L'Ars antiqua

À partir du XIIe siècle, la polyphonie occidentale connaît un grand développement et de nouveaux centres émergent. Les grandes cathédrales qui apparaissent dans la foulée de l'essor urbain entretiennent des écoles de chant pour le service liturgique. Ainsi, la schola cantorum de la cathédrale Notre-Dame de Paris deviendra l'avant-garde de l'art musical en Occident, et son rayonnement atteindra l'Europe entière. L'ensemble de la production polyphonique de cette école prendra a postériori le nom d'Ars Antiqua par opposition à l'Ars nova qui apparaît au XIVe siècle.

[Source de l'image]

Page du Codex de Montpellier, un chansonnier qui rassemble des pièces représentatives d'à peu près tous les genres : motets profanes à 2 ou 3 voix, organa et conduits.

Il demeure un témoignage inestimable de la production polyphonique française du XIIIe siècle.


L'organum fleuri ou à vocalises

À partir du XIIe siècle, l'organum évolue vers une plus grande liberté et devient beaucoup plus élaboré. La voix organale se retrouve à la partie supérieure et devient autonome par rapport à ligne du plain-chant qui elle, se retrouve à la partie inférieure. La voix organale s'enrichit de longs mélismes ou vocalises qui "ornent" ou "fleurissent" le chant liturgique. Cette évolution n'est pas étrangère à l'apparition de l'architecture gothique qui offre des possibilités acoustiques nouvelles liées à la construction de hautes voûtes en pierre.

  • Le nouvel organum est composé et noté et non plus seulement improvisé (donc donne lieu à des structures sonores complexes).

  • La durée des notes de la teneur s'allonge pendant que, à la partie supérieure, la voix organale se déploie en mélismes sur la même syllabe. Il peut quelques fois y avoir jusqu'à 20 notes de mélisme pour une seule note à la teneur ! Ce procédé donne naissance à la technique du bourdon : la teneur produisant un son de base qui sert de fondement à la composition polyphonique.

L'école Notre-Dame de Paris

Héritière de l'école aquitaine de St-Martial de Limoges, Notre-Dame à Paris portera la polyphonie à son premier apogée. Les compositions à 3 puis 4 voix vont se multiplier, en même temps que se poursuivront les recherches sur le rythme. L'essentiel des pièces de cette école qui nous ont été transmises proviennent du Magnus Liber Organi qui servait au culte à Notre-Dame. Sans doute composé à l'origine par Léonin (1135-1201) vers 1180, il fut développé et complété par Pérotin (1160-1230). L'original a disparu. Les manuscrits qui subsistent de cette école sont des compilations plus ou moins fidèles qui datent d'une période ultérieure (XIIIe s.).

[Un exemple d'orgnum duplum (à deux voix) de Léonin sur Youtube.]

[Ce Deus Misertus, d'une beauté poignante, témoigne de la grande maîtrise des chantres de l'école de Notre-Dame dans l'art de la polyphonie.]

L'organum évolue vers une plus grande virtuosité en même temps qu'une plus grande complexité formelle avec l'ajout de nouvelles lignes mélodiques qui prennent appui sur la teneur. Maître Pérotin (actif dans les années 1200) s'est acquis une grande renommée en introduisant dans ses compositions, une troisième (triplum) puis une quatrième (quadriplum) voix.

  • La teneur est constituée des quelques notes du plain-chant qui sont prolongées pour soutenir l'édifice polyphonique. La mélodie de plain-chant devient ainsi le cantus firmus, (de cantus, chant et firmus, appui).

  • Le cantus firmus devient le principe unificateur de l'oeuvre puisque les autres lignes mélodiques se définissent par rapport à lui selon les règles de la consonance.

Par ailleurs, les exécutants tendent à se spécialiser : à Notre-Dame on retrouve des chantres "Tenoristae", qui ont pour fonction de tenir le plain-chant et des chantres "Machicoti", ceux, sans doute les plus doués, qui ont pour fonction d'orner le chant d'un contrepoint improvisé.

Au XIIIe siècle, la renommée de l'école de Notre-Dame s'étend à toute la chrétienté occidentale.

[Pour écouter l'organum Viderunt Omnes de Pérotin.]

La cathédrale Notre-Dame de Paris

Les travaux de la cathédrale Notre-Dame de Paris commencent en 1160. Son choeur est terminé vers 1180 et la cathédrale s'ouvre au culte en 1182.

La construction du transept et de la nef se poursuit jusqu'en 1220 et la façade est terminée vers 1250.

Nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Les maîtres de chapelle
de la cathédrale disposent d'une acoustique exceptionnelle générée par les voûtes gothiques de l'édifice.

[Lire l'article de Hélène Laberge, Musique et architecture]

La mesure du temps

"La musique est la science du nombre rapportée aux sons".

(Jean de Garlande, 1275)

La pratique polyphonique évolue et se transforme grâce aux perfectionnements des techniques de notation qui permettent d'explorer un nouvel espace sonore où le rythme se contracte et s'accélère. Une des grandes innovations de l'école de Notre-Dame c'est d'introduire la mesure du temps dans la composition musicale. Au cantus planus (plain-chant), monodique, et dont la valeur des notes n'est pas mesurée, s'oppose maintenant le cantus mensurabilis (chant mesuré). Le principe se développe au XIIIe siècle et devient un système cohérent et efficace.

Au niveau de la notation, on indiquera plus précisément le mouvement de la voix à l'aide des ligatures, plusieurs notes reliées entre elles et référant à un des 6 modes rythmiques (selon l'agencement des longues et des brèves). Les ligatures sont une forme archaïque de notation de la valeur des notes, mais elles seront très utiles pour noter les mélismes.

Avec la notation mesurée, la polyphonie atteint une première maturité.

Dans son traité, De mensurabili musica ( ~1240), Jean de Garlande (1190-1250) établit les structures musicales de plusieurs formes polyphoniques : l'organum, le conduit et le motet. Comme tous les théoriciens médiévaux, il explique les règles de la consonance.

Le conduit

Le conduit est d'une grande importance dans l'histoire de la musique par ce que sa composition ne réfère pas à un chant liturgique pré-existant mais relève de l'invention pure. Le conduit est à l'origine un chant de procession (issu du trope d'introït) destiné à rassembler les fidèles ou à stimuler l'ardeur des assistants. D'abord monodique, il devient polyphonique au XIIe siècle en recourant au procédé du déchant. Le conduit est en effet un chant syllabique, de facture plus simple que l'organum (réservé aux spécialistes). Mais sa plus grande liberté de composition fait de lui le moteur de l'évolution des formes de la polyphonie. Au XIIIe siècle, le conduit s'ouvre à l'univers profane.

Francon de Cologne (v. 1215-v. 1270) donne ici des indications sur la composition d'un conduit :

" Qui veut composer un conduit composera d'abord la plus belle mélodie qu'il pourra. Ensuite il lui adjoindra d'autres mélodies en veillant à leur propre valeur ainsi qu'aux consonances de l'ensemble selon les règles du déchant ".

Le conduit, comme l'organum, s'effacera devant le motet vers la fin du XIIIe siècle.

Le cloître du monastère des moniales cisterciennes de Las Huelgas (Espagne), une halte sur la route des pèlerins de St-Jacques de Compostelle

[Le conduit Ave Maris Stella sur Youtube].

Le Codex Las Huelgas

Près de Burgos, à la fin du XIIe siècle, le roi de Castille, fonde le monastère de Las Huelgas pour servir de nécropole royale. C'est au sein de ce monastère qu'a été constitué le codex dit Las Huelgas, l'un des plus importants représentants de l'Ars Antiqua des XIIe-XIIIe siècle tel qu'il s'est développé au sein de l'école de Notre-Dame.

Copié en tant que tel au début du XIVe, il fut scrupuleusement conservé et transmis par les religieuses du monastère. Ce répertoire de chants et de musiques était destiné à servir l'office liturgique. Il est très varié et représente à peu près tous les genres musicaux de l'époque : trope, prose, organum, conduit et motet.

Le motet

L'origine du motet est similaire à celui du trope. Pour mieux se rappeler les longs mélismes de l'organum à vocalises, les chantres exécutent ces ornements avec des paroles, de "petits mots" donc des motets. Le motet dérive donc d'une section de l'organum qui finira par se détacher de son support liturgique pour devenir une forme musicale autonome à la fin du XIIIe siècle qui s'appliquera d'abord au chant religieux, mais s'étendra aussi à la polyphonie profane.

  • Au départ, il s'agit de petits textes, des clausules, qui sont ajoutés à la voix organale pour former des entités mélodico-rythmiques assez consistantes pour s'adapter à de multiples usages, particulièrement dans les cadences (sections finales de l'organum).

  • Ces clausules sont en fait des sections contrapuntiques réglées par un rythme métrique et qui finiront par former des cellules interchangeables que le chantre pourra utiliser à sa guise pour souligner certains passages liturgiques ou donner plus de faste à certaines cérémonies. Pérotin a composé un certain nombre de clausules que l'on retrouve répertoriées dans les manuscrits et destinées à terminer une pièce musicale.

C'est à partir de ces clausules que se développe le motet, lequel devient, au XIIIe siècle, une construction polyphonique complexe.

  • À la teneur en latin (issue du plain-chant liturgique) se superpose une deuxième voix porteuse d'un texte et d'un mode rythmique différents auxquelles s'ajoutent bientôt, une troisième voix dotée d'un autre texte, et même une quatrième voix.

  • Les textes, tous différents, peuvent également être de langues différentes : latin, français, etc.

Assez rapidement (vers le milieu du XIIIe siècle), les textes des différentes voix en viennent à ne plus voir de rapport de sens entre elles et la teneur devient un simple prétexte musical que l'on exécute à l'instrument. Son rôle cependant est toujours de soutenir la construction polyphonique. À cet effet on en vient à isoler un fragment rythmique que l'on répète tout au long de la pièce. Ce procédé se nomme isorythmie (rythme "égal"). C'est durant la même période que le motet devient aussi profane, même si la teneur isorythmique est toujours d'origine liturgique.

[Écoutez le motet 231 du Codex Montpellier Puisque bele dame m'eime,

un texte courtois en français sur une teneur en latin flos filius e[ius]


Le rondeau polyphonique

La polyphonie liturgique influence les autres formes musicales profanes. Adam de la Halle (~1240-1285) réalise la première rencontre entre la chanson (forme populaire) et la polyphonie (culture savante) en créant le rondeau polyphonique sur le modèle du conduit. Ce qui séduit dans le genre c'est son principe d'harmonisation homosyllabique. Ce procédé introduit un sens de verticalité dans la musique associant rythme et parole, alors que le contrepoint insiste sur l'horizontalité ou chaque voix demeure indépendante.

  • Adam de la Halle (1240-1287) est considéré comme le dernier trouvère. Il est aussi le créateur du théâtre lyrique profane avec son Jeu de la feuillée et son Jeu de Robin et Marion (voir le manuscrit / découvrir l'oeuvre sur Analekta). Il s'agit en fait d'un théâtre parlé avec interpolation de pièces chantées (pastourelles à refrain). Malgré tout, la musique est pensée comme partie intégrante de l'oeuvre, et dans ce sens, elles constituent un lointain ancêtre de nos comédies musicales.

[Écoutez deux rondeaux de Adam de la Halle :

A Dieu comment amouretes et Je muirs, je muirs d'amourete.]