L'Ars nova

Le terme Ars nova désigne la musique polyphonique produite au XIVe siècle en France. C'est à Paris que ce nouveau style est mis au point dans l'entourage du théoricien Jean de Murs (traité Notitia artis musicae, 1319), mais c'est Avignon, siège de la papauté entre 1309 et 1378, qui en assure une large diffusion internationale. Le terme est emprunté au traité musical que Philippe de Vitry a écrit après 1320. Homme de lettres et grand érudit, son traité connaîtra une grande renommée. (Vitry est reconnu par ses contemporains comme le "plus grand maître de la science musicale".)

L'Ars nova se diffuse à une époque de bouleversements et de mutations qui marquent la fin du Moyen Âge et son système de représentation du monde. La civilisation occidentale se détache du sacré et s'ouvre à des idées nouvelles centrées sur la valorisation de l'Homme et de la Nature, annonçant ainsi la Renaissance. En témoigne le plus grand nombre de compositions signées par leur auteur ou la préoccupation d'un Guillaume de Machaut à constituer un catalogue de ses oeuvres pour la postérité.

Une scène de charivari extraite du Roman de Fauvel

Un siècle de crises et de mutations

Le XIVe siècle ouvre une longue période de crises multiples qui affectent en profondeur la société médiévale. Les malheurs du temps (famines, épidémies, guerres) assombrissent l'horizon. Le monde médiéval est en proie à une crise morale profonde qui pousse au scepticisme, au doute et au déclin de la foi.

  • Les structures traditionnelles éclatent : la chrétienté est divisée par la crise de la Papauté, la société est de moins en moins féodale et de plus en plus marchande, les nombreux soulèvements paysans et les révoltes urbaines contestent l'ordre social.

  • La France sort passablement affaiblie de la guerre de Cent Ans (1337-1453) qui a dévasté son territoire et sa population. Les classes paysannes, affectées de plein fouet par la famine, finissent souvent, guidées par des chefs charismatiques, par se soulever contre leurs maîtres et engager de véritables guerres de classe.

  • La peste revient en force à partir de 1347 et décime plus du tiers de la population.

  • Le monde urbain entre lui aussi en crise (stagnation démographique, hausse du niveau de la vie). L'agitation culmine avec le soulèvement parisien, sévèrement réprimé, dirigé par Étienne Marcel en 1358.

Les consciences s'émeuvent. On cherche à comprendre le sens de tous ces malheurs. Aux yeux des contemporains, l'Église s'éloigne de sa mission spirituelle et se discrédite par son immoralité et sa soif de richesse. Dans ce contexte, la pensée rationnelle et profane fait des progrès significatifs comme le montre la pensée nominaliste du franciscain Guillaume d'Ockham.

Guillaume d'Ockham (~1285 - 1347) marque la rupture avec les conceptions théologiques qui avaient, jusque-là, structuré la pensée médiévale. Selon la tradition (héritée de Platon et reformulée par les premiers grands intellectuels du Moyen Âge), le monde matériel n'est que le reflet dégradé d'une réalité transcendante et éternelle (ex. la "justice-en-soi", l'arbre-en-soi", ce sont les "universaux"). Ainsi, selon cette thèse, défendue par les "réalistes", les idées et les concepts ont une existence en dehors de l'esprit qui les conçoit. Par contre, pour les "nominalistes", dont Ockham, les mots ne sont que des signes conventionnels et ne renvoient pas à une réalité transcendante.

  • Appliquée à la notation musicale, il s'ensuit que l'on peut modifier ou altérer les notes sans pour autant atteindre à l'Harmonie du monde, comme on pourra le constater avec l'Ars nova. "(...) La notation n'a d'autre contrainte que de devoir figurer ce que l'oreille entend" (1). On assiste ainsi à un éloignement du sacré qui sera à l'origine d'une coupure entre l'art et la théologie.

Cette laïcisation de l'art est nettement perceptible dans l'oeuvre du peintre italien Giotto.

La rencontre à la porte d'or (détail)
Fresque, Chapelle Scrovegni , Padoue (1304-06)

Giotto di Bondonne (~1267-1337)

Son art de la fresque traduit les émotions et les sentiments humains, et, dans ce sens, rompt avec l'esthétique byzantine (hiératique et désincarnée).

Ce fils de paysan est fortement influencé par la pensée franciscaine dont il fut le peintre (fresques de la basilique supérieure d'Assise).

Sur le plan formel il innove par un recours intuitif et empirique à la perspective. On peut considérer Giotto comme le premier peintre moderne et comme l'annonciateur de l'humanisme.

À l'affaiblissement de l'emprise du spirituel correspond l'affirmation du pouvoir des princes de même que le triomphe de la société bourgeoise. Comme les autres arts, la musique se met au service des multiples détenteurs de pouvoirs qui entretiennent le mécénat artistique. Les commanditaires d'oeuvres musicales ne sont plus exclusivement les institutions religieuses, mais des groupes civils ou familiaux issus des classes prospères des villes industrieuses, tant dans le Nord du continent, qu'en Italie.

Sur le plan musical, cela se traduira par un développement sans précédent de la musique profane tandis que la musique liturgique stagne ou se renouvelle peu (à l'exception de la messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut qui devance son siècle).

Cet extrait du Prologue des oeuvres de Machaut montre bien l'évolution de la musique au XIVe siècle.

Et Musique est une science

Qui vuet qu'on rie et chante et dence; (...)

Par tout, où elle est, joie y porte

Les desconfortez reconforte,

Et nès seulement de l'oïr

Fait elle les gens rejoïr.

Caractéristiques de l'Ars nova

Sans être une révolution, le nouveau style tire profit des innovations effectuées en matière de notation musicale qui autorisent une plus grande virtuosité ainsi qu'une recherche d'effets rythmiques. Tout est dans les effets du rythme des voix qui jouent à se chercher et à se répondre, par exemple dans le hoquet ou dans le procédé d'imitation par exemple.

  • La technique du hoquet : artifice vocal par lequel les différentes voix se taisent et chantent en alternance produisant un effet saccadé.

  • La valeur des notes diminue. Apparition de la minime (correspond à notre croche).

  • Les signes de mesure apparaissent permettant de bien définir les rythmes qui utilisent désormais les formes binaires (imparfaites) autant que ternaires (parfaites).

  • Le procédé de l'isorythmie qui permet de structurer rythmiquement une oeuvre autour de fragments identiques qui reviennent périodiquement (les talea) s'applique maintenant aux autres voix (plus seulement à la teneur). Ces fragments rythmiques s'allongent et s'affranchissent des modes rythmiques de l'époque précédente.

  • Les différents voix du motet font des entrées successives ce qui permet de développer le procédé de l'imitation.

  • Dorénavant, le cantus firmus (ou teneur) pourra être n'importe quelle chanson en langue profane et peut carrément être inventé de toute pièce.

  • Apparition de la contreteneur (contratenor), c'est-à-dire une voix qui suit les contours de la teneur avec laquelle elle forme un contrepoint à deux voix. Située en dessous de la teneur elle est généralement exécutée à l'instrument. C'est une partie de remplissage qui sera à l'origine de la "basse".

  • Une plus grande place aux instruments, qui peuvent se substituer à l'une ou l'autre des voix. Les premières transcriptions de pièces vocales à l'instrument apparaissent comme l'atteste le Codex Faenza, un manuscrit qui renferme la plus ancienne collection de musique pour clavier qui ait été conservée.

Les innovations de l'Ars nova ne vont pas sans susciter de violentes oppositions par les tenants de la tradition. Jacques de Liège (1260-1330) par exemple s'en explique dans son volumineux traité de 7 livres, le Speculum musicae (1321-24) qui fait de lui le théoricien et le défenseur de l'Ars antiqua. Il est toujours intéressant de voir ce qui dérange dans la nouveauté. Cela permet de mieux apprécier encore la portée de l'innovation.

" (...) mais ils utilisent un nouveau mode dans leurs chants et abandonnent l'ancien ; ils font un usage excessif des mesures imparfaites, se délectent des notes semi-brèves qu'ils appellent minimes et rejettent les compositions anciennes " (c'est-à-dire, les organa, motets et conduits)," ils composent des diaphonies subtiles et difficiles à chanter et à rythmer. " Et, péché suprême : "...ils se distinguent des Anciens dans leur manière de chanter, dans la manière de noter leurs propres compositions mesurées. "

Bref, notre pauvre Jacques en perd son latin, il ne s'y retrouve pas dans cet univers sonore qui lui échappe. Jean XXII, deuxième pape d'Avignon ( 1316 - 1334), condamne lui aussi, dans sa décrétale Docta Sanctorum (1325), les innovations de l'Ars nova pour l'exécution de la musique sacrée. Il menace de sanction l'exécution de cette musique à l'Église. Peine perdue, la musique nouvelle est là pour rester et elle est à l'aube de livrer ses plus grandes réalisations avec l'oeuvre de Guillaume de Machaut.

Découvrez la signification du nom de Fauvel en cliquant sur l'image.

Le roman de Fauvel

Oeuvre satirique attribuée à Gervais de Bus (un conseiller du roi Philippe le Bel) et à Chaillou de Pestain (qui en a revu le texte et ajouté 160 pièces musicales dont quelques unes sont signées par Philippe de Vitry).

Le roman fut rédigé entre 1310 et 1314. Fauvel est un âne qui devient roi grâce à Dame Fortune. Ce poème de 3 000 vers dénonce la corruption et les abus de pouvoir dont sont rendus coupables tant les autorités politiques que religieuses. Les pièces musicales du manuscrit sont la première manifestation du système de notation de l'ars nova.

[Découvrez le manuscrit plus en détails.]

[Écoutez des extraits de l'oeuvre sur Youtube]

L'oeuvre de Guillaume de Machaut (~1300-1377)

Le XIVe siècle est largement dominé par le génie de Guillaume de Machaut. Dernier poète-musicien, Machaut laisse une oeuvre immense qu'il a eu à coeur de compiler et de classer dans de grands manuscrits richement enluminés.

Signalons en premier lieu les "dits" (une douzaine), de grands poèmes narratifs écrits pour de puissants mécènes (rois, princes et grands seigneurs). Ces oeuvres ont généralement pour thème l'amour (ex. Le Dit de la Fontaine amoureuse ou Le Jugement du Roi de Bohême) et sont parfois farcies de pièces lyriques. (ex. Le Remède de Fortune, un dit de 4,300 vers, renferme 7 pièces musicales). Certains sont des pièces de circonstance (ex. Le Dit de la Fleur de Lys et de la Marguerite sur le mariage en 1369 de Marguerite de Flandre avec Philippe le Hardi) ou des commentaires sur l'actualité (ex. Le Jugement du roi de Navarre dépeint les affres de la peste). Enfin le Voir Dit (ou Dit de la Vérité), écrit vers 1363-65, prend prétexte d'une idylle amoureuse avec une jeune fille pour livrer, sur plus de 9 000 vers, des réflexions autobiographiques sur la condition de l'art et de l'artiste et où il expose ses méthodes d'écriture et de composition.

  • Les pièces lyriques appartiennent principalement au genre profane : 19 lais, 33 virelais, 22 rondeaux, 42 ballades et 23 motets (17 profanes et 6 religieux). Sur le plan formel, Machaut contribue à fixer les genres. Dans 3 motets, il ajoute une quatrième voix, la contreteneur (ou le contratenor).

  • Dans le répertoire religieux, la messe de Notre-Dame, composition à 4 voix, demeure le grand chef-d'oeuvre du XIVe siècle. C'est la première fois qu'une messe est conçue comme une composition intégrale, c'est-à-dire dont les 5 parties (kyrie, gloria, credo, sanctus et agnus dei ) sont pensées en terme de cycle d'une même oeuvre.

Miniature du Prologue (texte introductif de ses manuscrits), où l'on voit Nature présenter au poète trois de ses enfants pour l'aider à réaliser son oeuvre : " Scens", (intelligence) , "Retorique" et "Musique".

(Bibiliothèque nationale de Paris).

L'oeuvre de Guillaume de Machaut

Machaut réalise une véritable synthèse des courants musicaux du Moyen Âge. Il se revendique à la fois de la tradition de l'Ars Antiqua (la " vieille forge ") et des innovations de l'Ars Nova (la "nouvelle forge" ).

L'ensemble de son oeuvre nous est parvenu dans 6 manuscrits, dont 2 ont été constitués sous sa direction.

Découvrez l'oeuvre de Machaut :

La musique anglaise

L'Angleterre quant à elle développe, dans le cours du XIVe siècle, une approche particulière de la polyphonie en s'éloignant de la complexité rythmique de l'Ars Nova. Les musiciens anglais privilégient une sonorité plus "coulante" et plus harmonieuse. Ils utilisent volontiers les intervalles de tierces et de sixtes plus "doux" à l'oreille (considérés comme dissonants en France). C'est ce qu'on appellera la "contenance angloise" qui sera introduite sur le continent au XVe siècle, au moment où les Anglais occuperont une partie du territoire français dans le cadre de la guerre de Cent Ans.

  • Les musiciens anglais généraliseront le contrepoint imitatif : l'imitation consiste à reprendre une même motif mélodique et à l'attribuer successivement aux autres voix. Le plus ancien exemple connu, Sumer is Icomin in, ("l'été est venu") date de la fin du XIIIe siècle (entendre la mélodie). Les Italiens reprendront le genre dans la "caccia" ("la chasse") caractéristique de l'Ars nova dans ce pays. Ce procédé donnera naissance au canon et à la fugue.

  • The Old Hall Manuscript (~1415/20) témoigne de l'existence d'une école musicale anglaise florissante à la fin du XIVe siècle. Ce manuscrit renferme le nom et les oeuvres de pas moins de 24 musiciens.

L'Ars nova en Italie

Le style polyphonique de l'Ars nova s'est introduit dans le nord de l'Italie dans les milieux aristocratiques des cours, notamment à Padoue, Bologne, Vérone et Milan où se développe un art de vivre subtil et raffiné. De nouvelles formes musicales font leur apparition comme :

  • Le madrigal, un poème mis en musique composé de deux ou trois strophes de 3 vers accompagnées d'une ritournelle de 2 vers (de mélodie différente). Généralement à deux voix, le chant s'agrémente de longs mélismes à la fin de chaque vers. Les thèmes portent essentiellement sur des intrigues amoureuse ou des idylles pastorales.

  • La caccia ("la chasse") est une forme plus joyeuse et plus légère qui recherche les effets descriptifs et animés de la vie (une scène de chasse ou de pêche, une bataille ou une visite au marché). La caccia est composée de deux voix au-dessus d'une teneur instrumentale. Les voix se poursuivent l'une l'autre par le procédé de l'imitation et font jaillir des cris et des onomatopées pour rendre tout le pittoresque de la scène décrite. Seulement 26 de ces compositions ont été préservées. La caccia donnera naissance au canon.

  • La ballata finira cependant par s'imposer, surtout dans le seconde moitié du XIVe siècle avec le génie du florentin Francesco Landini. Sa forme s'apparente au virelai français : une strophe de 3 couplets suivie d'un refrain ou reprise.

Francesco Landini (1335-1397) est le représentant le plus célèbre de l'Ars nova en Italie. Aveugle et organiste virtuose, il est l'auteur de plus de 150 compositions pour la plupart des ballades à deux voix. Après la disparition de ce musicien, la musique italienne perd son originalité. En 1377, le retour de la papauté à Rome après un séjour prolongé à Avignon introduit massivement l'influence de la musique française en Italie. Par ailleurs, les élites aristocratiques des cours italiennes vont devenir une destination de choix pour les musiciens formés dans les maîtrises du Nord qui seront à l'origine d'un nouveau style polyphonique, celui de l'école franco-flamande qui ouvre les portes de la Renaissance.

[Écoutez la ballade Ecco la primavera de Landini sur Youtube.]

L'Ars subtilior et le déclin de la polyphonie médiévale

Après Machaut, la polyphonie évolue dans un raffinement de plus en plus complexe auquel on a donné le nom d'Ars subtilior. Les compositeurs de la fin du Moyen Âge poursuivent en la complexifiant la musique de l'ars nova, particulièrement en ce qui a trait au rythme et à la notation. Ce raffinement musical est à mettre en rapport avec l'évolution du style gothique en architecture. Sur le plan esthétique, cette musique complexe tend à se dessécher, à ne plus rechercher qu'une vaine performance pour un public averti mais élitiste. Les compositeurs n'hésitent pas à s'abandonner à la fantaisie dans l'écriture même de leurs oeuvres comme le montre cette image d'une partition de Baude Cordier.

Un renouveau cependant se prépare à la fin de la période avec Johannes Ciconia (1335-1411), un musicien liégeois qui viendra travailler en Italie (il sera chantre de la cathédrale de Padoue de 1403 à sa mort). Son parcours artistique l'amène à opérer la synthèse des styles français et italien. Par le perfectionnement de la technique de l'imitation et du canon et son extension à la musique sacrée, il annonce l'oeuvre de Dufay et l'éclosion de l'école franco-flamande du XVe siècle.

[Écoutez Le ray au Soleyl, pièce instrumentale de Johannes Ciconia par le Bl!ndmam saxophone quartet.]

Notes

1. Nigel Wilkins et Olivier Cullin, Ars nova dans Guide de la Musique au Moyen Âge, Paris, Fayard, coll. "Les indispensables de la musique", p. 420