La lyrique courtoise

"La chanson est le plus noble des poèmes, et sa figure est ainsi plus noble que toute autre"

(Dante)

La culture courtoise

La lyrique courtoise désigne une poésie mise en musique, dont le sujet est profane (non religieux) et composé en langue vernaculaire (et non en latin). L'apparition de cet art nouveau correspond à l'essor d'une culture aristocratique qui s'est formée dans le milieu des cours féodales du sud de la France, en Occitanie, pays de langue d'oc [Voir carte]. Cette culture, dite courtoise, témoigne d'un raffinement des moeurs au sein d'une élite cultivée.

Enluminure extraite du codex Manesse

Essentiellement, l'art des troubadours et des trouvères est l'expression musicale de l'amour courtois ou fin'amor, soit un amour élevé et idéalisé, bien différent des comportements jugés vulgaires des gens du commun. Le répertoire des trouvères et des troubadours est donc en grande partie constitué par des chants de louanges à la dame "courtisée". Art élitiste, la lyrique courtoise témoigne des valeurs féodales, dont l'idéal chevaleresque représente une version sublimée.

  • Le fin'amor (amour épuré, parfait) implique des rapports de soumission de nature féodale de la part de l'amant à l'égard de sa Dame : il lui prête hommage, lui jure fidélité et obéissance jusqu'à la mort, l'adule, se soumet à tous ses caprices et implore sa pitié.

  • La Dame est objet d'adoration et l'amoureux se complaît dans une espèce d'extase mystique en pensant à elle, ce qui constitue toute la joie de l'amant. "...Le fin'amor est une sorte de mystique profane parallèle à l'amour sacré, suggérant à l'amant des attitudes mentales à l'image des attitudes religieuses" (1).

Ces deux idées suggèrent que la Dame est un personnage lointain et inaccessible, généralement d'un niveau social supérieur au "soupirant". Il s'agit souvent de la femme du seigneur, donc d'une femme mariée, ce pourquoi l'Église condamne en général l'expression de ce fin'amor puisqu'adultère. Ainsi, on peut déduire que l'amour courtois est avant tout l'exaltation du désir, quête idéalisée d'un amour sublimé et jamais assouvi (comme la quête du Graal ?) Ces amours n'étaient sans doute pas toujours platoniques. Bernard de Ventadour (1130-1195), dit-on, dû s'exiler à la cour d'Aliénore d'Aquitaine pour fuir la colère d'un maître jaloux...

[Pour entendre Can vei la lauzeta mover de Bernard de Ventadour]

Enluminure du manuscrit de Manesse ou de Heidelberg (XIVe siècle).

Le Codex Manesse ou de Heidelberg

Le Codex Manesse est un recueil de poésies courtoises (Minnesang ou chants d'amour courtois) dont les oeuvres furent compilées au XIVe siècle par Rudiger Manesse. Publié pour la première fois en 1748, le codex contient 137 enluminures qui témoignent de la maturité de l'art gothique.

Voir une étude comparative entre le Codex Manesse et le Codex Constance-Weingarten.

L'art des troubadours et des trouvères

L'art lyrique courtois est porté par des poètes-musiciens qu'on appelle troubadours (en pays d'oc) et trouvères (en pays d'oïl), de tropare, qui veut dire inventer, faire des tropes (à l'origine, pièces composées pour enrichir la liturgie). L'art de composer des tropes était très florissant en Aquitaine où rayonnait depuis le IXe siècle, l'abbaye de St-Martial-de-Limoges. Les trobadores sont imprégnés de la culture musicale grégorienne. Ils appliquent au répertoire profane les règles de la musique modale et composent leurs textes sur le modèle du "versus" (composition versifiée en latin à caractère religieux inspirée du trope).

  • Il nous reste 11 pièces du premier des troubadours connus, Guillaume IX (1071-1127) comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, lequel mena une vie tumultueuse et libertine qui l'a mené sur les routes de Compostelle (pour y faire un pèlerinage expiatoire), dans cette Espagne de culture arabo-andalouse qui aura une grande influence sur la culture occidentale, notamment en musique, par exemple en introduisant en Europe des instruments de musique tels le oud, ancêtre du luth, ou le rebab qui donnera le rebec et la vièle.

  • Par la suite cet art se généralise au cours des deux siècles suivants : on connaît environ l'identité de 460 troubadours (incluant une quarantaine de trobairitz, telle la comtesse de Die ). La plupart, mais pas exclusivement, sont issus de la noblesse (moyenne et petite). Certains sont issus de milieux modestes (Bernard de Ventadour ou Guiraut de Borneil, surnommé le maître des troubadours). Ils sont au service des princes et des grands seigneurs dont ils sollicitent faveurs et protection.

[Un exemple de canso (paroles et musique) : L'autrier jost'una sebissa de Marcabru (~1127 - 1148).]

La croisade albigeoise (1209-1229) mettra abruptement un terme à la civilisation occitane et donc à son expression artistique. Les troubadours trouveront refuge en Italie, en Espagne et au Portugal favorisant ainsi la diffusion de la lyrique courtoise dans ces pays. De même, une école allemande de "chanteurs d'amour" ou Minnesänger se développera sur le modèle de l'art du fin'amor.

Vers la fin du XIIe siècle (~1180), cet art de cour apparaît au nord de la France, dans les pays d'oïl, sans doute grâce au mécénat d'Aliénor d'Aquitaine (1122-1204), petite-fille de Guillaume IX.

  • Aliénor sera successivement l'épouse du roi de France, Louis VII (1137), puis du roi d'Angleterre, Henri II (1152). Elle apporte avec elle la culture occitane et contribue au raffinement des cours française et anglaise. Ses filles, Marie de Champagne (à la cour de Troyes) et Aléïs de Blois seront, comme elle, protectrices de la culture et des arts.

En général, l'art des trouvères s'exprimera dans des genres variés et dont les formes sont plus libres et plus simples. Sans doute faut-il y voir l'influence de la culture bourgeoise qui se développe en lien avec l'essor urbain dans le Nord de la France.

[Pour découvrir ce répertoire : quelques exemples avec David Monrow et le Early Music Consort.]

À côté des troubadours on note la présence de chanteurs-musiciens qui se spécialisent dans l'interprétation du répertoire lyrique, ce sont les jongleurs, du lat. "joculare", plaisanter, badiner. Sorte de saltimbanques, ils se promènent dans les cours et les châteaux pour offrir leurs services d'amuseurs en tous genres, contribuant ainsi à diffuser la chanson courtoise.

Jongleurs s'exécutant à l'occasion d'un festin royal. Illustration d'un traité anonyme du XIIIe siècle. (Bibliothèque royale, Belgique).


Au XIIIe siècle, dans le Nord de la France apparaît le ménestrel, du lat. "ministerialis", celui qui est chargé d'un "ministerium", d'un service ou d'un office dans la maison d'un seigneur, qu'il soit laïc ou ecclésiastique. Les ménestrels (on dit aussi ménétriers ou ménestriers) s'occupent des divertissements et des fêtes qui sont toujours accompagnés de musique.

  • Au début du XIVe siècle, les ménestrels vont fonder des confréries ou corporations pour défendre et réglementer leur métier. Ainsi, dès 1200 était constituée une confrérie des jongleurs et des bourgeois d'Arras connue sous le nom de Charité de Notre-Dame des Ardents. Les ménestrels de Paris rédigent les statuts de leur corporation en 1321 (on note la signature de 8 femmes).

  • Les ménestrels organisent des "écoles" annuelles dans certaines villes (ex. Beauvais, Cambrai, Paris, Lyon...). Ces sessions se déroulent durant la période du Carême (les fêtes et divertissements sont suspendus pendant cette période). Ces rencontres entre gens du métier permettaient de renouveler le répertoire, d'apprendre de nouvelles techniques, d'acheter des instruments, etc.

Avec Adam de la Halle (~1240-1285), l'art des trouvères atteint son apogée. Au service de grands seigneurs laïcs, c'est pour eux qu'il crée des divertissements originaux, des jeux, dont les plus célèbres sont le Jeu de Robin et Marion et le Jeu de la Feuillée. Ce théâtre lyrique profane, chanté et parlé, est l'ancêtre lointain de nos comédies musicales modernes.

[Pour écouter quelques extraits par l'Ensemble Anonymus]

En dernier lieu, il convient de mentionner l'existence de poètes musiciens itinérants qu'on appelle les goliards. Il s'agit de clercs (étudiants) ou de moines vaguants qui vivent en marge des institutions pour lesquelles ils ont été formées. Initiés à la culture savante, ils constestent l'ordre établi et tournent en dérision les valeurs dominantes dans leurs compositions satiriques et parodiques. Ils mènent une existence dissolue, célébrant le bon vin, la bonne chère, l'oisiveté et l'érotisme.

  • Le répertoire des goliards est connu grâce à un manuscrit célèbre conservé jusqu'en 1803 dans un monastère bavarois, le Benediktbeuren, d'où son nom de Carmina Burana (chants de Beuren). Il s'agit d'une compilation de quelque 200 textes, chants et autres compositions réalisée vers le début du XIIIe siècle. On y retrouve des pièces provenant de toute l'Europe (France, Angleterre, Catalogne, Castille, Occitanie...) écrite surtout en latin (langue internationale des clercs), mais quelques unes en vieil allemand et ancien français, qui datent du XIe au XIIIe siècle. Les gracieux chants d'amour et de printemps y côtoient les chansons à boire, les satires anticléricales et irrévérencieuses. Carl Orff s'en est inspiré au XXe siècle pour créer une oeuvre puissante et originale.

[Plusieurs exemples du répertoire des troubadours sur Youtube.]

Le répertoire de la lyrique profane

Les oeuvres, essentiellement monodiques (jusqu'à Adam de la Halle), qui nous sont parvenues ont été colligées tardivement dans des recueils qu'on appelle des chansonniers.

  • En ce qui concerne les troubadours, on a conservé environ 3 500 poèmes, mais seulement 350 mélodies, soit un dixième de leurs oeuvres.

  • Pour ce qui est des trouvères, on a conservé 22 chansonniers constitués entre 1250 et les débuts du XIVe s. et près de 2 000 mélodies ont été préservées touchant une grande variété de genres.

Malgré la notation de la ligne mélodique, les recueils n'indiquent rien de l'instrumentation (si elle existe ?) ni de la structure rythmique de la pièce. On peut classer l'ensemble des oeuvres de la lyrique courtoise en deux catégories selon qu'elles relèvent d'un registre "aristocratisant", c'est le grand chant courtois, savant et raffiné, ou d'un registre "popularisant" de forme plus simple et plus variée d'inspiration folklorique. À ce répertoire s'ajoute la musique de danse où les instruments sont largement employés.


La chanson savante

La danse (ou genre lyrico-chorégraphique)

Le genre lyrico-chorégraphique, du grec khoreia, danse, concerne donc le geste mis en musique. Le terme est traduit en français par carole. Au Moyen Âge, la carole est donc un terme générique pour désigner la danse qui joue un rôle majeur dans l'expression de la culture médiévale. La carole est une danse collective où les danseurs se tiennent par la main et forment une ronde. La carole symbolise donc le cercle, forme parfaite d'essence divine. Boèce représente la musique céleste par des anges dansant autour du trône de Dieu. Il s'agit sans doute d'une pratique très ancienne liée aux cultes de la fertilité comme on le voit lors de certaines fêtes, comme par ex. la Saint-Jean (solstice d'été). Il existe des caroles que les clercs exécutent dans le fond des églises lors de certaines fêtes. Malgré les interdictions répétées de l'Église, cette pratique s'est maintenue dans certains endroits jusqu'au XVIIIe siècle. La danse est un divertissement très apprécié dans les cours aristocratiques et lors des fêtes champêtres où elle permet à chacun de se mettre en valeur et de participer à une culture commune.

Les paysans s'adonnent eux aussi à la dans lors des nombreuses fêtes de village, comme la fête de mai (arbre fleuri qui symbolise la fécondité).

Les danses engendrent des formes musicales de structure circulaire (ex. le retour périodique d'un refrain) tels le rondeau, la ballette et le virelai. L'espampie est une danse purement instrumentale. À noter que, jusqu'au XIVe siècle, ces formes demeurent ouvertes. C'est Guillaume de Machaut, au XIVe siècle, qui en fixera la forme.

La chanson populaire (ou genre lyrico-narratif)

Le chant de pèlerinage

L'élan religieux médiéval s'exprime avec force dans le pèlerinage, (du lat. peregrinus, étranger), un voyage vers des lieux saints qui apportera le pardon des péchés, ou exaucera un voeu ou une guérison. Ce voyage est à la fois une épreuve physique (fatigue, faim, froid, dangers) et une épreuve spirituelle (expiation des péchés, rencontre avec le surnaturel). Muni de son bourdon (gros bâton), de sa besace, de sa gourde et de son écharpe, et après avoir fait son testament, le pèlerin se lance sur les routes pour un long voyage qui le mènera peut-être à l'un des trois grands sanctuaires de la chrétienté :

  • Jérusalem est le lieu le plus prestigieux et le plus ancien. Dès le IVe siècle, les premiers chrétiens viennent poser leurs pas dans ceux du Christ et se recueillir sur les lieux de sa Passion. L'empereur Constantin y fait construire la basilique du Saint-Sépulcre qui deviendra la destination de pèlerins de toute la chrétienté.

  • Le second lieu de pèlerinage en importance est Saint-Jacques de Compostelle en Galice (Espagne). La légende raconte qu'on aurait retrouvé, entre 788 et 838, les restes de l'apôtre Jacques (dit le Majeur) dans une tombe à Compostelle. Dès lors se développe un culte autour de ses reliques. Avec le renouveau spirituel que connaît l'Europe au XIe siècle, c'est de partout en Europe qu'on viendra s'y recueillir. Il faut dire que le zèle des moines clunisiens n'est pas étranger à cet engouement. Les rois chrétiens des Asturies feront construire des basiliques et une cathédrale dans le style roman (1078). Entre 1130 et 1140 a été rédigé un Guide du pèlerin de Saint-Jacques, (cinquième livre du Codex Calixtinus ou Liber Santi Jacobi) premier "guide touristique" en fait, qui donne des informations pratiques sur le voyage. Le guide décrit 4 routes qui traversent la France et qui convergent dans les Pyrénées à Puente-la-Reina, et de là, la route longe la côte jusqu'à Compostelle, ce "champ d'étoiles" (voir carte). Après avoir toucher les reliques, le pèlerin s'en retourne, non sans avoir reçu son "attestation" et s'être procuré quelques "coquilles saint-Jacques" qui seront cousues sur ses vêtements et qui montreront aux yeux de tous la preuve de son pèlerinage.

  • Rome constitue un autre sanctuaire important car on y trouve les tombeaux des apôtres martyrs Pierre et Paul.

Les pèlerinages sont de formidables vecteurs de transmission et de diffusion culturelles. Des musiciens et des jongleurs se mêlent aux pèlerins pour les distraire le soir après une longue journée de marche. L'arrivée à la basilique de Saint-Jacques donne lieu à des manifestations de joie et d'allégresse qui s'expriment par des danses et des chants.

"Avec le pèlerinage voyagent des sons nouveaux, ceux qui ne sont pas diffusés par les filiations monastiques. Le pèlerin qui venait de l'Europe du Nord découvrait, en traversant l'Aquitaine, les polyphonies et conduits composés autour de la célèbre abbaye de Saint-Martial, dans le Limousin, et qui valurent son renom à ce que nous appelons l'École musicale de Saint-martial."(2)


Statue de la Vierge noire à Montserrat

Le Llibre Vermell de Montserrat

Le Llibre Vermell est un recueil de chants destinés à accompagner les pèlerins dans le sanctuaire de la Vierge noire, patronne de la Catalogne (aussi "La Moreneta"). Le Livre fut constitué par les moines de Montserrat à la fin du XIVe siècle. Montserrat est situé dans les montagnes à 35 km de Barcelone. Son abbaye est le second lieu de pèlerinage en Espagne (après Compostelle).

Pour découvrir quelques unes des oeuvres de ce recueil :

Notes

  1. Massin, Jean & Brigitte, dir. Histoire de la musique occidentale, Paris, Fayard, coll. : "Les indispensables de la musique", 1985, p. 193

  2. Marie-Noël Colette, Campus Stellae, chants sacrés du XIIe siècle, [CD], Ensemble Discantus, Brigitte Lesne, Opus 111, (OPS 30-102), 1992, 68:42 min.