Les sources

La consonance : une recherche de l'Harmonie

Harmonia est ordinatio celi et terre

(l'Harmonie est l'ordonnance du ciel et de la terre)

Au Moyen Age, l'ars musica comprend tout un ensemble de connaissances théoriques autant que pratiques hérité des Anciens (notamment Pythagore et Platon) pour qui le Monde est le reflet de la divine Harmonie. Pour eux, la spéculation philosophique qui relève de la pensée (donc de l'esprit) est supérieure à l'exécution proprement dite qui elle, relève du monde physique (donc de la matière). Ainsi conçue, la musique revêt une double perspective : elle est spéculative en tant que source de connaissance métaphysique, et concrète dans son exécution liturgique.

  • D'un côté, le monde des philosophes et des théoriciens pour qui était réservé le nom de musicus, musicien.

  • De l'autre, celui des exécutants, les cantus, chantres.

La pensée médiévale cherche à concilier la tradition chrétienne (en terme de foi) et la pensée des Anciens en matière de philosophie et de représentation du monde. Le développement du christianisme s'inscrit donc dans la foulée de cette tradition pour qui, Dieu, idéal de perfection, se manifeste dans sa Création, et pour qui la Beauté réside dans l'Harmonie divine qui régit l'univers. Les sons, dans leur consonance, donnent à goûter en quelque sorte à cette Harmonie des Sphères qui se devine derrière les rapports de proportions des nombres.

" Les nombres et les proportions de la musique agissent comme des métaphores sonores de la Création divine " (1)

En musique, la tradition pythagoricienne a été transmise par quelques auteurs tels Saint-Augustin, Boèce, Cassiodore et Isidore de Séville. Ces auteurs de l'Antiquité tardive sont les relais essentiels, les éléments de continuité, par lesquels l'héritage antique s'est transmis à la civilisation occidentale. Leurs oeuvres seront abondamment commentées et serviront de référence pour la formation des clercs médiévaux.

Musica mundana, humana et instrumentalis (~1300), Bibliothèque Médicis, Florence.

La conception de la musique des Anciens

Pour les Anciens, l'Univers entier est gouverné par des lois de correspondance qui expriment la divine Harmonie. Dans cet esprit, la musique est d'abord et avant tout un objet de spéculation philosophique et métaphysique qui permet d'appréhender cette harmonie.

Comme Boèce l'explique dans son traité, De institutione musica, la musique émane de trois instances essentielles :

• La Musica mundana ou musique du monde. Cette "musique des sphères" commande le mouvement des astres et des planètes dans un ballet cosmique reflet de l'Harmonie universelle.

• La Musica humana, ou musique de l'homme. Elle régit le métabolisme du corps humain, de même que les rapports entre l'âme et le corps ou entre la sensibilité et la raison.

• La Musica instrumentalis, ou musique instrumentale.

Seule audible pour l'être humain, elle est produite par la voix ou les instruments. Les règles de la consonance qui la régissent sont le résultat de rapports de proportion mathématiques simples et universels.

On comprend, dès lors, que la musique trouve sa place parmi les autres sciences du quadrivium : (mathématiques, astronomie et géométrie). Étudier la musique, c'est comprendre l'Univers, et, ultimement atteindre Dieu.

La pensée de Saint Augustin (354-430)

La pensée de Saint-Augustin constitue une référence majeure au Moyen-Âge. Ses idées sur la musique sont consignées dans son traité De Musica où, après avoir discuté de la question du rythme, il s'intéresse aux implications philosophiques et théologiques de la musique. Saint-Augustin fait écho à la pensée platonicienne, quand il considère le nombre et ses propriétés comme révélant l'Harmonie divine de la création. " L'étude de la musique conduit ainsi à la révélation et la contemplation de Dieu " (2). Par ailleurs, il s'intéresse aux effets de la musique sur l'âme ainsi qu'aux mécanismes de la perception sonore.

  • Ainsi, pour Saint-Augustin, la musique s'adresse à l'âme et non à l'oreille. En effet, comment une perception sensorielle peut-elle réussir à émouvoir l'auditeur, sinon parce que la sensation musicale est une propriété de l'âme, mais qui est ressentie à travers le corps.

  • La musique révèle donc l'unité fondamentale entre le corps et l'âme. Par ailleurs, la sensation musicale persiste dans le souvenir, donc bien après la perception proprement dite : preuve supplémentaire qu'elle s'adresse à l'âme en faisant vibrer les " nombres intérieurs " qui régissent l'être humain tout autant que l'Univers.

L'oeuvre de Boèce (480-524)

" Par la raison divine, toutes choses furent établies dans l'harmonie des nombres. "

(Boèce)

Philosophe néo-platonicien, Boèce est issu d'une famille aristocratique romaine. Il vécut à cette époque trouble où un royaume germanique tente de s'implanter en Italie (comme un peu partout en Occident depuis l'effondrement de l'Empire romain).

  • Théodoric le Grand (455-526), roi des Ostrogoths, entend se poser en digne héritier de la civilisation romaine, en protégeant les lettres et les arts, en imposant le droit romain et en s'entourant de conseillers latins, notamment, Boèce et Cassiodore.

Boèce est l'un des derniers intellectuels classiques de l'antiquité, c'est-à-dire intégrant les deux cultures, latine et grecque. L'époque voit en effet s'accentuer la ligne de fracture qui traverse l'ex-empire romain entre l'Orient byzantin, imprégné d'hellénisme, et l'Occident latin qui s'ouvre à l'influence germanique.

Dans son traité, De Institutione musica (Fondements de la musique), Boèce transmet les théories et les conceptions musicales issues de la Grèce antique et adoptées intégralement par les Romains. Ses écrits pédagogiques ont contribué à transmettre le savoir dans les quatre matières du quadrivium : les mathématiques, l'astronomie, la géométrie et la musique. L'oeuvre de Boèce reste fondamentale en ce qu'elle constitue une synthèse du savoir des Anciens et l'un des fondements de la pensée spéculative médiévale. Elle demeure une autorité incontestée jusqu'à la Renaissance.

Le legs de Cassiodore (~ 490 - ~ 583)

Cassiodore a contribué à définir les arts libéraux qui formeront la base de l'enseignement au Moyen Age. Sa répartition du savoir en 7 matières regroupées dans le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et le quadrivium (mathématiques, géométrie, astronomie et musique) est adoptée au sein des écoles médiévales. Au Moyen Age, ces connaissances étaient jugées essentielles pour préparer aux études supérieures : la philosophie, la théologie ou le droit et, éventuellement, la médecine.

Cassiodore identifie trois composantes de la musique : harmonica, rythmica et metrica, et définit la musique comme une discipline mathématique traitant des relations entre les nombres et de leur représentation géométrique parfaite. Un exemple de l'application de ce principe est illustré dans le symbolisme du rythme ternaire.

  • Le rythme ternaire, tempus perfectorum, pour les Anciens, est représenté par le cercle pythagoricien (figure géométrique parfaite). Il évoque le mystère de la Trinité chrétienne, par laquelle le Trois devient Un.

  • Plus tard on utilisera un demi-cercle, C, donc un cercle brisé, pour un rythme binaire, considéré comme " imparfait ".

Les premiers traités médiévaux

Les premiers traités médiévaux sur la musique apparaissent à l'époque carolingienne (milieu du IXe s.). Ils s'inspirent directement de l'héritage des Anciens.

  • Aurélien de Réôme écrit entre 840 et 850 le Musica disciplina, premier traité médiéval sur la musique qui nous soit parvenu, et qui fait écho à la pensée de Boèce et de Cassiodore. Témoignage précieux parce qu'il expose en détail la théorie des 8 modes (ou tons ecclésiastiques).

  • Le traité De harmonica institutione (~ 880) attribué au moine Hucbald de Saint-Amand (840-930) est un ouvrage à tendance didactique qui simplifie la pensée de Boèce. Il a décrit un système sonore basé sur l'hexacorde (3). L'enseignement d'Hucbald a permis la réalisation du Musica enchiriadis et du Scola enchiriadis, importants traités qui furent rédigés vers 900 et qui sont les premiers témoignages d'une pratique de la polyphonie en Occident.

Le moine Hucbald de Saint-Amant définit la consonance comme " un mélange de deux sons, calculé et susceptible d'être en accord ". Consonant, littéralement : " ce qui sonne avec ". Ulrich Michels explique la consonance comme produisant un " haut degré de fusion ", un " sentiment de repos et de détente ", alors qu'à l'inverse, la dissonance produit une " impression de frottement et de tension, et tend à se résoudre sur une consonance " (4).

Au Moyen Age la question de la consonance est de la plus haute importance dans le contexte de l'exercice du chant sacré. La consonance en effet est ce qui relève de l'Harmonie, qui est, par essence, divine et intemporelle.

Notes

    1. Ferrand, Françoise, dir. Guide de la musique du Moyen Âge, Partis, Fayard, coll. "Les indispensables de la musique", 1999, p. 68

    2. Idem, p. 66

    3. L'hexacorde est constituée de 6 sons qui sont à l'origine de notre gamme actuelle (il n'y a pas encore de note "si").

    4. Michels, Ulrich. Guide illustré de la musique, vol.1, Paris, Fayard, coll. "Les indispensables de la musique", 1988. p. 85