L'école St-Martial de Limoges

L'abbaye de Saint-Martial de Limoges, en Aquitaine, est l'un des centres fondateurs de la polyphonie. C'est là, en effet qu'on voit apparaître, au plus tard au IXe siècle, l'organum primitif.

Extrait du tropaire de Saint-Martial de Limoges, XIe siècle, neumes aquitains BnF, Manuscrits 1118, fol. 111.

Le monastère de Saint-Martial de Limoges

Saint-Martial de Limoges est un haut lieu de la culture médiévale entre les IXe et XIIIe siècles, particulièrement en littérature et en musique. Le monastère, fondé en 848, doit sa renommée aux reliques de Martial qui fut, au IIIe siècle, l'un des sept évêques envoyés en Gaule pour prêcher l'évangile. Le monastère devient le plus célèbre lieu de pèlerinage en Aquitaine ainsi qu'un centre d'animation culturelle de première importance.

Le monastère a conservé une exceptionnelle collection de manuscrits musicaux qui offrent les plus anciens témoignages de notation neumatique ainsi que les premières compositions polyphoniques.

L'organum primitif

L'organum (organa au pluriel), est d'abord conçu comme un embellissement du chant liturgique. Au départ il s'agit d'une pratique improvisée. À partir de l'unisson, une deuxième voix (dite organale) se déploie en dessous et en parallèle à la ligne de plain-chant ou vox principalis, ce qui élargit le spectre sonore et multiplie les effets de résonances. On nomme aussi organum parallèle, ou encore diaphonie, cette première forme de polyphonie.

  • Le terme organum dérive du grec, organon, (instrument, orgue), parce qu'on se basait sur la hauteur des tuyaux d'orgue pour accorder les voix. On sait que l'orgue apparaît dans les églises au IXe siècle pour accompagner le chant des hymnes et peut-être aussi le plain-chant (sauf à Rome où le chant restera a capella).

Des allusions à une pratique polyphonique primitive sont attestées dans les écrits théoriques de saint Augustin (Ve s.) et de Boèce (VIe s.). Cependant ce n'est pas avant le IXe siècle, que l'on pourra trouver des mentions écrites de la pratique de superposer des sons dans l'exécution du chant liturgique.

  • Le traité Musica enchiriadis, de la fin du IXe siècle, atteste de la pratique d'une polyphonie à deux voix sous deux formes : les voix s'accompagnent soit par mouvement strictement parallèle entre elles; soit par mouvement oblique, permettant plus d'effet sonore. L'évolution du genre conduira à toujours plus d'autonomie pour la voix organale.

[Source de l'image]

[Des exemples sonores d'organum parallèles sur ICI.]

À partir du moment où intervient une deuxième voix, il importe d'harmoniser les lignes mélodiques et cela se fera selon les règles du contrepoint c'est-à-dire, note contre note (de contra punctus, punctus = point et contra = contre). Les chantres médiévaux, profondément imprégnés de l'enseignement des Anciens, vont établir les règles du contrepoint selon le principe de la consonance (ou accords parfaits).

  • Ainsi, la voix organale ira doubler la ligne de plain-chant à une distance de quarte, de quinte ou d'octave, seuls intervalles considérés consonants parce que de proportion parfaite.

Le déchant

Au XIe siècle on voit apparaître, dans le traité Micrologus de Guido d'Arezzo, un autre procédé polyphonique qu'on appelle discantus ou déchant. D'un mouvement parallèle stricte, la pratique de la polyphonie se complexifie avec le croisement des voix et la technique du mouvement contraire. Lorsqu'une voix monte, l'autre descend et vice versa (voir image ci-dessous). À partir de là, le terme discantus ou déchant sera réservé au chant polyphonique contrapuntique (note contre note, syllabe contre syllabe ou mélisme contre mélisme), alors que le mot organum désignera un chant orné ou à vocalises).

  • La voix principale issue du plain-chant est toujours pré-existante. Elle prend le nom de tenor (teneur) parce qu'elle "soutient" le déchant. (Au XIIIe s. on parlera de cantus firmus). La seconde voix ou voix organale est le déchant proprement dit, et se situe généralement en dessous-de la teneur, bien que le croisement des voix est fréquent.

  • Le déchant respecte cependant les règles de la consonance. Les voix commencent et finissent à l'unisson. La rencontre des voix sur des intervalles dissonants (tierce, sixte) doit être brève et se " résoudre " sur une consonance. Les mélismes et vocalises se font toujours sur une consonance.

La pratique du déchant est le plus souvent improvisée. Le soliste "chante sur le livre", c'est-à-dire qu'il a devant lui la ligne de plain-chant sur laquelle il brode la seconde voix à la lecture. Par ailleurs, l'exécution de ce chant polyphonique demande une plus grande cohésion de l'ensemble ce qui oblige de "battre la mesure". Cette battue se nomme le "tactus" car pour chaque note on frappe le pupitre du doigt ou de la main.

À noter que ce progrès dans la technique de composition à deux voix, qui se développe à Saint-Martial-de-Limoges, est rendu possible grâce à la notation musicale qui se précise de plus en plus. Elle se diffusera dans le nord de la France, en Espagne, et de là en Angleterre par les routes de pèlerinage.

Le Codex Calixtinus (dédié au pape Calixte II) a été copié en Bourgogne pour accueillir les pèlerins qui venaient à Compostelle toucher les reliques de Saint-Jacques. Il poursuit la tradition de Saint-Martial de Limoges. Cet exemple de partition montre bien le mouvement contraire des voix.

En Angleterre la pratique polyphonique sera moins rigoureusement assujettie aux règles de la consonance. Le gymel (de cantus gemellus, chant jumeau) recourt à des accords de tierce, donnant une sonorité particulière à la musique anglaise. Vers la fin du XIVe siècle, les chantres anglais vont adjoindre une troisième voix à la sixte transformant ainsi le gymel en faux-bourdon. C'est ce qu'on appellera la "contenance angloise ".