Les Carnets d'Autopsie de Minuit [16]
Les Carnets d'Autopsie de Minuit [16]
aller voir du côté de MINUIT,
LE TRÔNE ET LE CHARDON [II].
En matière de goûts de lecture, la conception de l’auteur est des plus simples : prime, de prime abord et au-dessus de tout, le plaisir. De plaisirs, l’auteur en admet de tous ordres, l’un étant du pur goût intellectuel, un autre de la connaissance, ou, encore, de la découverte, et il n’exclut pas celui du divertissement, ordre du plaisir dont l’intelligence n’est pas à redire. Chacun de ces ordres du plaisir – l’auteur en oublie certainement – n’étant pas forcément indissociable de l’un – ou plusieurs – des autres. Tous, au bout du compte, relevant de la plus élémentaire curiosité, ou ouverture d’esprit, envie de découvrir sans idée pré-conçue, si l’on veut, ou, plus simplement, de l’exercice pur et simple de la liberté.
Ceci étant posé, l’auteur prend son courage à deux mains et se pince le nez : il en vient à considérer les choses écrites de l’acabit de la criture, ou le présent de moi-même, ou bien en repli sans me faire chier, et dans le visage du chaud de la criture, et il en passe, et des meilleures, comme ce ne se fait pas chier avec le reste qu’il laisse le reste. À l’auteur, aisément catalogable Européen tout ce qu’il y a de plus moyen, ces choses écrites inspirent quelques menues réflexions, surgies et livrées à la volée. La première : de toutes les œuvres, de quelque nature qu’elles soient, l’auteur, ayant de longue date dépassé le stade anal, l'auteur avoue une préférence certaine pour celles qui s’adressent à son entendement plutôt qu’à son cul – celles qui tendent à l’élever, et non à le rabaisser, le fond du caniveau n'étant pas sa tasse de thé. La deuxième : contrairement à ce que laisse entendre la légende entretenue comme il se doit par qui il se doit, fumer la moquette ou toute autre substance illicite non homologuée ne constitue pas le meilleur des préalables à l’acte d’écriture. Troisièmement : si, comme on a pu le constater en maintes occasions, en matière de grossièreté l’auteur en connaît un rayon, il n’en reste pas moins que celui-ci n’en fait usage qu’avec parcimonie : c’est ce qui constitue l’à-propos, lequel précisément place le discours aux antipodes de la vulgarité, une forcément rédhibitoire vulgarité – étant entendu, soit dit en passant, que ladite grossièreté n’est pas la condition sine qua non de la vulgarité… Dernière réflexion : quand on ne pense pas, quand on n’a rien à dire, il est fortement recommandé de se taire, d’autant plus lorsque l’on est naturellement porté sur la vulgarité. Se taire, écouter les autres, se nourrir de la parole des autres, et remuer la langue dans sa bouche, le temps qu’il faut, avant de l’ouvrir.
Dans sa grande mansuétude, l’auteur se prépare à tempérer son propos, et à concéder quelques concessions. Ainsi, qu’il se trouve des arbres à abattre et à arracher à leurs précieuses forêts, ceci dans le but d’extraire la précieuse cellulose, chère à la fabrication du papier, soit. Qu’il se trouve donc du papier pour y étaler ce genre de déjection, soit. Qu’il se trouve des lecteurs pour prêter – ou faire semblant de prêter – attention à ceux-là, à la rigueur passe encore. Qu’il se trouve une frange d’éditeurs trouvant là – ou faisant montre d’y trouver – l’avenir de la littérature, est un fait qui laisse l’auteur pantois. Qu’il se trouve enfin des subsides publics pour venir en aide à ces pratiques d’une catégorie qui s’affiche en tant qu’élite – subsides, entre parenthèses, auxquels pourvoient également les plus modestes –, voilà qui est proprement révoltant.
Force est de constater que, dans bien des cas, les auteurs de logorrhées fécales se sont donnés comme fin unique celle de choquer le lecteur, choquer à tout prix, ayant ainsi posé, en postulat de départ, celui selon lequel le lecteur est le simple d'esprit plongé dans une profonde léthargie, et dont il convient, par ce seul moyen, d'ouvrir les yeux. N'ayant même pas conscience, dans l'ample développement de ces balbutiements, qu'ils ne font que chatouiller leurs petites âmes sensibles. Ce à quoi s’ajoute le fait que les diarrhées verbales en question sont dites d’une littérature qui se qualifie elle-même de modernité, d’alternative, ou d’avant-garde, ou de pointe, ou d’on ne sait quel autre vocable empreint de la même humilité. Or nul besoin de faire l’éloge de la vulgarité, de la médiocrité, de la fainéantise et de l’arrogance. Nul besoin ce faisant de se présenter en modèles, en sauveteurs, ou anges gardiens d’un prétendu temple de la contemporanéité. Nul besoin de chercher minuit à quatorze heures : les territoires de la création sont assez vastes, ils sont suffisamment infinis, tant dans leurs formes que dans leurs fonds, passés, présents et à venir. Tous les goûts sont dans l'écriture. Il n'y a ni nécessité ni urgence à sombrer dans ce genre de déjections, lesquelles ne démontrent que l’incapacité de leurs auteurs – et celle de leurs soutiens. Et quand bien même, par on ne sait quel miracle, les prétendus auteurs voudraient se placer dans la position de ceux qui cherchent à acquérir un savoir-faire, certes l'auteur veut bien admettre que son hypothèse est on ne peut plus infondée, l'auteur ne peut s'empêcher de penser de douter de la réussite des prétendants auteurs. Car au vu et au su de leur passif, et même avec la meilleure volonté du monde, ceux-ci ne pourront jamais se hisser ne serait-ce que sur la première marche de l'escalier qui mène à un petit début de création. Car, définitivement, n'étant pas à leur place, ils ne seront jamais que de médiocres scribouillo-poétaillons. Déplorable état de faits dont l'auteur s'indigne, reconnaissant avec François Rabelais combien
C'est grande pitié quand beauté manque à cul de bonne volonté.
En somme, si ces choses écrites pour être lues en public, ou déclamées, ou hurlées, ou éructées, ou vomies, dégueulées, ou chiées, en somme mises en exhibition – l’auteur a failli oublier : c’est performance qu’il faut dire –, si ces choses exhibées devant une élite simiesque – l’auteur s’empressant de préciser qu’il n’est pas dans son intention de déprécier le singe –, s’il advenait que ces choses viennent à laisser quelque trace, ce serait sans doute de celles arborant les murs de toilettes ne disposant pas de l’essuyage adéquat. Tout à son aise céans, l’auteur pour sa part voudrait bien, le cas échéant dans lesdits lieux d’aisance, pourvoir au manque de papier avec les pages noircies de ces traînées textuelles : mais il s’en gardera bien, soucieux, d’un soucis tout hygiénique, de ne pas souiller son séant.
L’auteur revient à présent sur le cas particulier, cependant peu singulier, de ce Fin Éditeur à compte de subventions, exigeant éditeur d’ouvrages hautement élitistes s’adressant à un public très réservé. Fin Éditeur dont il est pour le moins incroyable d’entendre dire, en réponse à sa lecture de Minuit, comment, en proie à une crise de «suffocation», il a dû lâcher le manuscrit après quelques pages, et le jugement d’un «par trop intellectuel».
Loin de l’auteur, très loin de lui de tout intellectualiser à outrance. Il n’empêche que l’auteur ne saurait par trop conseiller au Fin Éditeur, ceci dans une tentative désespérée de lui apprendre à lire – capacité qui pourrait s’avérer utile dans l’exercice de sa profession –, l’auteur lui conseille de lire un tant soit peu une phrase de Proust (À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann), une seule phrase, si Proust n’est pas par trop demander à son intellect :
Même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons «voir une personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.
«Par trop intellectuel» : s’agissant des mots d’un éditeur, à savoir d’une personne qui se dit avoir vocation à faire profession de la médiation de travaux de l’esprit, il ne viendrait à l’esprit de quiconque de lui demander de bien vouloir pratiquer, dans son approche du texte, autre chose qu’une sous-lecture. Et pourtant : chacun est en droit de se demander ce que cette personne fait là. Si, vis-à-vis de la littérature, elle ne s’apparente pas plus à un nuisible qu’à un porte-drapeau… Force étant de constater que le tout petit monde de l’édition érige les tenants de l’incompétence en étalons absolus du savoir-lire, et que, pour le plus grand malheur des écrivains, ils sont légion…
De même – est-ce plus ou moins pire ? – lorsqu’un travail se voit qualifié, par cet autre Fin Éditeur, de «trop exigeant». Car il reste enfin qu’il n’y a aucune raison pour que le lecteur que l’éditeur prétend être échappe à la règle de tout métier : qu’en chacun des métiers, quels qu’ils soient, il convient de s’adjoindre, en conditions minimales requises et conseillers de tous les instants, une certaine dose de vouloir et de pouvoir. Qu’en d’autres termes il faut se donner les moyens de ses fins. Mais cela, ce minimum requis, c’est peut-être trop exigeant pour l’éditeur. Étant admis qu'il est vain d'essayer de faire boire un âne qui n’a pas soif.
Rien de nouveau, a priori, sous le ciel du beau royaume de l’exception qulturelle. N’ayant rien inventé de ce qui a déjà été, ni de ce qui a été dit – mieux d’ailleurs que par lui-même –, l’auteur ne résiste pas à faire les frais d’une longue, exceptionnellement longue, et tout aussi délectable citation (Honoré de Balzac, La peau de chagrin) – toute ressemblance avec des personnes existantes n’étant que purement fortuite :
Puis, d’un geste moqueur, il montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumières, et où ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire, et qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs, qui, selon l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes, à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en si bémol, et d’une voix moqueuse, un jeune politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son ordre. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière.
Et, plus loin, parachevant d’un ultime coup de crayon la saisissante galerie des portraits de cette sorte de cour des Miracles :
Parmi ces convives, cinq avaient de l’avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère ; quant aux autres, ils devaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII : Union et oubli.
Il existe une probabilité pour que le lecteur ait reconnu, au détour d'une – sinon plusieurs – des figures esquissées par Balzac, une figure désormais bien connue de lui, ou dont il lui semble qu'il l'a croisée quelque part : cette figure n'est autre que celle de l’auteur. Dans l’attitude de celui qui sent venir et veut prévenir le danger, l'auteur tient à rester conscient du fait qu’il a pu être, qu’il peut être présentement, qu’il pourra être une d’elles. N’étant pas à cours de suite dans les idées, il se réserve le droit de réserver cette question, la jugeant d’un intérêt moins douteux qu’il n’y paraît, pour un moment ultérieur. De fortes présomptions l’amènent d’ailleurs à supputer que ladite question refera immanquablement surface, et tout le porte à croire que ce sera vraisemblablement dans l’un et l’autre des deux derniers Carnets d’AUTOPSIE DE MINUIT.
Pour l’heure, l’auteur s’en tient à l’examen des figures esquissées. À celles-là, auteurs et éditeurs, il dit : tout d’abord, qu’en matière d'écriture, comme en toute autre, un certain goût de l’effort n’est pas malvenu, qu’en tout état de cause il n’y a ni honte ni déshonneur à travailler. Que trouver ses réelles capacités, et les éprouver en les mettant à l’œuvre, leur donnant un terrain afin qu’elles s'expriment et se déploient, donnant le meilleur d'elles-même, fait partie de ce que chacun a, ou doit avoir de plus cher. Qu’en conséquence il est plus que temps pour nombre d’auteurs et d’éditeurs d’aller exercer en des contrées qui leur conviennent mieux, et laisser ainsi travailler ceux qui travaillent : il n’est de sot métier que celui pour lequel on n’est pas fait.
Devant l’ampleur de la tâche, l’auteur de ce fait reconnaissant la parfaite inutilité de son discours, l'auteur aura recours, pour venir en aide aux uns et aux autres, aux figures ci-dessus peintes sous un jour des plus favorables, l'auteur, naturellement enclin à faire le bien, s'en remettra à l’avis médical. Et il en dévoilera la teneur, sûr par avance de ce que le lecteur, reconnaissant ici la juste intention d'une juste cause, le lecteur lui pardonnera cette entorse au secret auquel sont tenues les professions de santé. Diagnostic : crises suffocatoires symptômatiques avec forte propension à la suffisance et au proportionnel dédain du travail d’autrui. Prescription : carduus nutans (chardon) fraîchement cueilli, en friction ferme et vigoureuse, matin, midi et soir, durant vingt minutes, jusqu'à rémission complète. Si les symptômes persistent, pratiquer autant d’auto-flagellations que nécessaire, à chaque début de crise.
aller sans détour et sans honte au Carnet suivant
[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, seizième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le vendredi 5 septembre 2008, à la onzième heure, heure de Lahti, Finlande (UTC/GMT +2)]