes pierres depuis les régions productrices, ce qui impliquera le type de sculpture et surtout le nombre de commandes. Elles pouvaient donc venir du Limousin, de Paris, de Flandre ou de Tournay qui produisait sa pierre noire, ou de la région de Caen.
En Bretagne, l’importation représentait environ 40 à 50% des productions de dalles funéraires. Le granit, pierre difficile à maîtriser par le burin, se prêtait beaucoup plus à la sculpture des gisants qui sont majoritaires. En Bourgogne, ce pourcentage était nettement moindre car cette région était riche en carrières de pierres calcaires. Dans le Tournaisis, l’extrême richesse de la région en pierre noire permettait même une importante exportation de ces pierres qu'on a retrouvé jusque dans les Côtes d'Armor (Runan).
La pierre devrait donc voyager, autant que possible par voie d’eau, servant de lest au bateau, car plus sécuritaire que le chariot qui souvent terminait le trajet. Malgré leur poids très élevé, qui peut aller de 500 kg à 2 tonnes voire plus, ces lames peuvent se révéler assez fragiles, ce qui rend leur transport particulièrement délicat, et c’est pourquoi il était assez courant de voir des plates tombes partiellement cassées, la plupart du temps dans les coins.
Répartition provinciales des plates tombes
La base Palissy proposée par le Ministère des affaires culturelles, a recensé la quasi totalité des monuments funéraires français (13633 au 31 décembre 2018). Cette base propose une liste de ces différents monuments définis suivant de nombreux critères (type, date, localisation, mensurations etc...).
Il a été ainsi possible d'établir une sorte de classement régional de ces plates tombes qui sont des monuments sans relief et non pas sculptés, mais gravés.
Mais elle permet surtout de faire ressortir une sorte de ligne coupant la France en deux, avec une moitié nord très riche en plates tombes (environ 86%) et l'autre moitié sud très pauvre.
Les socles géologiques ne pouvant expliquer à eux seuls cette disparité, peut se poser la question de l'influence des courants de culture, mais peut-être aussi d'un pouvoir royal situé dans la partie nord...
Nul doute que des explications pourront être apportées par nos historiens qui se pencheront sur cette curieuse ligne de démarcation.